samedi 22 juin 2019

La seconde augmentée

C’est une voix discrète. Qui porte sans jamais hausser le ton. Ce qu’elle dit est fragile et précieux. Cela a à voir avec ce que l’œil saisit. Il peut être ébloui. Et changer d’axe en une seconde. Non sans avoir, au préalable, attiser la pensée ou la mémoire de celle qui observe. Elle le fait avec tous ses sens en état d’alerte. Ce sont eux qui sont sollicités. Ils s’aiguisent pour éviter les débordements. Ils se nourrissent de ces paysages (en bord de mer, dans les champs ou en ville) que Denise Le Dantec fait entrer dans ses poèmes en les recousant à sa manière.

« J’ouvre une phrase. Le monde est là. Une grande roue éclairée rouge.
La fenêtre est ouverte. J’entends tomber la pluie. Je couvre de la main. La page comme une fleur.
Une rose de septembre. Constellée de rousseur et d’or.
Ma main. La fleur. J’aurais voulu. »

Ce sont des fragments habités et bien vivants. Découpés au ciseau du regard, liés à l’instant où ils apparaissent. Ordinaires et immédiats, ils offrent des points d’appui à une pensée qui bouge sans cesse. Qui va de l’un à l’autre – du brin d’herbe à l’arbre, du fossé à la grève, du ciel bleu ou tourmenté à la terre humide ou de l’enseigne au trottoir – en ouvrant, à chaque fois, de nouvelles routes. Celles-ci, bordées d’énigmes, d’odeurs secrètes, de retours d’enfance, de lectures fondatrices, de sensations retrouvées, de bribes de voyages, de lieux précis ou d’images fugitives viennent, par saccades, revivifier un présent entièrement dédié aux mots.

« Une fin d’été. Une citation d’absence. Au ciel, une proposition nacrée, auxiliée de rose. Ou beige. Ou pivoine. Ou safran.
Je traverse le soleil. Un brusque feu. Ça brûle.
Il y a beaucoup de fleurs là où je marche. Des dahlias. Magiques.
Tachetés.
Je dois apporter le poème.
Dahlias. Feu. Soleil.
On ne jardine pas à l’apogée de la lune. »

Les herbes, les fleurs, l’espacement dans le paysage, les talus récepteurs d’eau et toute la faune invisible – tous les insectes, les larves minuscules – qui couve, naît, butine, respire tout autour, sont (entre autres) très présents chez Denise Le Dantec. Ces signes, ces traces qu’elle cisèle et imprime dans ses poèmes mettent en lumière – en un canevas subtil – tout ce qui foisonne de vie sur terre.

Denise Le Dantec : La seconde augmentée, éditions Tarabuste.

vendredi 14 juin 2019

Mauvais Anges

Le quartier d’Athènes qu’évoque ici Mènis Koumandarèas se trouve au cœur de la ville, à proximité de la place Victoria. C’est là qu’il a passé sa jeunesse et qu’il ancre ces dix récits qui s’assemblent pour n’en former qu’un. Les personnages circulent de l’un à l’autre, guidés par la mémoire et l’écriture de l’écrivain. Le narrateur (qui lui ressemble beaucoup) puise dans ses souvenirs. Il revient aux années 1945-1950. Remet en scène ceux qui, parmi ses voisins d’alors, l’ont particulièrement marqués. Il leur brosse le portrait. Les suit dans leurs pérégrinations et, ce faisant, retrouve un quartier que la rénovation urbaine a défiguré. Quand il y retourne, il ne peut désormais y croiser que fantômes et revenants. Mais ce sont eux qui donnent vie à son texte.

« Les nuits où je n’ai rien à faire ni personne à qui parler, ils viennent s’asseoir près de moi comme des anges et partagent ma veille. Et j’ai un moyen magique pour les appeler. Je prends la plume ou je frappe simplement les touches de ma machine. Alors, dociles, tous apparaissent. »

Il y a là Séraphin qui poinçonne les tickets dans le métro, Savvas, le frère du concierge qui fait escale dans l’immeuble entre deux voyages en mer, la femme du général qui vient de perdre son mari, le prof de gym qui apprécie les salles obscures pour s’approcher des lycéens, Clémence, l’infirmière vive et discrète et quelques autres encore. Koumandarèas maîtrise l’art du portrait et parvient, en quelques pages, à donner corps et épaisseur à ces êtres qui continuent de l’accompagner.

« Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car nous avons souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres. »

Il n’éprouve pas de nostalgie. La Grèce de ces années qui le voient sauter de l’adolescence à l’âge adulte sortait à peine de l’occupation allemande et entrait dans une guerre civile où s’affrontaient les forces gouvernementales du général Papàgos et l’armée démocratique issue de la résistance. Ces événements apparaissent évidemment dans le livre. Discrètement, avec la subtilité de qui sait dire ce qu’il pense sans jouer au prosélyte. Le sommet de l’ouvrage se trouve être le récit « La Juive ». C’est également le plus long. Un vrai joyau où la douceur terriblement efficace de Koumandarèas atteint son apogée. Tout y est suggéré de la complexité des êtres, de leur ambivalence, de leurs désirs, de leurs attirances sexuelles, de leur façon de passer souvent à côté, à force de tergiversation et d’un curieux manque de légèreté.

Dans la chronologie de l’œuvre de Mènis Koumandarèas, Mauvais anges, qui était jusqu’alors inédit en français, se place entre La Femme du métro et Le Beau Capitaine (disponibles chez le même éditeur). Ce sont les trois livres majeurs de l’écrivain qui a connu une fin tragique puisqu’il est mort assassiné, chez lui à Athènes, le 6 décembre 2014. Peut-être même (comme le laisse à penser cet article) par l'un de ces mauvais anges qu'il lui arrivait de fréquenter.

Mènis Koumandarèas : Mauvais Anges, traduit et présenté par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


lundi 3 juin 2019

Sur la route du Danube

Emmanuel Ruben est un habitué des fleuves. Il ne s’en éloigne jamais très longtemps. Né à Lyon, à proximité du Rhône, il habite aujourd’hui sur les bords de Loire. Les fleuves, il aime les voir, les sentir, les suivre, les dessiner, s’y baigner et, bien sûr, leur donner corps dans le texte en écoutant tout ce qu’ils ont à dire.
Celui qui le fascine entre tous est le Danube. Les pays qu’il traverse ont, pour beaucoup, changé de nom et de frontières durant les dernières décennies. Avec un ami, qu’il choisit de prénommer Vlad, il est parti d’Odessa à vélo en juin 2016 pour remonter le fleuve de son delta à ses sources, de la mer Noire à la forêt Noire. Ils ont parcouru quatre mille kilomètres en quarante-huit jours et découvert une Europe que l’on connaît peu. Celle des vallées, des corniches, des hameaux isolés, des cafés perdus au milieu de nulle part, des ponts instables ou détruits, des marécages couverts de moustiques et des villages aux rues désertes qui somnolent sous un soleil de plomb. Mais aussi celle des capitales qui se dressent sur leur route : Bucarest, Belgrade, Bratislava, Vienne. Et celle des migrations, celle que découvre ceux qui fuient les pays en guerre en espérant y trouver refuge. Celle-là, c’est l’Europe des clôtures, des barbelés, des patrouilles en armes, l’Europe qui rejette, qui se ferme, qui oublie que deux guerres mondiales sont nées sur son sol.

Par delà la froideur politique et bureaucratique, vivent des hommes et des femmes qui n’acceptent pas forcément cet état de fait. L’auteur-narrateur et Vlad les rencontrent en chemin. Ils dialoguent. Sont d’accord, pas d’accord mais discutent. Ces êtres croisés en cours de route sont très présents dans le livre. Ensemble et forts de leur diversité, ils constituent une galerie de portraits attachants. Ce sont les gens du fleuve. Comme lui, ils ont leur histoire. Elle n’est jamais éloignée des rives. Et de l’eau qui a vu, dans ces contrées, couler beaucoup de sang.

C’est le cœur de l’Europe qui bat sur la route du Danube. L’érudition d’Emmanuel Ruben est communicative. Il parvient, dans un texte vivant, aux phrases entraînantes et au lyrisme contenu, à insérer des fragments qui éclairent l’histoire récente ou lointaine de ces pays, les guerres subies par les peuples qui y vivent ou y vécurent, les langues qu’on y parle, les religions, les terreurs, massacres et tueries que rappellent monuments, plaques et statues édifiés çà et là. S’y ajoute son regard de géographe. Qui entre dans le paysage. Le sonde, le perce, le feuillette. Lit entre les lignes. Convoque Élisée Reclus ou Bachelard. Découvre les lieux sous un angle différent. Il procède de même avec les écrivains auxquels il se réfère et qui sont reliés au fleuve.

« J’aime les peuples passeurs de frontières, j’aime les peuples qui se jouent des bordures. Les grands écrivains de l’Europe danubienne sont tous des métèques et des contrebandiers de ce genre : Paul Celan, Benjamin Fondane, Panaït Istrati, Elias Canetti, Joseph Roth, Danilo Kis, Ivo Andrić, Alexandre Tišma, Predag Matvejević, Attila József , Imre Kertész, Herta Müller, Imre Secabjezar, tous ont vécu entre les cultures et les religions, issus d’une union mixte, à cheval entre deux nations, détenteurs de plusieurs passeports, caméléons maniant plusieurs langues. Ce sont les plus européens de nos écrivains. »

Sa passion pour le vélo est prégnante tout au long du parcours. Qu’il reconstitue étape par étape. Affichant chaque jour le nombre de kilomètres effectués. Se frottant à une météo parfois capricieuse. Empruntant chemins cabossées, berges bosselées, ruelles pavées et routes à plus ou moins forts pourcentages. Pédaler, c’est mettre son corps en mouvement, s’adapter à sa machine, respirer l’air du dehors, être en prise avec le vent, se saisir autrement du lieu, faire entrer ses aspérités dans ses nerfs, dans ses muscles, dans son sang et dans son cœur, c’est bien s’oxygéner le cerveau mais c’est aussi faire bouger sa pensée, l’inciter au nomadisme, susciter la venue de phrases souples, les formuler en les adaptant à son rythme cardiaque.

« La plupart de mes phrases dignes d’intérêt me sont venues sur une selle : on ne pense pas seulement à bicyclette, on écrit, ça s’écrit, en continu, dans la tête. »

Emmanuel Ruben rappelle que ce livre, cette somme de six cents pages, n’est pas un récit de voyage. Il le voit plutôt comme un « récit d’arpentage » le long du Danube et de ses à-côtés. À travers le fleuve, c’est évidemment l’Europe telle qu’elle se présente à ceux qui y entrent ou qui y sont refoulés en passant par les Balkans qu’il sillonne en compagnie de Vlad. Complexe, fermée sur elle-même, en proie aux nationalismes, prompte à s’inventer des ennemis, ils disent (entre autres, car ce livre foisonne de bien d’autres réalités) combien il y a urgence à la réinventer.

« Nous voulions explorer tous les lieux tus de l’Europe et leur redonner la parole. Je n’ai jamais cru dans les hauts lieux, les vrais lieux ou les génies du lieu. Je crois que tel patelin bulgare ou ukrainien, dont nous ignorons tout, peut revêtir autant d’importance que telle métropole allemande ou autrichienne, dont nous croyons tout savoir. Ce livre fait le pari qu’il y a autant à dire sur les gens ordinaires de la petite ville de Vilkovo, ou sur les habitants disparus de la petite île engloutie d’Ada Kaleh, que sur tel philosophe souabe qui croyait que les chemins ne mènent nulle part ou tel écrivain viennois qui ne fréquentait pas le peuple et vivait dans sa tour d’ivoire. »

Emmanuel Ruben : Sur la route du Danube, éditions Rivages.
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Emmanuel Ruben est en une du Matricule des anges n°  201 où un excellent dossier lui est consacré.

samedi 25 mai 2019

C'est un beau jour pour ne pas mourir

Détournant un titre de James Welch – qui l’emprunta lui-même à Crazy Horse qui, se lançant à l’assaut des troupes du général Custer, lors de la bataille de Little Bighorn le 25 juin 1876, ordonna à ses hommes d’attaquer en leur criant « c’est un beau jour pour mourir » –, Thomas Vinau démontre, poèmes à l’appui, que chaque jour peut, au contraire, en d’autres circonstances, contenir assez de lumière pour inciter à ne pas vouloir mourir. La moindre lueur qui filtre, y compris dans la grisaille des matins fades, attire son regard. Il s’y aimante. Sa pensée suit. Et les mots aussi. Qui disent la vie comme elle va, ou ne va pas. Avec ses manques, ses rites minuscules, ses infimes surprises. Tous ces riens qui, mis bout à bout, tissent le fil rouge qui relie l’homme à son environnement immédiat.

« D’abord écrire
avancer avec ce que le jour donne
des abeilles
la rosée
des poils de chien dans le café »

Thomas Vinau écrit tous les jours. Et donne ici 365 poèmes qui sont autant de traces de pas imprimées sur le sol friable d’une année. Ce sont des ciels clairs ou voilés, des bris d’étoiles ébréchées, des rêves perdus au creux d’une flaque d’eau, des mouches prises dans une toile d’araignée, des morceaux de voix qui coupent l’ennui en tranches, des aboiements de chiens qui résonnent dans la nuit, des éclats de verre qui scintillent au soleil, des corps qui se touchent en s’embrasant ou des flashes qui reviennent de loin (« comme Patrick Dewaere s’éclatant la tête sur le capot de sa voiture en hurlant Pauvre connard ! »). Ce sont bien d’autres choses encore. Les avis de passage du facteur temps. Des lettres en poste restante dans la stratosphère. Des lignes brèves qui attestent d’une vie aux aguets. Celle d’un guetteur à l’œil vif qui ne se berce pas d’illusions.

« On amadoue le monde
avec des mots
ce qui revient un peu
à tenir tête
à un dragon
avec une salière
dans chaque main  »

Pas question, pour autant, de botter en touche. Et de jouer à l’aquoiboniste de service en faisant vœu de silence. Thomas Vinau note ce qui le traverse, ce qui le transcende, ce qui lui sert de point d’appui pour tenir en suivant la route étroite et sinueuse qu’il s’est choisi. De temps à autre, Brautigan improvise un bout de chemin en sa compagnie. Plus loin, Pierre Autin-Grenier, son ancien voisin du Vaucluse, prend le relais en lui adressant un léger signe de la main. Il lui répond en lui offrant un poème. D’autres rappliquent, poètes souvent mais pas seulement, dont le regard pétille, qui s’avèrent de précieux témoins du temps qui glisse en laissant derrière lui des brindilles que les glaneurs avisés ramassent. Thomas Vinau est l’un d’entre eux. Il les assemble en gerbes ou fagots fragiles qu’il distribue régulièrement à ceux qui veulent bien s’en saisir.

Thomas Vinau : C’est un beau jour pour ne pas mourir, Le Castor Astral.


jeudi 16 mai 2019

Mado

Il y a Virginie et il y a Mado. C’est la première qui s’exprime. Ce qu’elle a à dire n’est pas évident. Il lui faut remonter le temps, revenir à ses neuf ans puis à son adolescence, bien poser le décor – l’été, le sable, le bord de mer, la cabane dans les dunes – pour raconter ce qui, quinze ans plus tard, hante toujours sa mémoire.

« Ma seule consolation est de n’avoir jamais eu d’amis : ainsi je n’ai à en regretter aucun. Il n’y eut que Mado, seulement Mado. Et chaque nuit elle me visite, et chaque nuit elle m’embrasse et m’étreint, et chaque nuit elle vient se venger. »

Ce que Virginie relate, en une longue confession, entrecoupée par le récit de ce qui illumina l’été de ses quatorze ans, c’est une histoire d’amour. De ses prémices à sa fin en passant par son apogée. Histoire unique, intense, dévorante. Passionnée, sensuelle entre deux jeunes filles qui découvrent ensemble le plaisir et les subtilités de leur corps. Solitaires, elles éprouvent les mêmes désirs tout en ayant des personnalités différentes. L’une, libre et radieuse, mais sombre parfois, dévore l’instant présent en affichant une grande liberté tandis que l’autre, plus farouche, plus impulsive, ne vit bientôt plus que pour cette relation sentimentale et charnelle qui occupe toutes ses pensées. Elle en vient à craindre que des rencontres fortuites ne viennent en perturber le cours. En elle, la jalousie, peu à peu, affleure. Avec son lot de souffrance, d’injustice, de honte, d’incompréhension. Aveuglée par le côté irrationnel de son attachement, et se croyant trahie, elle va commettre, pour se venger, un acte irréparable. C’est celui-ci qui la poursuit, des années plus tard, alors qu’elle est elle-même devenue mère.

« Je suis née au grand air, pour l’amour et la solitude, et me voilà en plein cœur de ville, ratatinée dans une cage à lapins. À ressasser ce que j’ai fait, ce que j’ai perdu, ce qui est mort, ce qui meurt, cœur sec et seins vides. Trente ans et déjà je me languis, et déjà je m’assèche. »

Derrière la beauté du littoral, la douceur estivale et les jeux espiègles – mais déstabilisateurs – qui ouvrent le roman, se profile déjà l’ombre d’un drame à venir. Il ne sera dévoilé qu’en fin d’ouvrage. Auparavant, Marc Villemain n’aura cessé d’étonner son lecteur. Le sujet qu’il a choisi d’explorer est assez casse-cou. Il ne pouvait le rendre crédible qu’en se maintenant – et c’est ce qu’il fait – en équilibre sur une corde tendue à l’extrême, entre volupté et suggestion, en restant percutant sans jamais basculer dans la facilité, sans outrance, sans eau de rose, sans psychologie hasardeuse. Cela implique une écriture maîtrisée, à fleur de peau, une langue précise, narrative, sensitive, rugueuse quand il le faut. C’est elle qui donne vie à Mado, l’ado fragile, entière et lumineuse qui court vers son destin.

Marc Villemain : Mado, éditions Joëlle Losfeld.