On a beau lire Antoine Emaz depuis des années, on n’en reste pas moins
étonné à chaque nouvelle parution. Il y a bien sûr ce que l’on retrouve
en permanence au fil de l’œuvre (la concision des poèmes, leur tension
extrême, l’absence de ponctuation, la relation au corps fatigué, la
présence reposante du jardin, la légèreté qu’il espère capter au
dehors, par le biais du vent, dans la douceur de l’air) mais aussi ce
que l’on découvre parfois avec retard. Ici ce sont, par exemple, ces
portraits brefs, esquissés en peu de mots :
« seize ans visage vieux
vite
las »
vite
las »
ou encore :
« visage d’un ami ce soir
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »
De peu reprend des textes parus initialement sous formes de
livres d’artistes, de recueils ou de plaquettes, entre 2001 et 2011.
Il complète ainsi, sans jamais les recouper, les deux précédentes
anthologies, Caisse claire (Points Seuil, 2007) et Sauf (Tarabuste, 2011).
On suit l’auteur au quotidien. Il le sait précaire. Usant. Abonné à
la répétition. Le portant inévitablement jusqu’au soir en le vidant de
ses forces, ne lui offrant que la nuit pour se refaire, avant de
« reprendre le corps
là où lourd on l’avait laissé
tomber
là où lourd on l’avait laissé
tomber
bien forcé »
Il ne lâche cependant rien. S’il pose, avec la rigueur qu’on lui
connaît, ses peurs, ses fatigues, ses doutes sur la page, il prend aussi
le temps de s’octroyer ces nécessaires moments de calme et de répit
qui l’aident à tenir. Il ne se laisse pas envahir (et pas plus
bousculer) par les vents contraires. Il dit simplement ce qui lui paraît
évident. Et la fragilité de l’être l’est assurément. Tout comme sa
capacité à ramasser en lui assez d’énergie pour y faire face.
« on prend un verre de vin
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »
Ce volume (370 pages) est de temps à autre traversé par les
disparitions, en particulier celle de la mère. Sans effusion, sans
pathos. Avec des mots simples, presque légers, pour évoquer celle qui
« se détache », de son corps et de ses proches.
« celle qui s’en va pèse
sa vie parmi les vies pas plus
sa vie parmi les vies pas plus
pour celui qui regarde
elle embarque une part d’histoire »
elle embarque une part d’histoire »
La mémoire est, ici comme dans ses précédents ouvrages, une alliée précieuse pour Antoine Emaz.
Il ne la sollicite pas vraiment. C’est elle qui s’invite à
l’improviste. Déjouant l’oubli. Et réinventant des scènes ou des
dialogues qui s’effritent avec le temps.
« bazar de souvenirs
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »
« Manège de mémoire », dit-il quelque part, pris dans un long
chassé-croisé, vivant entre fatigue et force retrouvée, avec en
permanence, intacte, vibrante, cette scansion unique. Qui est celle
d’une voix qui porte loin.
Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».
Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».