Samuel, le narrateur du troisième roman d’Emmanuel Ruben est un jeune
diplomate qui a déjà beaucoup bourlingué. À la fin de l’été, il quitte
le soleil et la chaleur d’Istanbul pour rejoindre le poste qu’il vient
d’accepter, tout au nord de l’Europe, dans un pays qui lui est
totalement inconnu et où il va devoir vivre durant plusieurs mois. À
peine arrivé dans la capitale, située quelque part au bord de la
Baltique, dans une contrée jamais nommée, qui pourrait bien être la
Lettonie, l’Ambassade de France le charge de délimiter les frontières
maritimes du pays. Il sait que celui-ci touche la Russie, s’étale sur
la mer et apprend qu’il a, par ailleurs, la particularité de se trouver
là où se termine (et où commence) la moitié du continent européen.
« Pour la première fois, je prends pleinement conscience de ceci : à
savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe,
équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La
majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. »
Il ne lui faudra que quelques jours de travail, quelques recherches
sur de vieux atlas puis une série de déplacements sur place, pour
comprendre que la mission qui lui a été confiée est irréalisable. Il s’y
attelle donc mollement et finit par s’y désintéresser pour consacrer
son temps à une exploration plus personnelle. Curieux et attentif, il a
à cœur de découvrir le monde inconnu qui l’entoure. Accompagné d’un ami
linguiste d’origine suisse, il passe des soirées animées au bar, y
rencontre une jeune femme, débute une relation amoureuse, multiplie les
virées alentour, se cogne au froid glacial, à l’interminable hiver
local, à la non moins longue nuit qui enveloppe les terres et mers
glacées de ce territoire aux frontières floues et indéfinies où la loi
exige l’arrêt de toute activité dès que le thermomètre passe sous la
barre fatidique des moins vingt-cinq degrés.
« Imaginez tout un pays qui ne travaille plus, ne se lève plus, ne
prend plus sa bagnole, le taxi, le bus, le trolley, le tramway, n’entend
plus de klaxons, ne connaît plus de bouchons ! Imaginez le rêve de tous
les peuples, de toutes les nations, de toutes les sociétés, de toutes
les civilisations : trêve générale ! »
L’étonnant, et inquiétant paradoxe, en ce bout de terre apparemment
préservé, est de se rendre très vite compte qu’ici aussi, bien accrochés
dans les mémoires, et réactivés en un éclair, sévissent nationalisme,
querelles linguistiques, racisme, menaces et intrigues géopolitiques.
Autant de réalités notées au jour le jour dans les carnets que Samuel
ne cesse d’alimenter. Il y écrit en détails tout ce qui nourrit sa
présence au cœur de la Baltique orientale. Le cercle fermé des
diplomates (qui surestiment leur mission et ont tendance à prendre les
locaux pour des demeurés) est griffé à coups de traits vifs et
percutants, exemples et propos à l’appui. L’idée des frontières – et en
particulier de celles qui s’érigent dans les têtes – est lentement
démontée.
« Tu cherches une frontière extérieure, alors tu crois la trouver au
bout de tes forces. Mais il n’y a pas de frontière extérieure.
Crois-moi, la vraie frontière est à l’intérieur. Elle est infiniment
plus proche que tu l’imagines. »
Elle s’ouvre, en l’occurrence, et Emmanuel Ruben, qui n’a d’autre
passeport que son écriture pour la franchir, excelle à le démontrer, sur
un imaginaire en verve, un monde en expansion où paysages et
personnages se façonnent les uns les autres pour vivre avec intensité.
La fin du livre est en ce sens superbe. Après le gel et le dégel
survient l’été qui voit les corps sortir enfin de leur léthargie pour
s’unir en quête de sensations extrêmes. L’auteur de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
a patiemment préparé cette apothéose. En auscultant les lieux deux
saisons durant. En brossant les portraits des différents protagonistes
de son roman. En décrivant au mieux les décors glacés, enneigés ou
simplement recouverts d’une pellicule de givre qui vont bientôt éclater
en s’offrant à la lumière. En rappelant ici une anecdote, là un fragment
extrait de l’histoire récente du pays, ailleurs un drame survenu durant
l’occupation allemande ou une légende sortie des confins. En plaçant
enfin, et constamment, son narrateur en position de témoin surpris,
effaré, rassuré ou troublé par ce qu’il découvre au fil de son séjour.
Le roman qu’il construit, courant sur plus de trois cents pages,
se densifie de plus en plus et emporte le lecteur dans une aventure qui
déborde de vitalité.
Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.
Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.