Le quartier d’Athènes qu’évoque ici Mènis Koumandarèas se trouve au cœur
de la ville, à proximité de la place Victoria. C’est là qu’il a passé
sa jeunesse et qu’il ancre ces dix récits qui s’assemblent pour n’en
former qu’un. Les personnages circulent de l’un à l’autre, guidés par la
mémoire et l’écriture de l’écrivain. Le narrateur (qui lui ressemble
beaucoup) puise dans ses souvenirs. Il revient aux années 1945-1950.
Remet en scène ceux qui, parmi ses voisins d’alors, l’ont
particulièrement marqués. Il leur brosse le portrait. Les suit dans
leurs pérégrinations et, ce faisant, retrouve un quartier que la
rénovation urbaine a défiguré. Quand il y retourne, il ne peut désormais
y croiser que fantômes et revenants. Mais ce sont eux qui donnent vie à
son texte.
« Les nuits où je n’ai rien à faire ni personne à qui parler, ils
viennent s’asseoir près de moi comme des anges et partagent ma veille.
Et j’ai un moyen magique pour les appeler. Je prends la plume ou je
frappe simplement les touches de ma machine. Alors, dociles, tous
apparaissent. »
Il y a là Séraphin qui poinçonne les tickets dans le métro, Savvas,
le frère du concierge qui fait escale dans l’immeuble entre deux voyages
en mer, la femme du général qui vient de perdre son mari, le prof de
gym qui apprécie les salles obscures pour s’approcher des lycéens,
Clémence, l’infirmière vive et discrète et quelques autres encore.
Koumandarèas maîtrise l’art du portrait et parvient, en quelques pages, à
donner corps et épaisseur à ces êtres qui continuent de l’accompagner.
« Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une
époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car
nous avons souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres. »
Il n’éprouve pas de nostalgie. La Grèce de ces années qui le voient
sauter de l’adolescence à l’âge adulte sortait à peine de l’occupation
allemande et entrait dans une guerre civile où s’affrontaient les forces
gouvernementales du général Papàgos et l’armée démocratique issue de la
résistance. Ces événements apparaissent évidemment dans le livre.
Discrètement, avec la subtilité de qui sait dire ce qu’il pense sans
jouer au prosélyte. Le sommet de l’ouvrage se trouve être le récit « La
Juive ». C’est également le plus long. Un vrai joyau où la douceur
terriblement efficace de Koumandarèas atteint son apogée. Tout y est
suggéré de la complexité des êtres, de leur ambivalence, de leurs
désirs, de leurs attirances sexuelles, de leur façon de passer souvent à
côté, à force de tergiversation et d’un curieux manque de légèreté.
Dans la chronologie de l’œuvre de Mènis Koumandarèas, Mauvais anges, qui était jusqu’alors inédit en français, se place entre La Femme du métro et Le Beau Capitaine
(disponibles chez le même éditeur). Ce sont les trois livres majeurs de
l’écrivain qui a connu une fin tragique puisqu’il est mort assassiné,
chez lui à Athènes, le 6 décembre 2014. Peut-être même (comme le laisse à
penser cet article) par l'un de ces mauvais anges qu'il lui arrivait de fréquenter.
Mènis Koumandarèas : Mauvais Anges, traduit et présenté par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.