"Mers poivrées de bleu / corps qui
partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le
poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et
s'enfonce comme une taupe / dans le langage."
Michel Merlen, "Art de la mémoire", poème dédié à Yves Martin, Borderline, page 11, éditions
Standard, 1991.
Je revois notre première
rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest,
dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume.
Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente
des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au
bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur,
c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en
action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux,
m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le
poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des morceaux de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin
d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des
parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures secrètes (qui ont à voir avec la guerre d'Algérie)
ne transparaissent qu'en pointillés. D'emblée, je lui parle de
Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous
avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair,
reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage
Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il
dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et
s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me
disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup
de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je
souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.
« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »
(Les rues de la mer,
éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)
Quand il s'éclipse,
personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses
dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les
rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup,
Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout
est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à
dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à
concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me
permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier,
Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais,
auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen,
lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir
la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets,
leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec
tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de
son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers –
rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à
bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un
livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.
Après, nous nous sommes
un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années
pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu
faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier
quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons
pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la
nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient
invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses
silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le
bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.
Né à Hyères en 1940,
Michel Merlen a publié, outre les trois recueils cités,
La Peau
des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974),
Quittance du
vivre (Possibles, 1979),
Poèmes arrachés (Le Pavé,
1982),
Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982),
Made in Tunisia (Polder, 1983),
Le Désir dans la poche
revolver (Le Pavé, 1985),
Terrorismes (Polder, 1985),
Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986). Il a publié, l'an passé, avec Catherine
Mafaraud-Leray,
La mort c'est nous (éditions Gros Textes).