lundi 12 octobre 2015

Les aventures du dieu maïs

Washington Cucurto est à la fois l’auteur et le personnage principal des aventures du dieu maïs. Il habite à Buenos Aires dans un conventillo de cinq étages. Il est magasinier chez Carrefour Argentina, préposé aux rayons légumes et à l’étiquetage d’un tas d’autres produits. C’est le roi de la confection des étals au point du jour, quand la ville dort encore et que les allées des grandes surfaces ne sont soumises qu’au bruit des transpalettes. Pour lui qui est poète, il n’y a pas de meilleure école. On ne peut s’aguerrir qu’en se frottant au monde réel, celui du commerce en surchauffe, des chefs de rayon hargneux et des collègues zélés ou désabusés.

C’est sa vie, celle d’un métis né en 1973, que Washington Cucurto s’emploie à raconter, mixant autobiographie et fiction en n’oubliant pas comment il a débarqué sur cette planète où il a depuis longtemps décidé de vivre en mettant toujours une bonne dose d’agrément dans son quotidien.

« Je viens au monde. Je pèse 2,30 kg. On me place en couveuse. Maman, une Noire de Tucuman, me fourre une mamelle pastèque dans la bouche et je m’endors. C’est pour ça que j’aime les Dominicaines, les Paraguayennes, grosses et noires. J’aime les infirmières. Si je pouvais, je leur mettrais à toutes la main au cul ou au sein. Elles ont toutes quelque chose de maman ! »

Quand il en a terminé avec le magasinage, il n’a qu’une seule hâte : retrouver ses amies les prostituées dominicaines dont la générosité et l’ardeur au lit lui sont indispensables. Toutes raffolent de son sexe qui atteint, paraît-il, une perfection rare. Pour Idalina, l’une de ses plus ferventes admiratrices, il a tout pour devenir le dieu maïs. Et pour cela, il faut absolument lui recouvrir le membre d’or. Elle va l’aider et payer rubis sur ongle (deux ans de passes tout de même) le bijoutier du coin chez qui il se présente sans trop y croire. L’expert a vu de nombreux prétendants venir dans son officine et repartir bredouilles. Mais avec Cucurto c’est autre chose. Anita, la préparatrice, et monsieur Luis, le vieux joaillier homosexuel, n’en croient pas leurs yeux.

« - Ah, Sainte Vierge Immaculée et Conçue sans Péchés. Délivre-moi de tous mes péchés. C’est le miracle que nous attendions, monsieur Luis !

Oui, ma petite. Mais à présent, il faut la faire grossir pour voir ses mesures exactes et sa tonalité quand le sang afflue. Note les mesures et les couleurs pendant que je prépare tout pour la fonte de l’or. »

L’érotisme de Washington Cucurto est rieur et décomplexé. Il ne se plie pas aux règles de bienséance en vigueur. Les préliminaires à l’opération qui va le transformer en dieu maïs sont torrides. Ils les content avec entrain et malice. Idem pour sa vie d’après. On vient le voir de partout. On lui demande l’impossible.

« Ma grande erreur a été de la montrer à Catalina quelques heures avant le début de la fête. Cette fille est une vraie concierge, un panneau publicitaire géant. »

Sa narration ne connaît aucun répit. Il regorge d’énergie et virevolte en permanence. Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil critique et un esprit rebelle bien aiguisé. Qui s’appliquent également à la poésie. Grand lecteur, il ne mâche pas ses mots et remet fréquemment à leur place certains poètes qu’il trouve injustement surestimés. Ses coups de griffes sont percutants. À l’image de ce livre : mordant, culotté, impertinent et subversif à souhait.

Cucurto a par ailleurs créé en 2002, alors que l’Argentine était en banqueroute et l’édition en crise, les éditions Eloisa Cartonera. Celles-ci publient à bas prix, sur des papiers et des cartons récupérés par les cartoneros du quartier de la Boca (rémunérés à un tarif supérieur au marché), les grands noms de la littérature argentine.

 Washington Curcurto : Les aventures du dieu maïs, traduit par Geneviève Adrienne Orssaud, dessins de Tom de Pekin, Le Nouvel Attila.


dimanche 4 octobre 2015

Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient) perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence et de haine.

« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »

La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie, dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie, rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme marchant sur la lune.

« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin. Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui répondra. »

En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en quelques pages.

À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune".


Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.


dimanche 27 septembre 2015

Ponge, pâturages, prairies

Que puis-je dire, maintenant que j’atteins l’âge où lui-même est mort, de notre longue relation ?

Nîmes, le 10 août 1988. Philippe Jaccottet est présent, avec une vingtaine d’autres, devant le caveau ouvert où va bientôt reposer le corps de Francis Ponge. Il évoque la cérémonie dans un texte aussi sobre que celle-ci et avec une propension à être simultanément là et pas là qui lui permet de ramener à nouveau, et pendant quelques instants, de ce côté-ci de la terre celui qui  n’y est plus. La façon avec laquelle il convoque le poète en se remémorant ce dernier hommage est on ne peut plus attachante. Il s’arrange pour prolonger ce moment partagé en y insérant des retours au passé (les discussions lors de ses visites rue Lhomond) et en s'attelant, par touches successives, à la description du lieu où sa pensée prend forme. Il y ajoute le calme de l’été, l’enceinte ombragée, le chant des cigales, la lecture d’un psaume de David puis celle du Pré par Christian Rist et l’extrême retenue des proches.

« Un pasteur si extraordinairement modeste et discret qu’on l’a pris d’abord, quand il est descendu de sa bicyclette et l’a accotée au mur du porche, pour un aide-jardinier, (…) choisit de lire au seuil de la tombe, “parce que le défunt avait été un poète”, expliqua-t-il, lui qui ne l’avait probablement jamais lu, un psaume, l’un des plus familiers à quiconque a reçu une éducation chrétienne : “L’Éternel est mon berger”... »

Mais Jaccottet ne s’en tient pas là. Il explique, dans un autre texte, bien plus long et tout aussi fouillé que le précédent, ouvrant plusieurs parenthèses, flânant au fil de sa réflexion, ce qui le lie à celui qu’il a d’abord admiré avant qu’ils ne deviennent amis, et ce qui parfois le sépare de lui. Ponge maîtrisait l’art de la provocation avec un aplomb qui pouvait irriter. Le piédestal sur lequel il plaça Malherbe, le situant très au-dessus de Góngora, de Cervantès et de Shakespeare, le laisse, par exemple, pantois. Il explique son désaccord. Et d’autres encore, inhérents à la personnalité d’un homme qui aimait lancer des défis, sans que ceux-ci n’altèrent leur amitié.

« Ces outrances, derrière lesquelles il me semble voir transparaître le sourire quelque peu chinois de l’auteur, n’étaient-elles pas, pour une part (…), la juste dose d’alcool fort qu’il lui fallait pour se lancer à l’assaut des vieilles citadelles lyriques et démolir le sempiternel “manège” – c’était son terme – ancien ? »

Ses réserves restent extrêmement pondérées. Il y a chez Jaccottet beaucoup de reconnaissance vis à vis de Ponge. Il dit d’ailleurs qu’il n’aurait pas été capable d’écrire certains de ses textes s’il ne l’avait pas lu.
Dans sa postface, datée de décembre 2013, il revient, alors que bien des années se sont écoulées depuis ce jour du mois d’août 1988, sur leur longue relation. Il se déleste de détails qu’il n’avait jusqu’alors jamais donnés à lire, disant et rappelant à nouveau ce qui, indéfectiblement, les lie.

« Persistait (...) en moi un grand souci de rester juste envers un auteur que je n’ai cessé d’admirer (mais, cela ressort à l’évidence de ce texte, non sans de sérieuses réserves quelquefois) et envers un homme pour qui je n’ai jamais cessé non plus de nourrir une grande affection. »


 Philippe Jaccottet : Ponge, pâturages, prairies, Le Bruit du temps

jeudi 17 septembre 2015

Farigoule Bastard

Le village s’étale entre landes, éboulis, herbes rases, murs de pierres sèches et arbres rabougris. Un vent fou le traverse parfois. Il vient chauffer ou glacer les sangs des rares qui résident en ces terres de Haute-Provence. Farigoule Bastard est l’un d’entre eux. Berger, il vit seul là-haut, la plupart du temps dehors, se déplaçant au gré de ses bêtes.

« Il possède des moutons mais c’est une activité qui périclite. Lui-même vieillit dans un village minuscule, où l’on compte moins d’habitants que de doigts chez un homme normalement constitué, village en proie à une double impéritie : l’exode qui a frappé durablement la région, et l’arrivée de résidents secondaires, qui aiment les paysages de lavande et le soleil à mi-temps. »

La monotonie de son existence est brutalement rompue le jour où Farigoule Bastard reçoit – de la main de son ami le facteur Picris – une invitation à participer au vernissage d’une exposition qui lui est consacrée (il se demande bien pourquoi) dans une lointaine capitale, très précisément à Paris. Il décide de s’y rendre. Se prépare. Aiguise ses lames. Confectionne son bagage. Apprête la mule puisque c’est sur son dos qu’il va devoir chalouper, par monts et par vaux, pour atteindre une gare. Quelque part, au même moment, dans la contrée dépeuplée, son père, Farigoule lui aussi, semble sur le point de mourir. Cela ne l’arrête pas. Il lui faut suivre son instinct. « Lacer son destin ». Et en profiter pour concocter quelques haltes. Qui l’aideront à réarmer sa mémoire en revoyant les deux femmes (Celle et la Vieille) qui ont compté dans sa vie.

« La pluie ne cesse pas, et il reste encore quelques encablures avant la Vieille. L’humain est encore loin. Comme les montagnes deviennent derrière, deviennent hier, et qu’on aborde ce qu’on appelle crau, les activités se raisonnent.. »

Pendant que Farigoule Bastard s’éloigne, ses proches, restés au village, commentent son absence. Peu à peu, deux histoires parallèles et complémentaires se mettent en place. Il y a d’une part le cheminement de celui qui continue d’avancer vers la capitale et de l’autre les hypothèses qui commencent à circuler quant à son départ. La langue employée par Benoît Vincent pour donner vie aux différents cycles de « la geste de Farigoule Bastard » épouse la rugosité et l’éclat des paysages évoqués. Il adopte, pour cela, un lexique local âpre et judicieusement revisité qui ancre bien le récit dans ces lieux souvent désertés par l’homme, là où la parole, quand elle advient, sait se montrer tout aussi économe que précise. L’’histoire évolue, par saccades, au fil des pages. Elle change volontiers de narrateur. Déroule ses aléas, ses imprévus. Et multiplie les points de vue en faisant, au bout du conte, entrer Farigoule Bastard dans la légende.

« Vendredi, celui-là, Farigoule Bastard n’était pas descendu au marché. Là où il se gare d’habitude, il y avait un vide.
Certains ont à peine tiqué.
D’autres ont plaisanté / certains ont craint. »


Benoît Vincent : Farigoule Bastard, Le Nouvel Attila.
On retrouve Benoît Vincent évoquant Farigoule Bastard en trois temps ici même.


jeudi 10 septembre 2015

Les chemins de retour

Lire les romans de mémoire d’Alfons Cervera, c’est se familiariser assez vite avec des lieux qui résonnent ensuite longuement en nous. On se retrouve peu à peu en train de sillonner les rues de Los Yesares (le village) ou accoudé au comptoir de La Agricola (Le bar) en compagnie de quelques habitués qui retracent l’histoire du coin et tout particulièrement la chronique des années noires, la lutte contre le franquisme et le départ de plusieurs d’entre eux vers des contrées moins barbares. Les descriptions de l’auteur et sa façon de brosser les portraits de personnalités profondément humaines ne sont pas pour rien dans l’embarquement immédiat du lecteur pour cette petite ville espagnole où bat le pouls d’une œuvre étonnante.

« Mes romans naissent à partir d’un territoire moral qui est le lieu où je suis né, la maison où je continue de vivre tant d’années après, les personnages qui, avant de devenir des êtres de fiction, ont été et sont mes amis de toute la vie. »

C’est de ce lien étroit entre réalité et fiction qu’il est ici question. Pour Alfons Cervera, « elles sont presque toujours une seule et même chose ». Il lui suffit de retourner à Los Yesares (ou à Gestalgar, province de Valencia), là où ses romans prennent racines pour s’en convaincre. De nombreuses années se sont écoulées, bien des personnages ont disparu, certaines maisons sont devenues des ruines mais la mémoire collective, celle que tisse tout un chacun en la transmettant aux autres, et ce de génération en génération, reste vivante. Elle l’est même, et peut-être encore un peu plus qu’ailleurs, au sein du cimetière civil, dans l’enclos où reposent les morts clandestins, à savoir les suicidés, les « rouges » et les enfants nouveau-nés.

« C’étaient les années du franquisme. L’église catholique imposait ses règles. Seuls étaient inhumés en terre sacrée les corps incorruptibles de ceux qui étaient morts en état de grâce, tous leurs péchés absous par Dieu, la conscience tranquille d’une conduite irréprochable. Tout n’était que mensonge. Tout continue de n’être que mensonge »

Chacun des lieux évoqués et revisités dans ce livre est précédé d’une photo et d’un court extrait y ayant trait. Si Alfons Cervera y revient, c’est pour dire ce que constituent ces différents endroits dans son itinéraire. Se trouvent ici et là une part de lui-même et un fragment important de sa mémoire. Les relier à nouveau l’aide à cheminer assez sereinement dans son passé. Il explique comment sont nés certains de ses textes. Ce qu’il doit à ses proches. À tous ceux qui lui ont fait partager ce qu’il peut à son tour donner aux autres. En créant, adossé au réel. Conscient que le roman, tel qu’il le construit, ne ment pas.

« La fiction est le réel. Antonio Machado le disait : la vérité, on l’invente aussi. Les romans construisent une autre réalité. Comme s’ils mentaient. Mais ils ne mentent. »

 Alfons Cervera : Les chemins de retour, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Éditions La Contre-Allée.