Le Cœur de l’Europe est un journal de bord tenu au fil de ses périples en ex-Yougoslavie durant l’année 2015 tandis que Terminus Schengen
est un long poème, en plusieurs parties, un texte-cri qui suit
l’avancée et le raclement du train sur le ballast tout en donnant à
entendre la voix des réfugiés qui marchent sous couvert, à l’écart,
invisibles mais néanmoins présents derrière les talus, les herbes et les
arbres qui défilent. Ceux qui se cachent ainsi ont, pour la plupart,
fuient la guerre en Syrie et traversé de nombreux pays avant de venir
se heurter au mur de barbelés qui se dresse à la frontière hongroise.
« Regardez cette utopie rayée dont vous avez fait une prison.
Regardez ces frontières fantômes qui se réveillent sous nos pieds.
Vous avez cru les démanteler mais les barreaux de vos États-cages
ont laissé leurs ombres en filigrane sur les cartes
et vous êtes restés captifs de ces ombres qui ont fait de la terre
cette triste utopie quadrillée par vos conquêtes. »
Regardez ces frontières fantômes qui se réveillent sous nos pieds.
Vous avez cru les démanteler mais les barreaux de vos États-cages
ont laissé leurs ombres en filigrane sur les cartes
et vous êtes restés captifs de ces ombres qui ont fait de la terre
cette triste utopie quadrillée par vos conquêtes. »
Ainsi s’exprime le chœur des réfugiés et il est bon de l’écouter, de
percevoir ce qu’ils disent de cette vieille Europe qu’ils pensaient
accueillante et qu’ils découvrent cadenassée, peureuse, repliée sur
elle-même et dirigée, gangrenée par des forces nationalistes qui
pourraient devenir tout aussi redoutables que celles qu’ils ont laissé
derrière eux. Le Cœur de l’Europe, que Nicolas Bouvier (cité en exergue)
situait dans les Balkans est devenu dur et froid, pour ne pas dire
glacial, refoulant ceux qui tentent d’y entrer.
« Je vois soudain, agglutinés à la vitre d’un autre train, une foule
de visages hagards, des multitudes de bras qui surgissent dans la nuit,
des enfants agrippés au sein de leur mère, j’entends des cris, des
râles, des soupirs. (…) Ces gens parqués dans des compartiments comme
des bêtes, je sais bien d’où ils viennent, je sais qui les refoule, je
sais quel enchaînement de faits entraîne cette panique – ces gens qui
ont fui Daesh veulent gagner la zone Schengen au plus vite, avant que la
Hongrie de Viktor Orban ne leur claque la porte au nez. »
D’un texte à l’autre, du journal de bord au poème puissant, Emmanuel
Ruben se montre incisif et précis. Il s’arrête, regarde, note,
argumente, s’ouvre aux autres. La réalité qu’il découvre a peu à voir
avec l’Europe dont il rêve mais certaines rencontres le confortent dans
son désir d’exister plus librement et autrement sur ce continent qui, à
force de se fermer comme une huître, risque bien d’imploser. Il décrit
les blessures de la terre et des villes (notamment celles dues à
l’histoire récente) et plus encore celles des hommes qui se cramponnent à
des bouts de terre fractionnés par de multiples poste-frontières.
« Dans le petit atlas en miettes étalé sur ta couchette
tu parcours du doigt l’Europe de l’Atlantique au Bosphore
l’Europe est si petite, si étroite, si étriquée, que tu te dis parfois qu’il faudrait l’étirer – on croirait une vieille chemise qui a rétréci au lavage ; à défaut de pouvoir s’élargir vraiment, elle n’a cessé d’étouffer le reste du monde
et d’emprisonner les peuples dans la camisole des empires ou des nations. »
tu parcours du doigt l’Europe de l’Atlantique au Bosphore
l’Europe est si petite, si étroite, si étriquée, que tu te dis parfois qu’il faudrait l’étirer – on croirait une vieille chemise qui a rétréci au lavage ; à défaut de pouvoir s’élargir vraiment, elle n’a cessé d’étouffer le reste du monde
et d’emprisonner les peuples dans la camisole des empires ou des nations. »
Emmanuel Ruben : Le Cœur de l’Europe, éditions La Contre Allée et Terminus Schengen, éditions Le Réalgar.