Le décor est vite planté. On survole la gare. Située sur les hauteurs,
elle apparaît flambant neuve mais certaines armatures, si on y regarde
de près, commencent déjà à rouiller. Puis on descend plus bas, direction
la ville, de plus en plus terne, avec aux abords la zone industrielle,
ou plutôt ce qu’il en reste : des ruines, des terres usées, des friches
grises.
« Un gigantesque terrain vague dont on s’extirpe les pieds crottés. »
Dans ces anciens territoires miniers, où les flops industriels se
sont empilés, on a débauché, licencié à tour de bras. Des milliers
d’hommes, de femmes se retrouvant subitement sur le marché du travail et
récupérés, pour presque rien, par ceux qui entendent s’emparer du
fabuleux gisement en « ressources humaines » que le libéralisme a ainsi
libéré et des aides que les pouvoirs publiques (municipalités,
départements, région) qui ne savent plus comment stopper la misère qui
prolifère sont prêtes à leur octroyer pour qu’ils montent de nouvelles
structures, moyennes et robustes, modernes et autoritaires, bien dans
l’air du temps, axées sur la finance et le management, sur les
délocalisations et l’instabilité des marchés. Il suffit d’engager des
cerveaux bien formatés pour organiser ces circuits offshore et d’y
associer, pour les lignes arrières, une équipe de collaborateurs dévoués
et dociles. Jean-Pierre, le boss qui dirige la boîte dont il est ici
question, est l’un de ces stratèges qui sait (et répète) que le vieux
monde (camarade) n’est plus et qu’il convient de bien s’armer pour
pouvoir affronter, bille en tête, le nouveau. Dans lequel il frétille
comme poisson dans l’eau.
« Oh, Jean-Pierre, combien de mois, que dis-je d’années, a-t-il
passées à tricoter chacune des mailles de sa toile, à rassembler les
pièces du puzzle, à édifier, briquette après briquette, son constat
apocalyptique sur l’économie locale. La fin est proche, le marché se
pète la tronche, bordel de dieu, les indicateurs piquent du nez, les
diagrammes dégringolent, ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science,
c’est la technique, demandez-leur aux chiffres, et ils vont vous la
flanquer à la gueule cette atroce vérité que vous, petits humains
malvoyants, avez longtemps manquée. »
Autour du chef gravitent quelques seconds couteaux qui ont conscience
de devoir le rester et qui, pour tempérer ce goût d’inachevé qui leur
gratte l’égo, tentent de se dégoter un supplément d’âme ailleurs.
Laurence, qui n’en peut plus de voir son ventre tomber, aimerait se la
jouer façon famille Ricoré. Prendre le petit-déjeuner en plein soleil en
transportant un morceau de sa campagne natale au cœur du béton en
compagnie du mari, des enfants, du chien et du facteur qui déboulerait
tout sourire avec de bonnes nouvelles dans sa sacoche, ce serait
superbe. Virginie, c’est une toute petite graine, délivrée sous
l’oreiller par son mari Thierry qui la rendrait heureuse alors que lui,
vieil ado insatisfait, personnage autour duquel s’enroule le roman,
rêve d’une aventure torride avec une collègue de travail. Son sexe
(qu’il vénère) est peu à peu devenu son centre de gravité. Il occupe
toutes ses pensées. Et même ses rêves. Cela le préoccupe jour et nuit.
Il a envie de se prouver un tas de choses et finira, à force de ratés,
et de râteaux magistraux, seul en travers du lit.
« La révolte gronde en toi. Des organes engourdis se réveillent, des
jointures séchées craquent. Une guérilla est à l’œuvre dans tes tripes.
Ça pète de partout. Ça devient vite insoutenable la rage qui bout. On ne
te l’avait pas dit ? »
Christophe Levaux, dont c’est le premier roman, plonge dans ce monde
minuscule (où chacun se ment en fomentant de petits arrangements avec
soi-même) et en sort une inénarrable galerie de portraits. Il est à
l’affût du moindre détail. Rien ne lui échappe. Pas plus l’envers des
apparences que la redoutable peinture sociale (fort écaillée) qu’il
saisit sur le motif. C’est tonique, cynique aussi parfois, et ça grince
en faisant mal. Chacun en prend pour son grade. Un peu comme dans une
partie de chasse où gibier et chasseurs finiraient par perdre leurs
repères, inversant carrément les rôles en se canardant sans ménagement.
Christophe Levaux, La Disparition de la chasse, Quidam éditeur