mercredi 11 février 2015

Les noces incertaines

Lire Isabelle Flaten, c’est d’abord entrer en contact avec une écriture souple et harmonieuse, maintenue en permanence sur une fine ligne de crête grâce à un phrasé ample, régulier, tout en volupté. Chaque mot tombe juste. Il est précis et prompt à s’emboîter aux autres pour participer à l’implacable mise en place du roman. Celui-ci est traversé par le poids des culpabilités qui plombent les retrouvailles d’un homme et d’une femme contraints de s’avouer leurs lâchetés respectives avant d’envisager une vie commune. Les non-dits qu’ils traînent dans leur sillage sentent le soufre. Entre eux plane l’ombre de Tom, l’absent, le mort (suicidé au fond d’un puits) que tous deux pensent avoir anéanti le même soir, à distance, et en quelques secondes, par l’incroyable dureté de leurs propos. Ils ne regrettent pas vraiment sa disparition mais plutôt leur implication directe et les répliques qu’ils n’avaient pas imaginées à l’époque. Elles surviennent quand ils décident de former enfin ce couple qu’ils n’avaient pas réussi à construire au temps de leur jeunesse. Il faut composer avec les soubresauts de la mémoire. Et la leur est particulièrement chargée.

« Tom réapparaît au coin d’une rue, l’homme manquant, planté dans les esprits comme une rengaine brouillée, un refrain aux notes ambiguës bégayées du bout des lèvres lorsqu’elle passe sous les regards suspendus du village. »

Le livre est construit tel un triptyque. On suit tour à tour chacun des protagonistes dans son quotidien et son passé avant de les retrouver ensemble dans la dernière partie du roman. Ces deux-là s’accrochent avec l’énergie du désespoir à la dernière branche d’un arbre qu’ils ont patiemment émondé. Ils ont à leur actif une belle série de ratages. Et en prime ce maudit mort qui continue de squatter leur conscience.

« Personne ne le pleure mais tout le monde est incommodé par son linceul. »

Ce sont ces accrocs, ces failles, ces faiblesses qu’Isabelle Flaten réussit à toucher avec précision. Elle le fait en restant à distance de ses personnages, sans éprouver la moindre empathie pour eux. Il est vrai que ce ne sont pas des tendres. Elle ne les plaint pas. Mais elle les suit à la trace, elle les montre avançant en aveugle, pris dans les méandres fragiles de leur histoire intime et douloureuse.

Les noces incertaines est le troisième livre d’Isabelle Flaten. Il est accompagné (comme toujours chez Le Réalgar) par une série de peintures (des paysages saisis derrière la vitre d’un train) de Jean-Luc Brignola.

Isabelle Flaten : Les noces incertaines, peintures de Jean-Luc Brignola, éditions Le Réalgar.

mercredi 4 février 2015

Carnets oubliés d'un voyage dans le temps

En une succession de tableaux brefs et animés, Georges-Henri Morin invite son lecteur à sillonner un pays où le temps semble s’être arrêté. Le récit débute à Zurich puis se déplace à Belgrade et à Titograd (l’ex-capitale du Monténégro) avant l’arrivée au poste frontière et l’entrée sur le territoire albanais “où sont purifiés tous les pneumatiques qui ont parcouru les sols étrangers et sont susceptibles d’introduire la fièvre aphteuse”.

« Deux hommes se font face dans ce halo artificiel. La barrière maintenant baissée raie leur verticalité. Le garde-frontière, un jeune soldat tout engoncé dans son uniforme de type chinois, immobile, mitraillette en mains, interpelle son supérieur. Il fixe au loin, évitant le regard de l’officier. Première représentation pour moi d’une pièce immuable, ordonnancée de manière strictement géométrique. »

Au fil de son périple, l’auteur, qui essaie de saisir un peu de vie concrète autour de lui, se rend assez vite compte de la difficulté qu’il y aura à nouer ici de vrais contacts. Il lui faudra biaiser, éviter de montrer trop de curiosité et lui préférer une approche volontairement calme et distanciée. C’est en affichant cette apparente nonchalance, celle du voyageur qui ne se formalise pas plus de la présence constante de la Fiat blanche de la Sigurimi (la direction de la sécurité de l’état) devant ou derrière son propre véhicule que des dos courbés des prisonniers au travail dans les champs, qu’il peut espérer toucher la réalité d’un pays où autorité, peur et paranoïa restent étroitement liées.

Il relate, à travers ses carnets, et avec parcimonie, sans jamais forcer le trait, des scènes ou des rencontres qui permettent de judicieux retours sur la société albanaise en 1987, autrement dit à un moment très particulier de son histoire, deux ans après la mort d’Enver Hoxha et quatre ans avant la chute du communisme. La vie à Tirana, telle qu’il la perçoit dès son arrivée, paraît lente et mécanique, dictée par les impératifs du quotidien et l’omniprésence de la police.

« Partout ce soir, dans les rues du vieux quartier, des bruits de hachette coupant menu des cagettes et quelques planches arrachées on ne sait où. Des enfants s’activent dans l’ombre. Une ville muette parle : elle s’apprête à se chauffer. »

Çà et là, au bord des routes, il note l’avancée lente de groupes de quelques personnes qui marchent sur les bas-côtés, ombres lasses traînant en lisière de nuit et regagnant des localités où les maisons basses se cachent derrière des arbustes. La monotonie paraît de mise. Il observe, cherche des reflets de lumière dans la pénombre, les trouve hors des chemins balisés, dans le regard de ceux qui viennent vers lui en se laissant photographier. Sinon, seuls les endroits plus touristiques, telles les ruines romaines de la cité d’Apollon ou la ville de Durrès au bord de l’Adriatique (où les dignitaires du régime prenaient leurs quartiers d’été), ou encore celle de Krujë, “ville symbole de Scanderberg, qu’Ismaël Kadaré évoque dans Les Tambours de la pluie ” sortent un peu de l’hiver pour ouvrir une part de leur passé aux rares visiteurs.

« Dissimulés sous les arbres, un peu à l’écart du site archéologique de Butrint, le pavillon de chasse d’Ali Pacha, une vieille tour massive. Le vieux lion tarde à revenir des montagnes d’Épire. »

C’est là, à l’extrême sud du pays, à proximité de la frontière grecque, là où Cicéron avait ses habitudes, et un peu plus tard sur le front de mer à Sarandë que G.H. Morin clôt ses balades hors de Tirana. Il en repart avec des esquisses, des croquis, des fragments de proses ciselées, propices à la suggestion.

« La mer bat calmement la jetée de Sarandë. Cette nuit qui tentera une traversée clandestine vers Corfou qui apparaît – disparaît au bon vouloir des éclairs ? »


 Georges-Henri Morin : Carnets oubliés d’un voyage dans le temps, éditions Ab irato.


dimanche 25 janvier 2015

Pas dans le cul aujourd'hui

Celle qui s’exprime ici s’appelle Jana Černá. Elle est la fille de Milena Jesenska, la destinataire des lettres de Kafka. Elle fut, au milieu du siècle dernier, l’une des figures marquantes de l’underground pragois. On la croise parfois (sous le nom de Honza) dans les textes de Bohumil Hrabal et bien sûr dans ceux du philosophe et poète Egon Bondy. C’est à lui qu’elle s’adresse.

« Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal

Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect.

On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère. »

Ce poème écrit en 1948 ouvre le livre. Il résume à peu près ce qu’elle demande à Bondy à travers la longue lettre enflammée qui suit. Si elle le désire de tout son corps, elle n’en demeure pas moins aimantée par sa réflexion philosophique.

« Le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi est lié à ma passion pour ton travail. Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. C’est vraiment difficile : quand je suis au lit avec toi, je peux parler philosophie, et quand on en parle à table, ma chatte peut se tenir au garde-à-vous, car on ne ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre. »

Momentanément éloignée de lui, elle revient sur les moments intenses qu’ils ont partagés, sur ce qui a fonctionné mais aussi sur quelques erreurs qui les ont empêchés d’être totalement (corps et esprit) liés. On y retrouve cette soif de liberté qui l’anime et ce besoin de la partager avec le seul être capable, à ses yeux, de ne pas la lui subtiliser. Sa lettre est simple, spontanée, fougueuse, émouvante. La figure de Bondy la traverse en permanence. Se dessine en filigrane un portrait du philosophe qui réfléchit, doute et travaille tout en parvenant à lâcher prise pour que son corps vibre en même temps que celui de Honza.

« J’ai toujours besoin de savoir que tu partages avec moi ce qui compte, jusqu’à la limite où cela peut se partager, et même un peu au-delà. »

Tous deux ont été extrêmement proches, comme en témoigne le Journal de la fille qui cherche, livre dans lequel Egon Bondy, prenant la plume à la place de Jana Černá, décrivait en 1951 la folle épopée champêtre et sexuelle, avec haltes dans le chœur des chapelles ou au pied des tracteurs, de celle qu’il imaginait alors en train de batifoler avec légèreté au bras des cultivateurs ou des brasseurs vivant dans les faubourgs de Prague. Une traduction un peu différente de cette lettre clôturait d’ailleurs l’édition française de ce texte (paru chez Urdla).

Jana Černá, née Jana Krejcarova en 1928, est décédée dans un accident de la route en 1981 et Egon Bondy, né en 1930, est mort à Bratislava en 2007. Habitué à fumer au lit, il mit une nuit le feu à son pyjama et succomba à ses brûlures.

Jana Černá : Pas dans le cul aujourd’hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions La Contre-Allée.

samedi 17 janvier 2015

La vie privée des mots

Que se disent les mots entre eux ? À quels jeux se prêtent-ils, réunis, accolés, juxtaposés, désunis, rabibochés à leur insu, sur le papier, l'écran ou plus simplement dans le vide, l'air, le vent ? Ont-ils des affinités, des répulsions, des envies de solitudes ou de gangs organisés, des désirs de détournements de sens, de sons, ne serait-ce que pour rendre la monnaie de leur pièce à ceux et celles qui les font parfois jouer de très mauvais rôles ? 

C'est à ces questions, et à bien d'autres, que s'attelle Alain Roussel dans La vie privée des mots. Collectionneur particulier, il s'attarde avec malice sur ce qui se dit dans l'intimité d'une phrase, au hasard d'une rencontre fortuite ou voulue. Avec, à chaque fois, les mots en invités de marque. Les mots et leurs sonorités, leur double sens, leurs facéties, leur corps, leur odeur, leur couleur, leur tendance à forcer l'allitération et leur façon d'influer sur la pensée de ceux qui se servent d'eux sans payer leur dû au silence.

"Les mots du monde s'unissent à notre insu pour créer des phrases qui tournent indéfiniment sur elles-mêmes, comme la terre, le temps et l'espace. Voulant comprendre cette langue étrange de la nature, l'homme invente ses propres mots. Il cherche à travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage où le signe et l'être sont inséparables."

 Graphie et phonétique font ici bon ménage. "Les lettres voyagent aussi d'un mot l'autre, au fil des pages". Tous ces mots, Alain Roussel les repère facilement, les suit, les note, les glisse dans sa collection personnelle. Il se laisse porter par ces grands voyageurs qui, mine de rien, viennent titiller sa mémoire, revisitant à l'occasion quelques scènes sensuelles, tout en modifiant sa  perception de la réalité.


Alain Roussel : La vie privée des mots, éditions La Différence.


Alain Roussel vient de publier Le Labyrinthe du Singe aux éditions Apogée.


samedi 10 janvier 2015

À vous tous je rends la couronne

Il faut parfois peu de pages pour aller à l’essentiel. Témoin ce livre de Catherine Ysmal. Récit bref, serré, tourmenté. Celui qui parle s’appelle Ilya, "l’enfant bizarre, sensible, puis plus tard, le fou, marteau comme on disait, qui accompagnait son père sur des chantiers d’ouvriers yougoslaves". Il se trouve qu’il rentre justement des obsèques du père, bien décidé à dire ce qu’il a sur le cœur. Pour ce faire, il vaut mieux que les bavards, les bruyants, les m’as-tu-lus, les livreurs de pensées fades, les porteurs d’expressions usées et de mots cuits la mettent enfin en veilleuse.

« Taisez-vous fantoches autoritaires, faiseurs de mots, dompteurs crétins, bateleurs impuissants à ramener la cacophonie en chaos véritable. »

Ce qu’il exprime court entre souffrance et délivrance. Il se libère d’un tas de tutelles. Sa parole, longtemps réprimée, sort à l’air libre. Elle ne se dissocie pas plus du corps que de la pensée. Fragile ou violente, elle dit sa colère et son envie de vivre. Son besoin de naître à soi-même et aux autres. Non pas à  la place du père mort mais avec.

« Mon père est mort. Et ce qui brûle n’est pas son corps, mais l’empreinte d’un géant ; cette ombre qui se reflète sur le mur et qui pourrait encore répondre. Je lui demande non pas de disparaître mais de se taire. »

La force de ce récit ne réside pas seulement dans sa concision. Les faits évoqués, leur expansion, la personnalité du narrateur (fragile et remonté) et le rythme soutenu qu’adopte Catherine Ysmal y sont aussi pour beaucoup.

« Le vent, libéré de ses pères, retombe en cendres froides jusqu’à s’abasourdir de silence. »


Catherine Ysmal : À vous tous je rends la couronne, Quidam éditeur.