dimanche 4 octobre 2015

Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient) perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence et de haine.

« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »

La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie, dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie, rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme marchant sur la lune.

« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin. Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui répondra. »

En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en quelques pages.

À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune".


Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.


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