mercredi 4 février 2015

Carnets oubliés d'un voyage dans le temps

En une succession de tableaux brefs et animés, Georges-Henri Morin invite son lecteur à sillonner un pays où le temps semble s’être arrêté. Le récit débute à Zurich puis se déplace à Belgrade et à Titograd (l’ex-capitale du Monténégro) avant l’arrivée au poste frontière et l’entrée sur le territoire albanais “où sont purifiés tous les pneumatiques qui ont parcouru les sols étrangers et sont susceptibles d’introduire la fièvre aphteuse”.

« Deux hommes se font face dans ce halo artificiel. La barrière maintenant baissée raie leur verticalité. Le garde-frontière, un jeune soldat tout engoncé dans son uniforme de type chinois, immobile, mitraillette en mains, interpelle son supérieur. Il fixe au loin, évitant le regard de l’officier. Première représentation pour moi d’une pièce immuable, ordonnancée de manière strictement géométrique. »

Au fil de son périple, l’auteur, qui essaie de saisir un peu de vie concrète autour de lui, se rend assez vite compte de la difficulté qu’il y aura à nouer ici de vrais contacts. Il lui faudra biaiser, éviter de montrer trop de curiosité et lui préférer une approche volontairement calme et distanciée. C’est en affichant cette apparente nonchalance, celle du voyageur qui ne se formalise pas plus de la présence constante de la Fiat blanche de la Sigurimi (la direction de la sécurité de l’état) devant ou derrière son propre véhicule que des dos courbés des prisonniers au travail dans les champs, qu’il peut espérer toucher la réalité d’un pays où autorité, peur et paranoïa restent étroitement liées.

Il relate, à travers ses carnets, et avec parcimonie, sans jamais forcer le trait, des scènes ou des rencontres qui permettent de judicieux retours sur la société albanaise en 1987, autrement dit à un moment très particulier de son histoire, deux ans après la mort d’Enver Hoxha et quatre ans avant la chute du communisme. La vie à Tirana, telle qu’il la perçoit dès son arrivée, paraît lente et mécanique, dictée par les impératifs du quotidien et l’omniprésence de la police.

« Partout ce soir, dans les rues du vieux quartier, des bruits de hachette coupant menu des cagettes et quelques planches arrachées on ne sait où. Des enfants s’activent dans l’ombre. Une ville muette parle : elle s’apprête à se chauffer. »

Çà et là, au bord des routes, il note l’avancée lente de groupes de quelques personnes qui marchent sur les bas-côtés, ombres lasses traînant en lisière de nuit et regagnant des localités où les maisons basses se cachent derrière des arbustes. La monotonie paraît de mise. Il observe, cherche des reflets de lumière dans la pénombre, les trouve hors des chemins balisés, dans le regard de ceux qui viennent vers lui en se laissant photographier. Sinon, seuls les endroits plus touristiques, telles les ruines romaines de la cité d’Apollon ou la ville de Durrès au bord de l’Adriatique (où les dignitaires du régime prenaient leurs quartiers d’été), ou encore celle de Krujë, “ville symbole de Scanderberg, qu’Ismaël Kadaré évoque dans Les Tambours de la pluie ” sortent un peu de l’hiver pour ouvrir une part de leur passé aux rares visiteurs.

« Dissimulés sous les arbres, un peu à l’écart du site archéologique de Butrint, le pavillon de chasse d’Ali Pacha, une vieille tour massive. Le vieux lion tarde à revenir des montagnes d’Épire. »

C’est là, à l’extrême sud du pays, à proximité de la frontière grecque, là où Cicéron avait ses habitudes, et un peu plus tard sur le front de mer à Sarandë que G.H. Morin clôt ses balades hors de Tirana. Il en repart avec des esquisses, des croquis, des fragments de proses ciselées, propices à la suggestion.

« La mer bat calmement la jetée de Sarandë. Cette nuit qui tentera une traversée clandestine vers Corfou qui apparaît – disparaît au bon vouloir des éclairs ? »


 Georges-Henri Morin : Carnets oubliés d’un voyage dans le temps, éditions Ab irato.


dimanche 25 janvier 2015

Pas dans le cul aujourd'hui

Celle qui s’exprime ici s’appelle Jana Černá. Elle est la fille de Milena Jesenska, la destinataire des lettres de Kafka. Elle fut, au milieu du siècle dernier, l’une des figures marquantes de l’underground pragois. On la croise parfois (sous le nom de Honza) dans les textes de Bohumil Hrabal et bien sûr dans ceux du philosophe et poète Egon Bondy. C’est à lui qu’elle s’adresse.

« Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal

Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect.

On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère. »

Ce poème écrit en 1948 ouvre le livre. Il résume à peu près ce qu’elle demande à Bondy à travers la longue lettre enflammée qui suit. Si elle le désire de tout son corps, elle n’en demeure pas moins aimantée par sa réflexion philosophique.

« Le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi est lié à ma passion pour ton travail. Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. C’est vraiment difficile : quand je suis au lit avec toi, je peux parler philosophie, et quand on en parle à table, ma chatte peut se tenir au garde-à-vous, car on ne ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre. »

Momentanément éloignée de lui, elle revient sur les moments intenses qu’ils ont partagés, sur ce qui a fonctionné mais aussi sur quelques erreurs qui les ont empêchés d’être totalement (corps et esprit) liés. On y retrouve cette soif de liberté qui l’anime et ce besoin de la partager avec le seul être capable, à ses yeux, de ne pas la lui subtiliser. Sa lettre est simple, spontanée, fougueuse, émouvante. La figure de Bondy la traverse en permanence. Se dessine en filigrane un portrait du philosophe qui réfléchit, doute et travaille tout en parvenant à lâcher prise pour que son corps vibre en même temps que celui de Honza.

« J’ai toujours besoin de savoir que tu partages avec moi ce qui compte, jusqu’à la limite où cela peut se partager, et même un peu au-delà. »

Tous deux ont été extrêmement proches, comme en témoigne le Journal de la fille qui cherche, livre dans lequel Egon Bondy, prenant la plume à la place de Jana Černá, décrivait en 1951 la folle épopée champêtre et sexuelle, avec haltes dans le chœur des chapelles ou au pied des tracteurs, de celle qu’il imaginait alors en train de batifoler avec légèreté au bras des cultivateurs ou des brasseurs vivant dans les faubourgs de Prague. Une traduction un peu différente de cette lettre clôturait d’ailleurs l’édition française de ce texte (paru chez Urdla).

Jana Černá, née Jana Krejcarova en 1928, est décédée dans un accident de la route en 1981 et Egon Bondy, né en 1930, est mort à Bratislava en 2007. Habitué à fumer au lit, il mit une nuit le feu à son pyjama et succomba à ses brûlures.

Jana Černá : Pas dans le cul aujourd’hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions La Contre-Allée.

samedi 17 janvier 2015

La vie privée des mots

Que se disent les mots entre eux ? À quels jeux se prêtent-ils, réunis, accolés, juxtaposés, désunis, rabibochés à leur insu, sur le papier, l'écran ou plus simplement dans le vide, l'air, le vent ? Ont-ils des affinités, des répulsions, des envies de solitudes ou de gangs organisés, des désirs de détournements de sens, de sons, ne serait-ce que pour rendre la monnaie de leur pièce à ceux et celles qui les font parfois jouer de très mauvais rôles ? 

C'est à ces questions, et à bien d'autres, que s'attelle Alain Roussel dans La vie privée des mots. Collectionneur particulier, il s'attarde avec malice sur ce qui se dit dans l'intimité d'une phrase, au hasard d'une rencontre fortuite ou voulue. Avec, à chaque fois, les mots en invités de marque. Les mots et leurs sonorités, leur double sens, leurs facéties, leur corps, leur odeur, leur couleur, leur tendance à forcer l'allitération et leur façon d'influer sur la pensée de ceux qui se servent d'eux sans payer leur dû au silence.

"Les mots du monde s'unissent à notre insu pour créer des phrases qui tournent indéfiniment sur elles-mêmes, comme la terre, le temps et l'espace. Voulant comprendre cette langue étrange de la nature, l'homme invente ses propres mots. Il cherche à travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage où le signe et l'être sont inséparables."

 Graphie et phonétique font ici bon ménage. "Les lettres voyagent aussi d'un mot l'autre, au fil des pages". Tous ces mots, Alain Roussel les repère facilement, les suit, les note, les glisse dans sa collection personnelle. Il se laisse porter par ces grands voyageurs qui, mine de rien, viennent titiller sa mémoire, revisitant à l'occasion quelques scènes sensuelles, tout en modifiant sa  perception de la réalité.


Alain Roussel : La vie privée des mots, éditions La Différence.


Alain Roussel vient de publier Le Labyrinthe du Singe aux éditions Apogée.


samedi 10 janvier 2015

À vous tous je rends la couronne

Il faut parfois peu de pages pour aller à l’essentiel. Témoin ce livre de Catherine Ysmal. Récit bref, serré, tourmenté. Celui qui parle s’appelle Ilya, "l’enfant bizarre, sensible, puis plus tard, le fou, marteau comme on disait, qui accompagnait son père sur des chantiers d’ouvriers yougoslaves". Il se trouve qu’il rentre justement des obsèques du père, bien décidé à dire ce qu’il a sur le cœur. Pour ce faire, il vaut mieux que les bavards, les bruyants, les m’as-tu-lus, les livreurs de pensées fades, les porteurs d’expressions usées et de mots cuits la mettent enfin en veilleuse.

« Taisez-vous fantoches autoritaires, faiseurs de mots, dompteurs crétins, bateleurs impuissants à ramener la cacophonie en chaos véritable. »

Ce qu’il exprime court entre souffrance et délivrance. Il se libère d’un tas de tutelles. Sa parole, longtemps réprimée, sort à l’air libre. Elle ne se dissocie pas plus du corps que de la pensée. Fragile ou violente, elle dit sa colère et son envie de vivre. Son besoin de naître à soi-même et aux autres. Non pas à  la place du père mort mais avec.

« Mon père est mort. Et ce qui brûle n’est pas son corps, mais l’empreinte d’un géant ; cette ombre qui se reflète sur le mur et qui pourrait encore répondre. Je lui demande non pas de disparaître mais de se taire. »

La force de ce récit ne réside pas seulement dans sa concision. Les faits évoqués, leur expansion, la personnalité du narrateur (fragile et remonté) et le rythme soutenu qu’adopte Catherine Ysmal y sont aussi pour beaucoup.

« Le vent, libéré de ses pères, retombe en cendres froides jusqu’à s’abasourdir de silence. »


Catherine Ysmal : À vous tous je rends la couronne, Quidam éditeur.

jeudi 1 janvier 2015

Mauvaises langues

Mauvaises langues – 86 poèmes, "journal de deux années" – le nouveau livre de Paol Keineg, offre une multitude de moments brefs. Ceux-ci sont assemblés ou fragmentés. Ils se frottent, se parlent et suscitent, au fil des saisons, des réflexions qui permettent de sauter du jour au lendemain en donnant toujours un peu plus de nerf, de relief, de sens au temps qui file.

« Faire glisser sa plume
sur les méchancetés du monde -
il faudrait être fou
de ne pas répondre à l’espoir que font naître

les choses sans importance,
avec obligations réciproques
et salut
aux entraves de la langue. »

Paol Keineg reste on ne peut plus attentif à ce qui l’entoure. Il relie fréquemment passé et présent et fait confiance à sa mémoire, (elle se montre tour à tour familiale, linguistique, sensitive, sensuelle ou visuelle) qui travaille en silence et en permanence.

« une simple promenade à bicyclette

me conduit sans hésiter
à la porte d’une vieille femme
qui revient de faire les foins
avec ses chiens.

Comment s’étonner qu’elle réponde
aux questions par des questions
et que sur le pas de la porte elle s’efface
pour faire entrer la mort ? »

Il note ce qu’il vit au quotidien en ne gardant le plus souvent que l’anodin (autrement dit l’essentiel) qu’il rabote et polit. Il vit seul. Dans un village qui fut celui de son enfance. Où il peut aisément dialoguer avec ses disparus. Et marcher dans les éboulis du temps, qui ne s’arrête évidemment jamais, sans pour autant se couper du monde. Il manie l’humour à la perfection. Il le veut bref et inattendu. Il rêve et lit en plusieurs langues. Il passe de l’une à l’autre avec plaisir, conscient que certaines sont plus fragiles (et attaquées) que d’autres. S’endort parfois le soir en Bretagne et se réveille au milieu de la nuit en Amérique, où il a vécu pendant plus de trois décennies. Il veille sur le geai qui niche au fond du jardin. Donne à manger aux pies. S’étonne d’entendre à nouveau le rossignol. Aimerait bien être chien.

« parce qu’un chien
y voit clair
et aboie après les défunts. »

Il plaint les porcs parqués. N’en peut plus de voir ces champs de maïs qui leur sont destinés et qui bouchent (et pompent) bien plus que l’horizon. Il sait la brutalité ambiante. L’appât du gain. La froideur des décideurs. Il écrit "pour faire du simple avec du compliqué". Il s’est doté, pour cela, d’une langue imparable. Elle déjoue les ficelles poétiques. N’entend pas séduire. Elle est âpre et rugueuse. Percutante et efficace. Elle procure à son poème une force rentrée. Elle est tendue telle une flèche. Qui, quand elle part, fait mouche.

« la vraie vie n’existe pas,
l’autre, la pas vraie,
aux soirs d’hirondelles mentales,
suffit. »

 Paol Keineg : Mauvaises langues, éditions Obsidiane.

jeudi 18 décembre 2014

Nativité cinquante et quelques

Il faut revenir en arrière, se déplacer au creux des années cinquante et écouter celle qui vient de se décider à raconter une histoire dont presque plus personne ne parle. Tous les personnages dont elle va brosser le portrait et suivre l’itinéraire sont morts depuis belle lurette. Tous ont fini par rejoindre leur ombre sous la terre et le marbre. Il ne reste d’eux que cette chronique d’un soir de Noël sous la neige et dans les éclats lumineux d’une guirlande en feu, au hameau de Villemort.

« Villemort : quelques demeures égarées parmi les brandes et les orties, la plupart à demi fondues. Au commencement du vieux siècle elles étaient encore occupées puis les habitants sont morts. Les héritiers se désintéressent de ces tas de pierres. Les portes sont fermées depuis tout ce temps. »

Une seule maison est habitée. Elle appartient à Maît’ Louis, le rebouteux. Bien que mal en point, usé à force de prendre dans son corps les maux des autres, il se fait un plaisir d’accueillir en grande pompe ceux qui, partis de la ville voisine, sont en route à bord d’une Ariane « gris étoile » où ont pris place, outre Mon Filleul qui conduit et Ma Filleule qui gémit, un nourrisson « chaud comme du lait » et une vieille tante enrhumée, surnommée « la vache », énorme et impotente.

« Il roule très lentement dans le hameau, le Mon Filleul, les phares s’accrochent aux murs : et ce qu’il voit c’est que tout est désert, qu’il n’y a pas de vie dans ces friches de pierraille.
C’est-il lugubre ce vieil endroit, fait la tante.
C’est là qu’il demeure, fait Mon Filleul.
Mais où ?
Ben là. Villemort, c’est là. »

Avant de parvenir au moment décisif du récit, Lionel-Édouard Martin prend soin de tisser et d’aligner ses phrases en s’attardant sur leur sonorité. Il les étire comme il en a l’habitude, leur donne du nerf, du muscle, du corps en y ajoutant des saveurs, des odeurs. Sa façon de s’emparer du vocabulaire et de frotter les mots les uns contre les autres est inimitable. Son texte, ample, juste, flirtant avec l’oralité, entremêle judicieusement les scènes et les différents lieux évoqués. Le récit y gagne en intensité. Les personnages qui y circulent sont très simplement humains et attachants. Même le médecin, bien allumé, et probablement incompétent, qui apparaît au détour de quelques pages imparables, lancé dans un dialogue de haut vol, apparaît, par son sens de la répartie et ses citations, presque à son avantage.

« Il tousse. Il tousse, la belle affaire. Vous croyez qu’on peut grandir sans tousser peut-être ? Il faut que le corps s’exprime. Alors il tousse, il hoquette. C’est signe de bonne santé que diable. »
C’est en décrivant les faits et gestes coutumiers, puis en esquissant ce qui transparaît des silences et de la vie intérieure de ceux auxquels il s’attache, que Lionel-Édouard Martin parvient à entrer au cœur d’une réalité qui allie simplicité et profondeur. Il le fait avec discrétion et empathie. Le temps d’un roman habité par des êtres qui ne se résignent jamais.

Lionel-Édouard Martin : Nativité cinquante et quelques, Le Vampire Actif.

* Les années cinquante (et les "évènements" qui y sont liés, notamment la guerre d'Algérie) sont également au cœur de Mousseline et ses doubles, roman de Lionel-Édouard Martin publié cet automne par les éditions du Sonneur. On y retrouve ce sens de la narration qu'il maîtrise parfaitement. En donnant tour à tour la parole aux deux personnages principaux, seuls rescapés  d'une histoire familiale pour le moins douloureuse, il parvient  à passer d'une génération l'autre en balayant (de la campagne à la ville avec scènes et dialogues saisis au cordeau),  un demi-siècle à bon rythme.

mercredi 10 décembre 2014

Le beau capitaine

C’est à une plongée dans un huis-clos feutré mais plus incisif qu’il n’y paraît que nous convie Mènis Koumandarèas avec Le Beau Capitaine. L’histoire, racontée par un ancien conseiller d’état qui en fut lui-même l’un des protagonistes, se déroule en Grèce au début des années 60. Un jeune officier se rend dans les bureaux du Vieux Palais Royal à Athènes pour y déposer une requête. Son avancement, bloqué par sa hiérarchie pour des motifs futiles (« insuffisamment discipliné, enclin à la discussion »), en est l’objet.

« Le capitaine – à en croire les trois étoiles sur son uniforme – ne semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence débordait d’un amour de la vie en son premier éclat. »

Séduit par la grâce et la prestance du Capitaine, le conseiller (qui n’est encore que Maître des requêtes) s’empare du dossier et n’aura, dès lors, de cesse de faire réparer, suivant des procédures longues et compliquées, ce qu’il considère comme une injustice. Tout le roman tient dans cette équation assez simple qui, pourtant, ne sera jamais résolue. Dès qu’une première requête sera sur le point d’aboutir, elle sera bloquée à l’autre bout de la chaîne militaire et suivie d’une deuxième puis d’un troisième (etc.) avec, à chaque fois, des motifs de refus plus graves et sentencieux. L’engrenage est implacable. Le jeune officier va y perdre bien plus que ses illusions et le vieux conseiller, après avoir tenté de dénouer tous les fils et les éventuelles failles du début de carrière de celui qu’il souhaitait voir rétabli dans ses droits, y perdra lui aussi une partie de ses certitudes (remplacées par un total accablement) et de son aveuglement politique.

« C’était soudain comme si toute la vérité m’était révélée, affreuse dans toute son étendue et sa profondeur, comme un tableau de Jérôme Bosch où l’horreur est partout. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un complot d’êtres sans conscience qui s’était enroulé comme un serpent autour de lui, serrant ce corps d’homme à l’âme d’enfant. »

Avoir sous-estimé le pouvoir des militaires alors qu’il vivait en permanence à leur contact reste un constat qu’il a du mal à admettre. Koumandarèas, en faisant de cet homme respectable et déclinant, semblant revenu de tout, le narrateur de son roman, agit sur un levier qui lui est familier : attirer l’attention sur ceux qui vaquent à leurs occupations personnelles avec un certain allant et une envie d’aider les autres tout en oubliant ce qui se trame (on touche ici à la politique au plein sens du terme) dans une société mal en point où la démocratie, dont ils semblent se désintéresser, est en danger. Ce que le conseiller d’état et Le Beau Capitaine – qui n’ont pas de nom et n’existent que par leur fonction – ne voient pas venir, alors qu’ils se trouvent aux premières loges, c’est la montée en puissance des militaires qui aboutira en 1967 à la dictature des Colonels.

On retrouve ici ce qui frappait déjà dans La Femme du métro, le précédent roman traduit de Koumandarèas : le fossé entre les générations et l’abîme qui sépare ceux qui osent de ceux qui se replient en se satisfaisant d’une société qu’ils ne cessent pourtant de critiquer en aparté. Cela, l’écrivain, plutôt que de l’énoncer bruyamment, préfère le donner à sentir en travaillant sur les travers de personnages qu’il ne fustige jamais. Il lui suffit de les suivre, de se glisser dans leur vie, dans leur intimité, d’écouter leurs propos, de cerner leur mal être et les bouffées d’illusions qui, épisodiquement, les requinquent, pour les montrer tels qu’ils sont : tour à tour ordonnés, zélés, obsessionnels, fringants, défaillants et à peu près semblables à tous ceux dont ils espèrent, si ardemment, se démarquer.

Mènis Koumandarèas : Le Beau Capitaine, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.

* Mènis Koumandarèas a été retrouvé mort samedi 6 décembre à son domicile à Athènes. Les circonstances exactes de son décès ne sont pas encore établies mais les premiers éléments laissent à penser qu'il aurait été assassiné. Il avait 83 ans et était l'un des écrivains les plus respectés de son pays. Ci-joint, l'hommage que lui vient de lui consacrer le journal Le Monde.