C’est sur un clin d’œil  discret, qu’il n’aurait 
pas désavoué, que se terminait l’avis de décès le concernant,  paru dans
 Le Monde en date du 17 avril 2014 :
« ni fleurs, ni couronnes, quelques radis bleus ».
Il ne reste désormais  que ses livres pour accompagner les  lecteurs 
orphelins qui se demandent pourquoi il les a abandonnés si sèchement, 
alors que l’aube n’était pas encore levée, en ce jour d’avril qui 
s’effrita avant même d’avoir commencé. Eux seuls consentent à nous 
donner des nouvelles de celui qui disait être né le jour de la 
Saint-Isidore, en 1947, 1948 ou 1952, (il butait régulièrement sur 
l’année) tandis qu’il bruinait sur les quais de Saône à Lyon. De ces 
livres, se détache la trilogie titrée Une histoire (la sienne, écrite en pointillés et revivifiée au contact de beaucoup d’autres)  qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée (conçu pour distraire Music, son chien, son « camarade enchanteur ») et L’éternité est inutile.
 Tout un programme pour un dilettante qui espérait n’être venu sur terre
 que pour déguster mets, vins et mots, pour lambiner, se distraire, se 
balader, s’envoler par dessus mers et paysages pour boire un daïquiri 
glacé avec le leader Maximo  à La Havane, s’amuser en rigolant avec un 
koala suspendu à une branche dans une forêt australienne ou fumer un 
calumet bourré d’herbes télépathiques avec les derniers Apaches 
d’Amérique. C’était sans compter sur les velléités de son imaginaire en 
ébullition. Un diable créatif, mangeur de temps libre, grand dévoreur de
 farniente,  dissimulé au creux de son être, lui ordonnait de s’activer 
 en  racontant des histoires. Peu importe lesquelles, pourvu qu’elles 
parviennent à transcender la morosité du quotidien. Il se devait de 
noter ce qui lui semblait sortir de l’ordinaire, tel ce geste sûr qui 
l’amena, un soir d’hiver, à  délivrer un ange aux ailes prises dans le 
grillage de clôture de son jardin ou ce réflexe, presque instantané, qui
 fit de lui un héros le jour où il se mit à tirer comme un fou sur les 
rênes de deux attelages tractant des charrettes pleines de chiens 
enragés (et affamés) pour qu’elles n’aillent pas s’écraser au milieu 
d’une cour d’école en pleine récréation. Aux premières loges de ces 
aventures, qu’il restitua le plus fidèlement possible, trônaient ceux 
qui lui ressemblaient : les humbles, les silencieux, les voyageurs 
immobiles, les laissés pour compte.
On embarque dans ses récits en y montant prestement, comme le 
faisaient jadis les hobos du rail qui grimpaient en douce dans les 
trains de  marchandises qui traversaient les États Unis. On se coule 
dans  le  ressac verbal qu’il a initié et qui lui permettait d’inventer 
des scènes  dans lesquelles, en virtuose, en adepte des mots justes 
savamment mis en forme, il faisait  mouche en contant des morceaux 
d’existence qu’il rehaussait d’un cran grâce à l’entrée, dans son 
premier cercle, de quelques énergumènes aux parcours imparables. 
Certains sortaient de son cerveau, d’autres s’échappaient de la mémoire 
collective et d’autres encore, plus familiers, rôdaient dans les 
environs de Lyon  ou de Carpentras (où il vivait dans une maison 
baptisée « La salamandre »). Ceux-là ne se contentaient pas de regarder 
par dessus son épaule. Ils pénétraient dans ses textes et parfois même 
lui dictaient quelques bribes. Il les amadouait en leur offrant le gîte 
et le couvert.  Il les incitait (il y avait là Durruti, le curé d’Ars, 
l’aviateur Blériot, le torero Paquirri et sa grand-mère Jeanne Autin) à 
discuter révolution et anarchie avec lui avant de prendre le frais sous 
la tonnelle en s’égaillant le palais à l’aide d’un chablis 
Montée-de-Tonnerre enjoué et arrogant. Il distillait des séquences 
autobiographiques qui allaient de ses débuts tremblotants (il était 
l’unique rejeton d’une mère péripatéticienne et d’un père volatilisé) 
jusqu’à la découverte de la lecture, puis de l’écriture. Il y gravait 
une mélancolie désabusée qu’il relevait, en pessimiste lucide, d’une 
pointe d’humour noir, transformant la désespérance en colère pailletée 
de pudeur.
« Ayant échappé aux turpitudes de l’enfance, m’étant affranchi de 
la tyrannie des chefs, je rattrapais la vie que l’on m’avait volée. »
Lui qui prétendait n’être bien nulle part se sera agréablement aéré 
les neurones. Si quelques rapides repérages l’ont transporté en roue 
libre de « l’avenue Goffette » à l’improbable « place Pierre Overney », 
ses périples le portaient plus sûrement vers des  contrées dont les noms
  parfois l’attiraient et où il  savait d’avance (même s’il ne s’y 
rendait que par la pensée) qu’il  se sentirait chez lui, comme poisson 
dans l’eau, gobant l’imprévu en un éclair, cueillant des fleurs vives 
dans des zones sensibles, aussi à l’aise à Bâton Rouge en Louisiane que 
dans le désert de Kalahari. Il lui suffisait de trouver un bon capitaine
 (ce pouvait être Brautigan ou Carver) pour déclencher en son 
subconscient une escapade oscillant entre  fantaisies joyeuses  et 
petites absurdités revigorantes.
Pourquoi resté cloîtré chez soi  des mois durant alors qu’en ouvrant 
une frêle écoutille  dans sa tête il pouvait, à la seconde, s’en aller 
respirer  l’air du large en marchant d’un pas léger, en sandalettes, sur
 les quais de Zanzibar ?
Pourquoi espérer indéfiniment des nouvelles du fin fond du Montana (où 
il ne connaissait d’ailleurs personne) alors que les Rocheuses étaient 
là, à  portée de regard, n’attendant que le crissement du stylo sur la 
feuille pour offrir leurs contours enneigés à celui qui n’aurait bientôt
 plus qu’à tracer quelques pistes en lacets dans la poudreuse pour 
accéder aux premières habitations ?
Il guettait le moment de bascule, l’heure où le coucou sort de 
l’horloge, l’instant où l’improbable balaie la réalité. Il écrivait, 
racontait,  tissait des liens  entre un point et un autre et pressentait
 d’emblée que c’était dans cet entre-deux que se cachait l’aventure. 
C’était à ses yeux la seule solution pour rendre la vie (trop souvent 
friable comme une gaufrette placée entre les dents de lapin du destin) 
un peu plus solide. Alors il filait dare-dare ou peinard, avec en point 
de mire le sommet du Ventoux ou les dentelles de Montmirail. Il suivait 
l’instinct et l’humeur du moment, promettait à  Madame Loulou, à Renée, à
 Ginette et à tous les autres, d’être de retour chez Brunetti pour 
l’apéro du soir en grignotant des « radis bleus ».
« C’est dans les cafés que j’ai appris à lire, que j’ai forgé mes 
armes, et mes humanités je les ai faites sur la banquette du fond de la 
Friterie-bar Brunetti, pas très loin du poêle à charbon. »
S’il aimait rappeler ce qu’il devait aux bars sombres, aux zincs 
cuivrés, aux boui-boui bigarrés, à l’humilité mais aussi aux coups de 
gueule salvateurs de ceux qui les fréquentaient, il n’hésitait pas à 
attirer l’attention sur d’autres lieux de convivialité qui ont également
 beaucoup compté pour lui, en l’occurrence les multiples revues de 
poésie qu’il lisait et où ses textes étaient  publiés. Il leur vouait 
une indéfectible admiration. Pas de création sans ce formidable vivier 
d’écrits en cours qu’étaient, années 70, 80, 90, ces havres de papier où
 nombre de  fidèles, de flâneurs en rupture, de solitaires n’appartenant
 à aucune chapelle, de sonneurs de vers sans  pieds, de pointillistes 
nerveux, d’inconnus contents de l’être et de le rester se donnaient 
périodiquement rendez-vous.
« Parfois je confiais un poème, une nouvelle, à l’une ou l’autre 
des revues littéraires qui foisonnaient alors sans s’embarrasser de 
tirages confidentiels ; souvent je recevais en échange la sympathie de 
lecteurs bienveillants qui m’encourageaient à poursuivre. »
S’il est un mot qui revient dès que l’on évoque l’homme qui 
n’hésitait pas à effectuer de fréquents retours en arrière, ne serait-ce
 que pour écouter  Fréhel, « la reine des Apaches », chanter Du gris
 ou revoir le poète Jean Follain sortir un peu ivre d’un bateau-mouche 
pour rejoindre la rue des Tuileries, c’est bien le mot « fraternel ». Il
 l’était évidemment. Et tout autant malicieux, espiègle, fidèle en 
amitié. Il parlait peu de ses récits. Bravait la camarde et son envoyé 
très spécial, « le cancer des bronches ». Disait son affection pour 
l’éditeur Jean Le Mauve et sa fascination pour le peintre Ronan Barrot. 
Il s’amusait à s’inventer un père apiculteur dont il avait, 
prétendait-il, pris la relève (certains lecteurs ne manquaient pas de 
lui demander  qui s’occupait de ses ruches quand il partait porter sa 
poésie en bibliothèque ou en librairie, du côté de Chazallette ou de 
Romorantin). Il se souvenait, l’œil pétillant, de sa première rencontre 
avec le poète Georges-Louis Godeau. Celle-ci avait failli tourner court à
 cause d’une  bagarre qui éclata, avant même qu’ils se soient serrés la 
main, entre leurs chiens, menaçant de déchirer, à coups de crocs, une 
complicité qu’ils avaient solidement  nouée par correspondance.
Un soir à Rennes, il m’annonça qu’il ne fallait surtout pas que je 
m’étonne si je voyais, le lendemain matin en venant le chercher, le 
drapeau noir flotter fièrement sur le toit de l’hôtel où il devait 
passer  la nuit. Pince-sans-rire, il humait ce soir-là un verre de 
blanc. Il s’humectait les lèvres, faisait rouler le vin dans sa bouche, 
claquait la langue, s’arrangeait pour maintenir le Pouilly-Fuissé en 
équilibre en haut de sa gorge avant de l’avaler avec lenteur en 
soupirant longuement... Il s’empara ensuite d’un cigarillo, gratta une 
allumette, l’alluma comme à la bougie. Visage tendu par le rituel, il se
 détendit lentement. Devint tout à coup paisible, calme, avenant. Et 
reprit la discussion là où on l’avait laissée. Très exactement chez 
Brunetti. À la table du fond. Avec les forbans et les croque-morts. Où 
l’on s’attendait à voir débarquer d’un moment à l’autre,  L’Ange au 
gilet rouge.