mercredi 9 mars 2016

Louis sous la terre

C’est le parcours discret, presque effacé, du peintre suisse Louis Soutter que Sereine Berlottier retrace ici. Elle le fait en partant des quelques éléments biographiques qui ont pu échapper au silence qui aura entouré la vie de cet homme né en 1871 dans la petite ville de Morges et mort en 1942 à l’asile de Ballaigues, où il passa ses dix-neuf dernières années. Elle ouvre ces balises et les travaille à sa manière – qui est posée et précise – pour qu’elles bougent en s’insérant au mieux dans le récit.

« Nous sommes en 1923, tu as cinquante-deux ans, tu montes les marches sans regarder les visages, tu te tiens droit, tu ne veux pas te sentir vaincu, la porte s’ouvre, tu découvres la chambre où désormais tu vas vivre, où tu vas dessiner, écrire, deux lits, deux chaises, un grand bahut, une table que tu mesures au premier regard. »

Tout avait pourtant bien commencé pour celui qui fut d’abord apprenti architecte à Genève, puis violoniste à Bruxelles et enfin enseignant dans une école d’art à Colorado Springs où il vécut quelques années, le temps d’un mariage qui tourna court, avec une américaine rencontrée en Belgique et tout se passa également à peu près bien jusqu’à son retour dans sa ville natale. C’est à cette époque qu’il se mit à dépenser sans compter, se retrouvant rapidement fauché, lâché par sa famille et contraint de rejoindre le seul lieu où l’on acceptait d’héberger les vieillards et les indigents du canton.

« Dix-neuf ans que ton père est mort, sept années que ta sœur a succombé à un mal inconnu. Il ne reste que toi, un frère, une mère, les dettes, la réputation menacée, et cette étrange démarche de sauterelle blessée qui est la tienne lorsque tu parcours la ville. »

Le lieu n’est pas fermé. Il peut en sortir et se lancer dans des marches épuisantes au cours desquelles il lui arrive de tomber ou de se perdre. Il aime fatiguer ce long corps maigre qui devient de plus en plus sec et qui tressaille ou vibre dès que ses doigts se mettent à dessiner ou à peindre des portraits et des formes étranges.

« Tu dessines dans des cahiers d’écolier que tu empiles dans le grand buffet de ta chambre et que tu sors parfois pour les montrer à un visiteur qui aurait entendu parler de toi là-bas, loin, quelqu’un qui serait libre d’aller et venir, de monter dans une automobile, de rouler, de frapper à la porte, de demander à te rencontrer. »

L’un d’eux, un jour, viendra spécialement pour lui, pour prendre la mesure de ses dessins, et pour en acheter un, à prix fort, pour montrer que ce reclus dont personne ne se soucie est en train, mine de rien, de bâtir une œuvre qu’il conviendrait de préserver. Il ne faudrait pas que ses dessins et portraits futurs finissent, comme la plupart des précédents, à la poubelle. Cet homme, c’est Jean Giono. Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’intéresser au peintre. Un autre, qui est l’un de ses cousins, Charles-Édouard Jeanneret, plus connu sous le nom de Le Corbusier, vient lui rendre visite et réussira, en novembre 1936, à organiser une exposition de cinquante-trois dessins au Waldsworth Atheneum de Hartford, dans le Connecticut.

Tous ces éléments, toutes ces pièces collectées plus tard, quand il a bien fallu, après la mort de Louis Soutter, savoir qui était vraiment cet artiste dont on commençait à découvrir l’œuvre, Sereine Berlottier les replace dans leur contexte, et s’en sert a minima, pour  donner libre cours à un récit axé autour de la personnalité du peintre et de son itinéraire si particulier. Elle s’adresse à lui, regarde, note, questionne et parvient, à travers un canevas inventif très ciselé et judicieusement mouvant, à retrouver l’être fragile qui se cachait derrière ces corps mystérieux qu’il a légués à la postérité.


 Sereine Berlottier : Louis sous la terre, éditions Argol.

mercredi 2 mars 2016

Pourquoi je lis "Les Amours jaunes" de Tristan Corbière

" Allons ! Tristan ! Bon chien sans race, / Croisé de guigne et de dégoût, / Donne ta chaîne et prends ma place : / J’aboierai contre les matous ! ", Tristan Corbière.


Tristan Corbière est mort à Morlaix, dans le Finistère, le premier mars 1875. Son seul livre, Les Amours jaunes, composés de 101 poèmes, avait été publié deux ans plus tôt, à compte d’auteur, chez les frères Glady, imprimeurs à Paris. 140 ans plus tard, le livre est toujours bien présent. Et la figure du poète également. Ni l’un ni l’autre n’ont été aspirés par l’invisible pompe, pourtant vorace, qui alimente jour après jour la grande fosse où gisent des dizaines de milliers de disparus de la littérature.

Si Corbière doit sa survie à l’originalité de ses textes, à ses raccrocs, à ses rognures, à ses cassures, à ses chants et dé-chants, à ses tangages, à ce ressac brisé qu’il rend si haletant, à sa faculté d’embarquer, au quart de tour, le lecteur pour un cabotage insensé, par temps de chien, à bord d’un rafiot d’infortune à quelques encablures à peine de la côte, il doit également une fière chandelle à Verlaine qui, en l’incluant en 1884 dans le volume Les poètes maudits (aux côtés de Rimbaud et de Mallarmé, entre autres) fut l’un des premiers à le faire connaître. L’étonnant, c’est que, depuis, et régulièrement, d’autres passeurs (ainsi Tristan Tzara, Henri Thomas, Gérard Macé, Emmanuel Tugny) ont régulièrement pris le relais, expliquant ce qui, dans une œuvre restreinte mais foisonnante, les aidait à aller de l’avant et à se sentir quelques affinités avec cet auteur à la plume redoutable (et à la santé fragile) qui aura pauvrement ri (de lui) et maladroitement aimé (jaune) durant son bref passage sur terre.

Cette fois, c’est Frédéric Houdaer qui dit comment et pourquoi Les Amours jaunes continuent de l’accompagner. Il lui arrive d’ailleurs de croiser l’ombre du poète à l’improviste. Cela se passe dans des territoires infimes et imaginaires. Il peut également percevoir quelques traits de sa personnalité créative chez tel ou tel musicien, cinéaste ou poète contemporain. Ce sont des concordances qui ne peuvent être détectées que par un lecteur averti. Ce qu’il est, assurément, lui qui glisse, au fil d’un essai qui oscille entre récit et critique littéraire, de judicieuses citations qui éclairent le parcours escarpé du « poète contumace ». Il en retrace les grandes étapes. Rappelle ce qu’il doit, dans sa recherche, à ceux qui, avant lui, s’y sont collés, notamment Jean-Luc Steinmetz, l’auteur d’Une vie à peu près, qui reste, de loin, la meilleure biographie publiée à ce jour. Il montre combien Les Amours jaunes demeure un livre actuel. Insiste sur le bienfait qu’il y a à s’y replonger régulièrement. Et, ce faisant, ouvre (en toute subjectivité) de nouvelles portes pour inciter ceux qui ne le connaîtraient pas encore à entrer dans ce « monstre de livre ».

« Trente ans après sa découverte, Corbière reste un événement inouï dans mon parcours de lecteur. Seules mes découvertes (plus tardives) de Richard Brautigan et de Réjean Ducharme peuvent lui être comparées. Qu’ai-je trouvé dans ce recueil ? Une planche de salut, pour commencer. »

L’ouvrage de Frédérick Houdaer est le troisième titre de la collection Les Feux Follets, constituée de courts essais « critiques et élogieux » où des écrivains contemporains parlent de l’attrait que continue d’exercer sur eux tel ou tel livre.

Frédérick Houdaer : Pourquoi je lis Les Amours jaunes de Tristan Corbière, Le Feu Sacré éditions.

Le blog de Frédérick Houdaer s’ouvre ici.


mercredi 24 février 2016

Toutes tuées

« Dire pour s’en sortir / et marcher dehors / à l’endroit et à l’envers de la douleur », Jean-Claude Leroy.

 Si dans Aléa second, son précédent recueil, Jean-Claude Leroy offrait des séquences ramassées, faites de poèmes brefs dans lesquels l’émotion restait maintenue à distance grâce à un sens de l’ellipse et de la suggestion extrêmement bien ajusté, il en va, avec les longs poèmes qui composent Toutes tuées, tout autrement. Sa voix devient soudain ample et soutenue. Elle donne libre cours à des douleurs qu’il ne peut garder infiniment en lui. Il ne se contente pas de les exprimer en les jetant sur le papier. Il explore leurs contours, les place dans le contexte où elles ont pu proliférer et touche du doigt des plaies qui demeurent à vif.

« Toute mon histoire personnelle se résume à ce "laisser prendre" réclamé à hauts cris et jamais entendu par celle qui – à ce moment-là – me faisait grâce de...
enfin celle qui allait se tuer bien plus tard
mais pas assez encore pour que je fusse épargné des secousses post-mortem. »

Prendre la parole, la lancer sur les routes fiévreuses de l’oralité, lui donner corps, lui impulser un rythme syncopé ou lancinant, ne peut, chez lui, s’envisager sans expulser enfin ce trop-plein de non-dits qui abîment tant en-dedans. Cet amas de souffrance rentrée, il s’en doute, et le dis avec violence parfois, n’est pas inhérent à sa propre personne. La douleur et l’injustice sont à l’œuvre partout. Les femmes « prises » et « toutes tuées » qu’il évoque dans le long et terrible premier poème qui ouvre le livre ne sont plus là pour le confirmer mais les mots qu’il emploie et tisse pour les remettre debout, de ce côté-ci de la terre, sont assez poignants et âpres pour qu’elles restent à jamais présentes au monde.

« dans l’Inde colorée des dieux innombrables, dans Athéna, cité à la chouette, ou dans Sparte,
dans les forêts riches de Bornéo ou du Costa Rica, dans les déserts de Mahave ou de Gobi
dans la Chine centralisée, le Japon, le Mexique, l’Angleterre, dans la vallée du Nil ou du Zaïre
du Rio Negro, du fleuve Amour,
sur tous les continents et jusqu’au fond des rêves
partout
de tout temps
elles se sont toutes tuées
les femmes prises se sont toutes tuées. »

Il y a beaucoup de tension dans ces "textes à dire". Jean-Claude Leroy s’empare de la langue et la travaille avec une souplesse d’expression qui l’aide à la tordre, à la brasser, à la faire charrier ce dont il s’allège. Cela touche à sa difficulté d’être et de se mouvoir dans un monde où le collectif prime, écrasant celui qui, par sa personnalité même, n’a jamais voulu prendre place à bord de ce train infernal qui s’arrête pourtant périodiquement à sa hauteur pour l’inviter à rejoindre les passagers qui s’y entassent. Son besoin de solitude, son attirance pour la flânerie, son envie de mener sa réflexion posément et sa soif de liberté lui demandent de laisser passer son tour. Ce qu’il fait volontiers. Se souvenant que son aversion pour le normatif et le garde-à-vous de rigueur ne date pas d’hier.

« je nage debout dans une mer incapable
l’école me couche me cache me casse
dehors la cour derrière le cimetière le froid
un seul mot m’écoute avec son bec
carreau sale brisé d’azur j’entends un chant
j’entends ma cause clamer à cru
impossible à dire ce susurrement me serre
la gorge du sens s’écoule droite
les griffes de la vie ne s’attachent plus à la nuque
les organes de la langue dévalent toutes les craintes
rassemblent ta bouche avec les mots trouvés qui errent
la maîtresse te pousse avec la craie
tu vas parler oui ou merde ! »

Ces textes rudes, portés par un rythme élevé, dû à un souffle de grande ampleur, viennent de loin. En se frottant à l’air libre, ils martèlent, pêle-mêle, et entre autres, les révoltes, réflexions, blessures, souffrances, déceptions, sentiments contraires et convictions bien affirmées qui jalonnent, au fil du temps, le long cheminement intérieur d’un homme à la gorge souvent nouée.

 Jean-Claude Leroy, Toutes tuées, éditions Rougerie.

lundi 15 février 2016

Petite vie

Il a dix ans et préfèrerait disparaître sous les draps. Il les entend qui s’affrontent derrière la cloison qui sépare sa chambre de la leur en imaginant aisément, paupières closes et respiration bloquée, ce qui se passe tout à côté. Il connaît par cœur la bande-son qui accompagne leurs ébats. Lui, le père, le gringalet, doit être en ce moment couché sur la mère, en train de gigoter et de se retenir. Et elle doit sûrement le laisser venir en l’encourageant petitement (Ah ! Oh ! Ah !) tandis qu’il ne peut s’empêcher de l’insulter (Ferme-la, putain !), conscient qu’elle ne tardera pas à le désarçonner et à l’éjecter avant même qu’il aura commencé à jouir.

« Leur petit manège, malgré qu’il soit et depuis longtemps ritualisé, semble s’accomplir une fois de plus dans la précipitation, le plus savant désordre. Il leur faut, à tous les deux, se libérer des tensions et des rancunes trop longtemps accumulées. »

Ces tensions, ancrées au plus profond de ces deux êtres fêlés, déboussolés et dépressifs, s’expriment au quotidien avec comme unique spectateur l’enfant qui, bien que ne possédant pas ("en théorie - en théorie seulement") "le bagage ni le langage pour appréhender" la situation, dresse néanmoins, et posément, de terrifiants portraits à charge de ses géniteurs. Il y a d’un côté "Daniel, mon salaud de père" et de l’autre "Violette, ma folle de mère". Violée à la sortie d’un bal au bord d’une rivière puis prise peu après, "en catastrophe", sur un banc de gare par celui qui allait devenir son mari, elle a perdu la raison après s’être en partie vidée de son sang, trois jours après qu’elle eut accouché de ce fils unique.

« Il la bat devant moi, trop heureux – sans doute – de m’offrir une nouvelle démonstration de son petit pouvoir. »

En fait de pouvoir, cet homme (qui frappe aussi bien sa femme que son fils) en est tout simplement dépourvu. Sa santé est mauvaise. Son physique délicat. Son appartement a été payé par sa belle-mère, une ancienne infirmière qui débarque à l’improviste, menant son petit monde à la baguette. Quant à son gagne-pain (un emploi dans une usine de pétrochimie qui fait qu’il dégage, en permanence, une puanteur insupportable), il le doit à Caudron, le médecin de famille, inquiétant personnage qui rôde en périphérie et qui surveille de près la maladie respiratoire qui lui mange le souffle. Il lui offrira d’ailleurs bientôt, jouant à l’homme providentiel jusqu’au bout, un long séjour à l’hôpital.

« Je vais mourir. C’est tout ce que mon pauvre salaud de père paraît en mesure de rétorquer. Asphyxié depuis le réveil, il a prononcé cette phrase une bonne dizaine de fois, jusqu’à en évacuer le sens. »

C’est un remarquable huis-clos, avec plongée dans les ténèbres de l’âme humaine, vu à travers le regard d’un enfant, que nous invite à suivre ici Patrick Varetz. Son écriture est très efficace. Les incises brèves qu’il insère régulièrement au fil des phrases donnent beaucoup de corps, de précision et d’épaisseur au texte. Elles insufflent, de plus, un tempo lancinant à ce roman extrêmement fouillé. Au final, les innombrables dérives des deux adultes fracassés attisent toujours un peu plus l’envie (et la rage) de s’en sortir – d’une façon ou d’une autre, si possible par le haut – du petit narrateur. Qui reste - on le serait à moins - forcément méfiant.

 Patrick Varetz : Petite vie, éditions P.O.L.

lundi 8 février 2016

Georges écrit

Quand Georges écrit, ça fait des histoires. Et c’est René Troin qui les raconte.
 
En hommage à René Troin, décédé le 9 janvier 2016, cette note publiée sur Remue.net en 2007, à la parution de Georges écrit. Nous nous étions rencontrés à Rochefort sur Loire, et avons ensuite échangé mails et lettres. C'est Pierre Laurendeau, son éditeur chez Deleatur, qui nous avait mis en relation. Et c'est par lui, samedi matin sur l'Alamblog, que la triste nouvelle m'est parvenue.



Cinq ans après La Crau (Arizona), ses "petites histoires" publiées par La compagnie des Indes oniriques aux éditions Deleatur, René Troin réapparaît, toujours aussi vif et malicieux, cette fois chez Ginkgo éditeur, dans la collection "Biloba" animée par Pierre Laurendeau, celui qui présidait justement, il y a quelque temps encore, aux destinées de Deleatur. Depuis une dizaine d’années, ces deux-là (auteur et éditeur), unis dans une réelle complicité, nous préparent des rendez-vous imprévus.

Ici, la rencontre annoncée est celle de deux couples. Elle aura lieu dans un appartement du "Calypso A, un donjon de dix étages (...) sans imagination architecturale mais avec vue sur la mer pour tous les locataires".

Seul problème, quand les invités débarquent, celle qui les attend sur le palier semble un rien contrariée et demande aux arrivants de ne surtout pas faire de bruit. C’est que, de l’autre côté de la cloison, dans une pièce fermée, Georges, "son époux en ébullition", écrit... ça lui est venu d’un coup. Une idée a surgi sans crier gare "pendant qu’il mixait l’huile d’olive, l’ail, les tomates, le basilic et les trois fromages qu’il met dans sa sauce au pistou". Depuis, Georges souffre "ou c’est tout comme, à la lutte avec les mots".

Ce que Georges écrit, le convive (à défaut de le deviner mais s’ennuyant ferme au milieu des chuchotements) essaie de l’imaginer. Il décide même d’y ajouter en prime sa propre touche et fait intervenir au coeur du récit Jimmy Lidol (un type avec un grand air de Moustique, le rocker mythique du début des années 60), certes pas au mieux de sa forme mais zigzaguant encore dans le circuit et roulant dans Paris au volant d’une antique Prairie déglinguée...

Le livre évolue sur trois plans. L’un, statique, dans un salon morose où l’on reçoit. L’autre, épique, dans une époque électrique qui en a laissé plus d’un sur le carreau. Le troisième enfin, hypothétique et subtilement détourné, dans l’imagination d’un auteur et de son double (moqueur) très en verve.


« Sur ma gauche, tout près, quelqu’un tousse. Je tourne la tête juste ce qu’il faut pour découvrir Georges - ça ne peut être que lui - accoudé à la fenêtre de la pièce voisine. Mais lui ne soupçonne pas ma présence - saura-t-il jamais que je me tins sur son balcon ce fameux soir ? »

Un dernier mot , avant que l’auteur des Vingt palindromes et des Douze aventures de Câline et ses amis (Deleatur, 1998 et 1999) ne s’éclipse, en quête d’autres périples, un mot pour saluer la collection "Biloba" qui accueille des textes d’auteurs dont on parle peu mais qui tous étonnent, détonnent et  décapent. Comme Ernestine Chasseboeuf (en trois volumes) ou Jean-Pierre Brisset (Le Brisset sans peine).

René Troin : Georges écrit, Ginkgo éditeur.

Passionné de musique et de chansons, René Troin (que l'on reconnait sur la couverture de Georges écrit), était l'un des trois piliers du site Crapauds et rossignols.

jeudi 4 février 2016

Charøgnards

Quelques pages, placées en début d’ouvrage, nous indiquent que le manuscrit qui est à l’origine de ce livre a été retrouvé en une époque indéterminée en très mauvais état. Séché et restauré, il n’a pu être restitué dans sa totalité. Pour l’auteur, ce texte, au moment où il le rédige, constitue un simple journal de bord. Il entend y noter le bouleversement créé par l’arrivée et l’installation de milliers de volatiles (tous se pavanant en arborant un remarquable plumage noir charbon) dans la petite ville où il vivait jusqu’alors au calme, et en harmonie, avec sa compagne et leur bébé. Or, il se trouve, que les corbeaux peu à peu se multiplient, semant le trouble dans la contrée. Ils donnent de la voix, prennent leurs aises, sur les trottoirs et les places, puis dans les parcs et les champs, passant des fils électriques aux toits des voitures.

« On échange des poignées de mots écorchés touchant de près ou de loin aux charognards qui trouent le ciel et parent les rues. »

Au départ, les habitants tentent de minimiser leur inquiétude en blaguant (« on se croirait au cinéma ») mais bientôt tous considèrent la menace trop forte pour pouvoir continuer à vivre comme si de rien n’était. Les visages deviennent graves. Les paroles se font rares. Le curé a été attaqué puis haché menu à coups de becs et de griffes au pied de son autel. Les villageois commencent à faire leurs valises et à migrer. Le narrateur, qui s’obstine à rester en espérant des jours meilleurs, voit également ses proches s’en aller.

« Personne ne se risque plus dans nos rues – qu’on dirait placées sous couvre-feu. Moi-même j’évite désormais, dans la mesure du possible, de quitter la maison, sans toutefois pleinement m’y résoudre. Sommes condamnés à l’autarcie, moi et les quelques autres qui n’ont pas fui. »

Claquemuré chez lui, il va progressivement tout perdre. Famille bien sûr, puis repères, travail, voisins, mais aussi sa raison et sa propre identité. Le « je » narratif du départ va se transformer en « tu ». L’homme qui note un quotidien où il ne maîtrise plus rien (pas même la notion du temps) se trouve désormais en train de regarder vivre un autre. Son écriture en pâtit. Qui devient de plus en plus squelettique. Ainsi que sa santé mentale. Qui s’effrite.

C’est la lente, l’irrémédiable chute d’un être malmené par les événements avant de finir épuisé, à bout de souffle, que conte Stéphane Vanderhaeghe dans son premier roman. Il parvient à changer de registre d’écriture quand il le faut et serre constamment de près les funestes personnages (ces charognards en ordre de bataille) d’une histoire qui ne peut que mal se terminer, tant il paraît vain de vouloir résister seul, comme le fait cet homme obstiné, scotché, arc-bouté sur son morceau de territoire, quand tout autour la guerre fait rage.


 Stéphane Vanderhaeghe : Charøgnards, Quidam éditeur.

lundi 25 janvier 2016

J'y suis, j'y suis toujours

Ce n’est pas parce que le corps – forcément usé par des années qui furent loin d’être de tout repos – connaît en vieillissant de fâcheux ratés, que l’on se doit de battre en retraite, de s’exclure, de se ratatiner en ne s’en remettant qu’à de vagues souvenirs qui, de toute façon, finiront par s’éroder et par disparaître.
Cette stratégie du piteux repli sur soi n’a pas cours chez Lionel Bourg. Et pas plus la sagesse que certains, passé un certain âge, vénèrent tant. Son charme anesthésiant, il le laisse volontiers griller les neurones de ceux qui ont décidé de rentrer définitivement les griffes. À cela, à cet état de fait assez désespérant, il préfère opposer une saine colère, celle d’un homme debout. Et même vent debout. Disant simplement, avec ses mots, sa verve, son énergie, ses flèches bien acérées, bien décochées, ce qui doit être dit, écrit, dénoncé, d’abord littérairement, et avec force, à propos d'un monde terrible, injuste, impitoyable qui continue de broyer sans ménagement.

« Je suis des régions grises.
Des scories, du mâchefer, des laves assouvies et de la crasse industrielle.
Du granit comme des gneiss, du grès primitif, des schistes délités dans l’obscurité que les miens creusèrent. »

Il n’oublie pas d’où il vient et sait de quoi il parle. Il le fait en prenant un minimum de distance pour exprimer au mieux les affres d’une désespérance dont les racines s’entortillent au plus profond d’un peuple bafoué. Il espère que celui-ci finira par relier en réseau toutes ces craquelures et fissures qui ne sont encore qu’à peine visibles en surface. Ce serait une belle revanche que de contraindre les représentants d’une élite intellectuelle franco-française toujours aussi prétentieuse (lesquels se relaient, à coups de livres et de plateaux télé, pour expliquer à peu près tout et n'importe quoi, en culpabilisant, au passage, ceux qui souffrent) à rabattre enfin leur inépuisable caquet...

« On parle de piété. D’extase et de sacré. Du "mal". De la simplicité. Un bénédictin du sérail encense la pauvreté. À d’autres ! L’indigence, j’y suis né : ce n’est pas folichon à voir. Quant à s’en réclamer, légitimant le principe d’une vérité supérieure, chaste, évangélique, ne comptez pas sur moi, la pire abjection, qui se complaît à salir toute beauté justement, rejoignant sur la scène de leur pseudo conflit la feinte humilité du "Très-bas" et les roueries, les pièges ou les caresses d’une habile théologie négative. »

Lionel Bourg met le doigt là où ça fait mal. Il appuie et ne relâche pas la pression. Non seulement pour dénoncer l’effroyable « ordre des choses » que cimentent en partie finance et religions mais aussi pour mettre en lumière les quelques motifs d’espoir qui permettent d’entrevoir de vifs et salutaires sursauts.


Lionel Bourg : J’y suis, j’y suis toujours, éditions Fario.