Elle vient d’un pays de fer, de fonte, de terres rudes, de pluies 
glaciales et d’épines noires qui eût un temps son roi Arthur et où les 
lieux-dits parlent toujours de forges, de mines, de fours, de 
chaudières. Elle est née en Ardenne en 1946, se nomme la louise et 
avance désormais huchée sur le dos de son troisième cheval, faisant 
sienne la formule initiée par Erri de Luca selon qui une vie d’homme ou 
de femme équivaut à celle de trois chevaux. Elle ménage sa monture. Sait
 qu’il n’y en aura pas de quatrième et qu’il lui faut aller le plus loin
 possible avec celle-ci, ne serait-ce que pour mener à son terme sa 
passion pour les rouilles.
« À suivre ou à tracer, machinale, sa route dans des forêts touffues 
de jours, elle a crevé sous elle ses deux premiers chevaux. Autour 
d’elle, les rouilles, silencieuses et subtiles, opéraient leurs 
métamorphoses. Et les voilà qui viennent à elle avec leurs histoires. »
Il se trouve que les rouilles, si on prend la peine de remonter le 
temps en leur compagnie, s’avèrent bien moins silencieuses qu’il n’y 
paraît. Elles ont des histoires à raconter. Il suffit de les 
questionner. C’est à cela que s’attache précisément la louise. Au fil de
 ses repérages, elle avise çà et là des objets érodés, couverts d’une 
pellicule écaillée qui hésite entre le jaune, le roux, l’orange et le 
rouge. Ce peut être un clou arraché à un rail de chemin de fer, ou un 
morceau de grillage, ou une attache de volet, ou encore un cœur en tôle 
abandonné dans une poubelle de cimetière. Chaque relique ainsi sauvée de
 l’oubli est ramenée chez elle. Elle  la lave, la polit, lui redonne un 
peu de clinquant et s’appuie sur ces morceaux de ferraille pour se 
lancer sur les pas de ceux qui en furent les détenteurs. D’eux, ou 
d’elles, ne subsistent parfois que ces pièces que  l’on néglige si 
souvent. Ce sont pourtant les derniers témoins de leur passage ici bas. 
Sans le cœur de tôle, il n’y aurait plus, par exemple,  la moindre  
trace de Jules, qui s’est pendu dans son puits à l’âge de 41 ans, en 
juin 1931. C’est sa femme Lulu qui l’avait à l’époque déposé sur sa 
tombe au cimetière de La Neuville.
« Toutes abritent des histoires dont le fil s’est perdu. Elles ne 
s’incarnent plus dans les visages. Ne sont plus amarrées à des 
prénoms. »
Ces histoires remontent  à la surface au fur et à mesure que la 
narratrice revient sur son propre parcours, tissant une  galerie de 
portraits attachants qui s’assemblent pour donner vie à un récit habité 
par cette Ardenne frontalière à laquelle il s’adosse. L’écriture de 
Françoise Louise Demorgny, dont c’est le premier livre, s’inscrit 
parfaitement dans ce territoire austère mais fascinant. Pas d’emphase. 
Bien au contraire. Son regard sur ces vies rudes et assumées malgré les 
coups du sort est plein d’humanité. Les références aux auteurs cités se 
font discrètes tout en s’insérant  subtilement dans le texte tandis que 
langue, syntaxe et lexique sont tout simplement épatants.
Françoise Louise Demorgny : Rouilles, éditions Isabelle Sauvage.
Françoise Louise Demorgny : Rouilles, éditions Isabelle Sauvage.

 
 



