Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie
mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La
voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes
villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus
fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient)
perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a
tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant
crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un
groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils
n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait
virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence
et de haine.
« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »
La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans
le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants
arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur
pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie,
dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura
jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de
marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie,
rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre
manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à
l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour
retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme
marchant sur la lune.
« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin.
Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des
cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui
répondra. »
En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard
pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il
offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le
récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en
quelques pages.
À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick
Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent
pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des
vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil
Armstrong marchera sur la lune".
Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.
Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.
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