mardi 21 novembre 2017

Chaîne

Paris, fin des années 60, début des années 70. Kanaan, étudiant en droit, venu d’Afrique après avoir séjourné aux États-Unis puis à Alger, réside sur le campus universitaire de Nanterre-la-Folie. À proximité, vivent les travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles construits à la va-vite, avec des feuilles de tôle et des matériaux trouvés sur les chantiers. Il ne quitte ce décor que pour rejoindre, de temps à autre, son amie Anna dans l’Yonne. Mais il n’en peut plus. Se sent trop à l’étroit. Et décide de tout plaquer. Pour mettre plus d’intensité, plus de vibrations, plus de liberté dans son existence.

« Quel con j’ai donc été de passer ma vie à chercher des fantômes ! Je cherchais à me purifier, à atteindre le noyau, le diamant, mon centre, là où c’est propre et net. Mais il n’y a rien, le centre est partout et nulle part. Alors en finir. Qui veut voyager loin part de haut, de très haut. »

Il rompt les amarres. Garde en lui trop de rage, de colère, de fougue et d’envies diverses pour se satisfaire d’une routine qui commence à le museler. Il lui faut s’échapper, découvrir les quartiers animés, vivre au cœur de la nuit parisienne, sonder les bas-fonds de la ville, se rapprocher de ceux qui lui ressemblent, tous ces frères en précarité qui sont rejetés, qui subissent le racisme au quotidien, qui sont une proie facile pour les marchands de sommeil et dont certains vont, d’ailleurs, bientôt mourir brûlés dans un foyer d’infortune d’où il sortira lui-même très éprouvé.

« Je me réveille tout blanc. J’étouffe sous les bandages et les pansements qui serrent partout mon corps. Évidemment je suis dans un hôpital. Il y a deux nègres assis au pied de mon lit. Ils ont dû guetter mon réveil.
Bonzour, mon frère ! Dit l’un, le plus gros. C’est le type gros-nègre-très-marrant. Je lui fais un signe de la tête. L’autre me dit bonjour avec un petit sourire. Front large et fuyant, calvitie précoce, un rien d’intellectuel. Mais il n’a pas de lunettes. »

Le salut pour Kanaan – qui erre de Barbès au quartier Latin – viendra du théâtre. De la troupe qu’il va créer peu après l’incendie (qui rappelle celui qui eut lieu à Aubervilliers en début janvier 1970, où cinq Africains trouvèrent la mort) en compagnie de ceux qui, comme lui, entendent mettre des mots sur leur condition de parias et les scander haut et fort en public afin d’organiser une riposte inventive, politique et sociale.

« Sortez, Négraille ! Pas pour hurler votre négritude, cette bavure melliflue autour des lippes de travestis, cette guimauve qui traîne encore sur vos corps. Sortez, pas pour hurler des chefs-d’œuvre en ruine ! Debout, Nègres, immigrés, émigrés de la chaîne. Pas besoin de ces monades d’eunuques. Il y en a qui chantent encore ça, des merlins ! Debout pour leur enfoncer leurs flûtes dans le gosier avec ces sifflements de catins. »

Au fil du texte, le parcours du narrateur recoupe de plus en plus celui de l’auteur. Saïdou Bokoum (Guinéen né au Mali en 1945) est en effet l’une des figures marquantes du théâtre africain. Le groupe qui se nomme "Kotéba" dans le roman s’appelle en réalité "Kaloum tam-tam", dont il fut l’un des initiateurs, qui fut invité au festival d’Avignon dès 1969, se produisant ensuite en Europe puis en Côte d’Ivoire. Chaîne est son unique roman. Publié une première fois en 1974 chez Denoël, il l’a, depuis, entièrement réécrit. Décrivant la misère, mais aussi l’espoir, dans une ville arpentée jusqu’en ses recoins insoupçonnés, il offre une lecture imparable de la vie des étudiants ayant quitté l’Afrique pour le Paris (tout juste) post-colonial de la fin des années 60. Son cri vient de loin. De bien plus loin que lui. Il le fait résonner, lui donne une grande ampleur et le dote d’échos multiples, qui se répercutent au cœur de cette nuit urbaine qui en est le centre de gravité. C’est là, au creux des zones mal éclairées, dans les cafés où il va puiser son énergie, au contact des femmes qu’il aime aimer, que naît ce chant profond porté par une langue audacieuse, enflammée, fougueuse et incantatoire.

 Saïdou Bokoum : Chaîne ou le retour du Phénix, postface de Nicolas Treiber, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 novembre 2017

Le camp des autres

Au début du siècle passé, un enfant fuit en s’engouffrant dans la forêt. Il s’appelle Gaspard. Il vient d’abandonner son père mort dans une auge à cochons. Il porte dans ses bras son chien blessé (qui a reçu un coup de fourche lors de la dernière - et fatale - bagarre avec le paternel aviné). Il s’enfonce dans les bois. Sent l’odeur terreuse de l’humus et celle sucrée des tapis d’aiguilles de pins. Il avance péniblement. Taille sa route forestière entre ronces, épines, rochers et incessants dénivelés. Il est mal en point, en territoire hostile.

« Dans le ventre sauvage d’une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n’en finit pas. Un capharnaüm de résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard est recroquevillé contre le chien. »

Il souffre, s’épuise. La forêt ne s’appréhende pas facilement. On doit avant tout s’y orienter, s’y adapter, y dénicher des abris et y trouver de quoi subsister. C’est ce que fait l’enfant. Il coupe sa faim comme il peut. Un soir, il découvre un lièvre au cou déchiré par le fil d’acier d’un collet. Du coup, c’est festin improvisé sous le couvert des arbres. Et sans doute en présence dissimulée des animaux nocturnes en repérage dans le coin. Il embarque également le collet. Qui appartient à celui qui deviendra bientôt, alors qu’à bout de force il gisait sans connaissance, l’homme providentiel qui l’hébergera et qui les soignera, lui et son chien.

« Le type rallume sa pipe de gris sans lâcher Gaspard du regard. Les yeux bien droits qui jaugent la viande de haut en bas. Il a des moustaches épaisses qui vont se confondre sur sa peau mate avec des rouflaquettes de loup-garou mal luné. Chapeau haut-de-forme plus ou moins écrasé sur son crâne dégarni, pas très grand, pas très fort, le dos rond comme un chat de gouttière qui ne boit que les dernières pluies. »

Cet homme, c’est Jean-le-blanc. Il connaît le secret des plantes. Sait soutirer du venin aux vipères et extraire le poison de certains champignons. Il concocte des remèdes pour soigner, guérir, endormir. Il braconne, court les bois, a depuis longtemps choisi son camp (« le camp des nuisibles, des renards, des furets, des serpents, des hérissons. Le camp de la forêt. Le camp de la route et des chemins aussi. ») Il est en cheville avec une troupe de gens qui lui ressemblent et qu’il fournit en bricoles et potions de toutes sortes. Ce sont eux que Gaspard va finalement rejoindre. Ils se déplacent en roulottes, viennent de Hollande, affichent différentes nationalités, sont voleurs, insoumis, déserteurs, romanichels, bohémiens, forbans, anarchistes. Ils vivent de rapines et de menus larcins mais ne tuent jamais, ne partageant pas la philosophie prônée par ceux de la Bande à Bonnot. Ils circulent sur les routes de France, s’approvisionnent quand il faut, campent à l’écart des villes. Ensemble, ils forment La Caravane à Pépère. Avec à leur tête, Jean Capello, un ancien bagnard.

« C’est la famille ça mon mignon, la seule qu’on a. La Caravane à Pépère, légion et mère des sans-légions et des sans-mères. Des pirates à la mange-moi ça ! Y’a pires sales gars va t’inquiète pas. »
En choisissant d’évoquer par la fiction l’épopée de La Caravane à Pépère, qui défraya la chronique dans les années 1906, 1907 (Clémenceau leur envoya ses premières Brigades du Tigre), Thomas Vinau rouvre une page d’histoire qui demeure d’une actualité brûlante. C’est celle de l’exclusion. Des roms, des nomades, des réfugiés, des sans-papiers, des sans-domiciles, des apatrides, etc, rejetés et contraints, comme leurs prédécesseurs, de vivre à l’écart, en périphérie, en bidonvilles, sous des tentes ou à même le trottoir.

Ses personnages résistent en prenant la tangente. Ils essaient d’adoucir le présent (le seul temps qui leur importe) en faisant bloc. Tous sont des habitués de la forêt. Celle-ci – grâce au lexique poétique qui lui est propre et qui est ici judicieusement restitué – offre ses odeurs, ses grincements de branches, les secrets de sa faune, de sa flore et le tracé de ses chemins sinueux au fil des courts chapitres de ce roman lumineux. Qui redonne vie et visibilité aux invisibles.

Thomas Vinau : Le camp des autres, Alma éditeur.

samedi 4 novembre 2017

GEnove GE9

S’il n’est pas besoin de connaître Gênes pour circuler dans l’ouvrage que Benoît Vincent consacre à la ville, il est, par contre, difficile de ne pas succomber à l’envie de s’y rendre après lecture. Son exploration des lieux incite réellement à la découverte. Il s’y promène en un texte foisonnant, mêlant érudition, notes précises, cartes postales, escapades en Ligurie, incursions dans la baie, parcours multiples et évocations d’écrivains, de peintres, de navigateurs et d’hommes célèbres dont les traces restent ancrées dans la longue mémoire de la ville.

Il avance dans sa quête en s’adressant au résident qui l’accueille. Tout l’intéresse. Ponts, quartiers, églises, monuments, pionniers, fantômes, cimetières, plages, chants, hôpitaux sont présents. Tous chuchotent des secrets qu’il convient de capter. Pour mieux se perdre dans la complexité d’une ville qui s’ouvre à la mer tout en maintenant un contact étroit avec la montagne.

« Mais quand tu débarques dans une ville inconnue, n’es-tu pas pris de vertige par la variété des noms locaux, et très vite perdu dans leur lecture, leur nomination sur les plans, les réseaux de transports, les panneaux, les bouches des gens ? Il faut accepter de se perdre pour circuler. »

Se perdre pour mieux inventer ses propres points de repères. Qui tournent autour de la géographie, de l’histoire, de l’architecture et des nombreux symboles que recèle la cité. Parmi eux, il y a La Lanterna, « lanterne plus dédiée au ciel qu’à la mer », phare qui semble s’amuser à couper des parts de Gênes à la nuit tombée et au chevet duquel les peintres Rubens, Poussin et Van Dyck ne comptèrent pas leurs heures.

On le sait, c’est de ce port que Christophe Colomb (qui y était né) s’embarqua pour l’Amérique. C’est ici, plus récemment, qu’eurent lieu les émeutes et violences policières du G8 en 2001. Ici également que l’on a désossé le Costa Concordia, ce paquebot qui s’était empalé sur des récifs au large de la Toscane un vendredi 13. Des séquences que Benoît Vincent mentionne (entre quelques centaines d’autres, bien plus lointaines dans le temps) au fil de ses pérégrinations dans l’un des plus grands et plus anciens ports d’Europe. Lieu de départ pour de nombreux italiens.

« Il y eut les Mille de Garibaldi qui partirent de Quarto et vinrent conquérir cette terre nouvelle qui serait la République italienne. Il y eut les centaines de milliers de migrants qui s’embarquèrent à Gênes pour le monde entier, principalement les deux Amériques (New York City et Buenos Aires en tête). »

Cet ensemble – que l’on peut arpenter en empruntant plusieurs itinéraires – n’a évidemment rien du guide touristique. C’est d’abord un ouvrage foisonnant, conçu par un curieux qui ne cesse de noter ses étonnements, de questionner ce qu’il découvre d’une ville trop riche pour qu’on puisse n’en faire qu’une lecture linéaire. C’est à une marelle étonnante, à une imparable parade oulipienne, à une savante déconstruction (pivotant autour du chiffre 9) que s’adonne Benoît Vincent, en inventant Gênes au pluriel, et en invitant le lecteur à en faire de même.

"C’est un texte à part, dans mon travail, qui n’a pour autre ambition que d’accepter de se perdre. Une autogéographie."

Benoît Vincent : GEnove GE9, éditions Le Nouvel Attila / Othello.

vendredi 27 octobre 2017

Faute de preuves

Il y a eu ces guerres en lui, ces humeurs qu’il ne pouvait dompter, cette soif inconnue que nul alcool ne parvenait à apaiser, ce travail harassant qui usait, la fatigue qui étreignait corps et neurones, le blues du dimanche soir, (" l’ouvrier y tient éveillée sa peur du lendemain ") qui le ceinturait jusqu’au matin. Il y avait sur l’un des plateaux de sa balance intérieure un inquiétant tohu-bohu qui ne lâchait pas prise et sur l’autre un besoin irrépressible qui germait, l’invitant à se mettre en route pour découvrir des contrées plus lumineuses. Il fallait rompre avec ce mal du dedans qui se propageait tout autour. Cela, cette période de sa vie, Serge Prioul l’évoque discrètement, sans s’y attarder plus qu’il ne faut. Mais son passé est là, qui existe et qui fonde en partie son présent. Il est morcelé dans sa mémoire et lui dicte des choses qui " ne sont pas dans l’abstrait ". Restait à les dire, à les écrire, à s’en extraire pour aller de l’avant. Cela ne fut sans doute pas simple mais ces mots, qu’il a appelés et qui sont venus, qu’il a appris à manier et à assembler, lui sont peu à peu devenus nécessaires et salutaires.

" Un jour arrive
Où tu écris
Par curiosité
Juste pour savoir
Où va te porter l'écriture "

Le regard constamment aux aguets, tout à la fois curieux et étonné, il a vite compris que les mots, pour peu que l’on parvienne à bien s’en saisir, pouvaient s’avérer tout aussi efficaces qu’un appareil-photo pour restituer quelques-uns des instantanés qui s’offrent à nous quotidiennement. D’ordinaire, personne ne les capte vraiment. Lui, si. Qui note, sans s’épancher, en restant à sa place, en ne prenant jamais celle des autres, au fil de ses déplacements au bourg ou en ville, ou lors de l’une de ses stations en terrasse du Quai Ouest à Rennes, ce que son regard détecte et lui transmet, suscitant à chaque fois une émotion qu’il s’emploie à décrire. Il le fait avec simplicité et justesse. S’il lui arrive de fondre, il s’arrange pour ne pas se laisser submerger. Ses poèmes courts et concis ne s’écartent jamais du motif qui les a fait naître. Faute de preuves fourmille de scènes brèves, de propos entendus et judicieusement repris, de moments particuliers, de fragments de mémoire intime ou collective, de portraits ciselés, de retours sur soi, de dédicaces aux proches, d’adresses au monde ouvrier et en particulier à ses père et grand-père qui furent tous deux tailleurs de pierres. Attentif à la présence des êtres et des choses, Serge Prioul avance en collectant des bribes de réalité qu’il met en forme dans ce livre de bord très intuitif et profondément humain.

(Ce texte figure en préface de Faute de preuves)

Serge Prioul : Faute de preuves, Les Carnets du dessert de lune.

jeudi 19 octobre 2017

Le livre que je ne voulais pas écrire

Il était présent au" Bataclan" le 13 novembre 2015, y a reçu une balle de 7,62 tirée à bout portant, a mis longtemps à s’en remettre mais ne voulait pas y revenir par écrit. Il disait qu’il s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Ils étaient mille-cinq cents dans le même cas. Et plus encore puisque nombre de personnes assises aux terrasses du "Petit Cambodge" et du "Carillon" avaient également été criblées de balles. Beaucoup (130) n’étaient plus là pour en parler. Respecter leur mémoire demandait un minimum de recul et de distance. 

Pendant des mois, il refusa de répondre aux journalistes qui le sollicitaient. Il pensait que son témoignage n’apporterait rien. Se méfiait tout autant de l’imposture que de l’opportunisme et multipliait les arguments pour ne pas s’atteler à l’écriture jusqu’à ce que le besoin et l’évidence ne prennent le dessus. Il pouvait, tout au moins, envisager de partager, transmettre ce qu’il avait vécu, le noter en puisant dans ses souvenirs, décrire, sans mettre sous cloche ses velléités de romancier, ce qu’il avait ressenti, et tenter de comprendre comment le fracas de cette soirée s’était propagé dans sa chair et incrusté dans son cerveau.

« Pendant des semaines, tu es écartelé entre l’entêtement des mots et ta volonté de ne pas faire texte de ta mésaventure, volonté qui capitule quand t’éclabousse une évidence : tu te tiens à la jonction d’une épreuve individuelle et d’un choc collectif, sur le point de bascule du "je" au "nous". »

Il débute son livre en expliquant comment, alors qu’il était encore adolescent, le rock s’est emparé de lui. Il dit l’énergie qu’il emmagasine en s’en imprégnant et le plaisir qu’il prend quand il assiste aux concerts de ses groupes de prédilection. Parmi eux, "Eagles of Death Metal", qu’il a entendu pour la première fois en 2008 avant de les voir au festival Rock en Scène en 2009. Quand il apprend que le groupe va se produire à nouveau en France, au "Bataclan" cette fois, le 13 novembre 2015, il ne tarde pas à acheter son billet. Et ce soir-là, à 20h15, alors qu’il n’a trouvé personne pour l’accompagner, il gare sa moto sur un terre-plein à proximité, fume quelques cigarettes, monte les marches, dépose veste et casque au vestiaire et pénètre dans la salle, heureux de retrouver des sensations qui lui plaisent. Il boit une bière. La première partie vient de se terminer. Les musiciens arrivent et démarrent pied au plancher. « Premiers riffs, premiers larsens, du rock, de l’énergie, putain ce que c’est bon ! » C’est peu après que tout bascule.

« À 21h 40, ou 42, ou 47, ils ne sont pas fichus de se mettre d’accord, bruits de pétards, les musiciens se figent puis quittent la scène en courant, des cris, du mouvement, ce ne sont pas des pétards, "Couchez-vous ! Couchez-vous !"
Je me jette au sol.
Là commence le roman – à moins qu’il n’ait commencé sans me prévenir. »

Ce que raconte alors Erwan Larher est la suite (puis l’après) de la soirée telle qu’il l’a vécue, allongé, blessé sur le sol, seul avec lui-même, au milieu des autres. Il évoque, en précisant ses pensées, ses émotions, la douleur qui le transperce, la silhouette de l’un des terroristes debout dans les parages, les lumières qui s’allument, les coups de feu qui fusent, l’attente des premiers secours, la venue d’un médecin, la main invisible de celui ou de celle qui s’accroche à l’un de ses mollets, l’évacuation vers l’extérieur, couché sur le fer rude d’une barrière métallique transformée en civière, l’ambulance, le trajet bringuebalant jusqu’à l’hôpital Henri Mondor de Créteil, l’entrée aux urgences, la salle d’opération. Il tente d’exprimer le plus simplement possible ce que furent ses réflexes, ses réflexions, ses sensations contradictoires et le cheminement de sa pensée durant ces heures. Il le fait sans pathos et sans se morfondre. Pour tenir, il se répète deux, trois mots et s’y accroche.

« On s’occupe de toi. Tout est sous contrôle. Pendant que tu attends pour le scanneur (ou était-ce avant d’être ausculté ?), un ou deux flics t’interrogent, en prenant des précautions oratoires touchantes. »

Il n’est pas tout à fait sûr de sa mémoire et peu importe. Il sait que cette nuit-là, il n’est qu’un parmi des milliers d’autres. Le drame est collectif. L’impact de l’attentat se propage. Un peu partout, à Paris et ailleurs, beaucoup vivent dans l’angoisse. Les téléphones sonnent (lui, il est parti au concert en oubliant son portable), les comptes Twitter et Facebook sont plus actifs que d’habitude. On appelle, on interroge, on attend des nouvelles, on redoute le pire. 

Que faisaient, et qu’ont fait, durant ces heures interminables, ceux qui n’y étaient pas mais qui se trouvaient très liés avec quelques-uns de ceux qui y étaient ? C’est ce qu’Erwan Larher a demandé à ses proches. Ce qu’ils (amis, écrivains, compagne, parents) ont écrit à ce sujet intervient régulièrement, entre deux chapitres, dans des séquences titrées "Vu du dehors", donnant à ce livre bouleversant, plein de vie, de tact, de pudeur et d’humour, une tonalité plus forte encore.

Erwan Larher : Le livre que je ne voulais pas écrire, Quidam éditeur.