C’est à partir d’une série de neuf dessins offerte par Georges-Henri Morin, intitulée Une journée de Nô,
qu’Anne-Marie Beeckman a conçu ses poèmes. Elle y apporte ses mots,
son imaginaire, le monde secret qu’elle porte en elle. Celui-ci ne se
dévoile que par touches, en un montage subtil où décor et personnages
prennent place.
« Nous allons essayer de monter le théâtre où se déroule nos derniers jours.
Laissons là l’hiver, ses choses tristes et dénudées, hormis la belle, qu’il faut deviner sous les fourrures.
Préférons le printemps, le sein qui gonfle et va éclore.
Las, on sait ce qu’apporte le printemps, laissons là les saisons, elles restent pour les prunes. La pluie seule mouillera les manches. Ce seront vestes, oubliées sur les clôtures. »
Laissons là l’hiver, ses choses tristes et dénudées, hormis la belle, qu’il faut deviner sous les fourrures.
Préférons le printemps, le sein qui gonfle et va éclore.
Las, on sait ce qu’apporte le printemps, laissons là les saisons, elles restent pour les prunes. La pluie seule mouillera les manches. Ce seront vestes, oubliées sur les clôtures. »
Elle s’empare du titre voulu par l’artiste et s’inspire du théâtre
japonais en faisant alterner, poème après poème, le Nô (drame lyrique)
et le Kyôgen (scène comique). Les mots frémissent, s’assemblent,
préfèrent la sensation au sens (mais le suggèrent néanmoins) et
s’arrangent pour mettre presque naturellement les sens en émoi. Ils
détournent subrepticement contes, comptines et maximes. Avec eux, le
corps vibre, le désir est en embuscade, les linceuls se déchirent, le
ciel s’ouvre, la nuit brille de mille feux follets, « la rhabilleuse »
entre en scène, ou « les servantes d’auberge », ou « les montreurs
d’insectes », ou « les buveurs de saké ». Chacun, chacune, entre dans le
poème qui leur est dédié en y glissant une ombre, un mystère, un
savoir-faire et une envie de découvrir un monde caché et pourtant bien
vivant, un monde plus rebelle, plus revêche, plus sauvage et irréel,
plus rassurant, plus habitable, un monde fragile et minuscule qui ne se
donne qu’avec parcimonie.
« Il faut qu’un spectre prenne forme,
sinon la nuit se fige :
toupie de ses hanches,
éteignoir de ses fesses,
grande ombre de ses seins,
gouffre du ventre sur les escargots.
sinon la nuit se fige :
toupie de ses hanches,
éteignoir de ses fesses,
grande ombre de ses seins,
gouffre du ventre sur les escargots.
Les dormeurs s’éveillent,
se prennent à partie.
Les poulies sifflent,
les injures fusent,
le palan les emporte.
Et les servantes rient
derrière leurs mains très douces. »
se prennent à partie.
Les poulies sifflent,
les injures fusent,
le palan les emporte.
Et les servantes rient
derrière leurs mains très douces. »
Anne-Marie Beeckman rend visible l’envers du décor. Elle s’aventure
hors des sentiers battus. Rencontre des personnages qui viennent de
loin. Devient parfois l’un d’entre eux. Trouve les mots justes pour dire
l’effervescence, la magie et l’enchantement qu’il y a à cheminer ainsi.
Elle saisit les vibrations qui montent et résonnent autour d’elle. Puis
elle les transcrit, et c’est alors sa langue qui fuse, s’amuse,
s’étonne et vibre, elle aussi, sans jamais se départir de cette
inventivité pleine de fraîcheur qui émane de sa poésie.
Anne-Marie Beeckman : Le Trèfle incarnat, poèmes sur des dessins de Georges-Henri Morin, éditions Pierre Mainard.