Au début du siècle passé, un enfant fuit en s’engouffrant dans la forêt.
Il s’appelle Gaspard. Il vient d’abandonner son père mort dans une
auge à cochons. Il porte dans ses bras son chien blessé (qui a reçu un
coup de fourche lors de la dernière - et fatale - bagarre avec le
paternel aviné). Il s’enfonce dans les bois. Sent l’odeur terreuse de
l’humus et celle sucrée des tapis d’aiguilles de pins. Il avance
péniblement. Taille sa route forestière entre ronces, épines, rochers et
incessants dénivelés. Il est mal en point, en territoire hostile.
« Dans le ventre sauvage d’une forêt, la nuit est un bordel sans nom.
Une bataille veloutée, un vacarme qui n’en finit pas. Un capharnaüm de
résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules.
Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas
partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard
est recroquevillé contre le chien. »
Il souffre, s’épuise. La forêt ne s’appréhende pas facilement. On
doit avant tout s’y orienter, s’y adapter, y dénicher des abris et y
trouver de quoi subsister. C’est ce que fait l’enfant. Il coupe sa faim
comme il peut. Un soir, il découvre un lièvre au cou déchiré par le fil
d’acier d’un collet. Du coup, c’est festin improvisé sous le couvert des
arbres. Et sans doute en présence dissimulée des animaux nocturnes en
repérage dans le coin. Il embarque également le collet. Qui appartient à
celui qui deviendra bientôt, alors qu’à bout de force il gisait sans
connaissance, l’homme providentiel qui l’hébergera et qui les soignera,
lui et son chien.
« Le type rallume sa pipe de gris sans lâcher Gaspard du regard. Les
yeux bien droits qui jaugent la viande de haut en bas. Il a des
moustaches épaisses qui vont se confondre sur sa peau mate avec des
rouflaquettes de loup-garou mal luné. Chapeau haut-de-forme plus ou
moins écrasé sur son crâne dégarni, pas très grand, pas très fort, le
dos rond comme un chat de gouttière qui ne boit que les dernières
pluies. »
Cet homme, c’est Jean-le-blanc. Il connaît le secret des plantes.
Sait soutirer du venin aux vipères et extraire le poison de certains
champignons. Il concocte des remèdes pour soigner, guérir, endormir. Il
braconne, court les bois, a depuis longtemps choisi son camp (« le camp
des nuisibles, des renards, des furets, des serpents, des hérissons. Le
camp de la forêt. Le camp de la route et des chemins aussi. ») Il est en
cheville avec une troupe de gens qui lui ressemblent et qu’il fournit
en bricoles et potions de toutes sortes. Ce sont eux que Gaspard va
finalement rejoindre. Ils se déplacent en roulottes, viennent de
Hollande, affichent différentes nationalités, sont voleurs, insoumis,
déserteurs, romanichels, bohémiens, forbans, anarchistes. Ils vivent de
rapines et de menus larcins mais ne tuent jamais, ne partageant pas la
philosophie prônée par ceux de la Bande à Bonnot. Ils circulent sur les
routes de France, s’approvisionnent quand il faut, campent à l’écart des
villes. Ensemble, ils forment La Caravane à Pépère. Avec à leur tête,
Jean Capello, un ancien bagnard.
« C’est la famille ça mon mignon, la seule qu’on a. La Caravane à
Pépère, légion et mère des sans-légions et des sans-mères. Des pirates à
la mange-moi ça ! Y’a pires sales gars va t’inquiète pas. »
En choisissant d’évoquer par la fiction l’épopée de La Caravane à
Pépère, qui défraya la chronique dans les années 1906, 1907 (Clémenceau
leur envoya ses premières Brigades du Tigre), Thomas Vinau rouvre une
page d’histoire qui demeure d’une actualité brûlante. C’est celle de
l’exclusion. Des roms, des nomades, des réfugiés, des sans-papiers, des
sans-domiciles, des apatrides, etc, rejetés et contraints, comme leurs
prédécesseurs, de vivre à l’écart, en périphérie, en bidonvilles, sous
des tentes ou à même le trottoir.
Ses personnages résistent en prenant la tangente. Ils essaient
d’adoucir le présent (le seul temps qui leur importe) en faisant bloc.
Tous sont des habitués de la forêt. Celle-ci – grâce au lexique poétique
qui lui est propre et qui est ici judicieusement restitué – offre ses
odeurs, ses grincements de branches, les secrets de sa faune, de sa
flore et le tracé de ses chemins sinueux au fil des courts chapitres
de ce roman lumineux. Qui redonne vie et visibilité aux invisibles.
Thomas Vinau : Le camp des autres, Alma éditeur.