dimanche 22 octobre 2023

10 x 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine

10 poètes (six femmes et quatre hommes), tous nés après 1960, 10 poèmes pour chaque auteur, une édition bilingue et la volonté de privilégier la diversité culturelle et la polyphonie contemporaine de la poésie allemande au vingt-et-unième siècle : tel est le pari audacieux proposé (et tenu) par José F.A. Oliver qui a choisi les voix présentes, les traductions étant signées Gérard Tessier et Tim Trzaskalik.

Né(e)s en Roumanie, en Turquie, en Pologne, en Bulgarie ou en Allemagne, ils/elles ont leur propre histoire tout en ayant en commun une expérience de la migration. Cela les façonne et l’on repère dans leurs textes des points sensibles dus à leurs origines, à leur enfance, à leurs déplacements, à leur manière de s’approprier et de faire bouger une langue avec laquelle ils se sont peu à peu familiarisés.

Ils se nomment Alexandru Bulucz, Safiye Can, Zehra Çırak, Özlem Özgül Dündar, Dinçer Güçyeter, Lütfiye Güzel, Dagmara Kraus, Martin Piekar, Tzveta Sofronieva et Mikael Vogel, sont parfois traducteurs, animent des ateliers d’écriture, travaillent avec d’autres artistes et vivent pleinement leur poésie. L’avantage d’une telle anthologie, comparée à celles qui, bénéficiant d’un inestimable recul, s’organisent autour d’œuvres déjà closes, ou sur le point de l’être, est de donner un état des lieux d’une poésie en train de s’écrire, conçue par des poètes et des poétesses qui cherchent, expérimentent diverses formes, creusent certains thèmes (parmi ceux qui traversent les sociétés occidentales), s’inscrivent dans leur époque, se montrent solidaires, sont rarement auto-centrés, ont lus leurs prédécesseurs,

Il y a là des voix prenantes, des découvertes étonnantes, des poèmes qui frappent par leur instantanéité ou leur profondeur. Ainsi Alexandru Bulucz, né à Alba Iulia, en Roumanie, où il a vécu jusqu’à ses treize ans :

« Il s’agissait
d’avoir assez à manger à la fin de la journée
de rester en vie, donc de rester auprès de la vie pratique,
de ne pas se laisser décontenancer
par ce qui se passait en dehors de la ferme,
ils ne la quittaient que pour faire quelques provisions élémentaires.
La grande routine était plongée dans un silence étrange,
le langage du corps se substituait aux paroles,
les travaux tiraient leur signification de la richesse des signes,
des changements de couleurs de la nature,
des bruits des animaux
du gonflement du pis des vaches sur lequel les veines ondulaient. »

Ainsi Safiye Can, née en 1977 à Offenbach, dans une famille Tcherkesse :

« Ce soir tu n’es pas venu
ni cette semaine
ni ce mois
ni cette saison.

Même cette année tu n’es pas revenu
et tu n’es pas non plus revenu
les années précédentes.

Une petite partie de moi attend toujours
une partie de moi est une petite fille
assise sur une chaise en bois
elle regarde vers la porte. »

ainsi Mikael Vogel, né en 1975 à Bad Säckingen :

« Le castor, écrit Dante, dans Inferno
Se préparerait pour sa guerre : contre les poissons.

Depuis la rive, selon la zoologie médiévale
Il laisserait pendiller dans l’eau sa queue qui sé-

Crèterait une substance graisseuse laquelle attirerait
Irrésistiblement les poissons – puis
Le castor se retournerait pour attraper son repas avec sa bouche. »

Ces 10 voix aident à saisir la diversité de la poésie qui s’écrit outre-Rhin. Dynamiques, elles s’ajoutent à beaucoup d’autres, se donnent à lire telles qu’elles sont, certaines en devenir, d’autres déjà bien posées, participant toutes à un vaste mouvement d’ensemble.


10 X 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine, choix et présentation de José F. A. Oliver, traductions de Gérard Tessier et Tim Trzaskalik, Les Hauts-Fonds.

Chez le même éditeur, et dans la même collection, paraît une autre anthologie, tout aussi passionnante : 9 poètes d’Écosse – 1920-2000 – avec des traductions de Camille Manfredi et Paol Keineg. S’y côtoient, entre autres, Hugh MacDiarmid, Edwin Muir et Muriel Spark.

jeudi 12 octobre 2023

La troisième voix

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut entretiennent depuis de nombreuses années une correspondance assidue. Celle-ci leur a déjà permis d’écrire un livre, dans lequel le second intervenait à partir des photographies de la première. Cette fois, leur démarche est différente. Ils ont pris l’habitude de glisser, chacun leur tour et quand ils en éprouvaient l’envie, un poème dans l’enveloppe, se répondant, ou plutôt dialoguant ainsi, à partir d’un mot (le mot « neige » par exemple), d’un choix de voyelles, de consonnes ou d’initiales, du lieu où ils habitent, des couleurs du ciel au bord de la Seine ou à proximité du littoral, du climat, des mois, des saisons, du paysage (faune, flore, terre, craie, rocaille, etc) et de cet étrange (attendu et recherché) « état de poésie », si cher à Georges Haldas, qui les surprend à certains moments du jour. Ce sont les poèmes issus de ces allers-retours par voie postale qui sont ici rassemblés

« Nous savons que les heures s’effacent,
nous seuls pouvons disperser
les lettres des noms.

La craie sur le tableau du jour
couvre blanc l’horizon, novembre
approche ses légions pâles.

À Dunkerque, tu avances
les signes d’un pays
silencieux.

Ici, d’un bord à l’autre,
dès que s’ouvre le poème,
l’adverbe réduit le mot distance. »

Il leur faut beaucoup de complicité et une belle amitié pour parvenir à accorder leurs voix afin d’en créer une troisième. Le lecteur, porté par la teneur, la densité, la délicatesse et la générosité des correspondances, oublie peu à peu qui écrit quoi. Les poèmes viennent, se répondent, se nourrissent les uns les autres et la magie opère, générant un dialogue fécond.

« Souvent nous retournons le livre
sans avoir atteint le bas d’une page,
nous nous cachons la face avec les paumes
et nous fixons l’écran intime, peu à peu,
translucide, et nous continuons de lire.
C’est ainsi que la vue se régénère
dans un ciel rayonnant d’étoiles. »

Pour finir,, tous deux reviennent sur l’échange des poèmes et sur ce lent cheminement qui leur a permis de donner sa tonalité à La troisième voix.

« La contingence temporelle, devenue notre alliée, nous a offert un nouveau territoire, une nuit peut-être pour que les mots l’habitent » (Isabelle Lévesque)

« Comprendre, c’est se surprendre, ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » (Pierre Dhainaut)

 Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut : La troisième voix, peinture de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

lundi 2 octobre 2023

Une fin d'après-midi continuée

Belle initiative des éditions Tarabuste qui réunissent en un seul volume trois livres « marocains » de James Sacré. Tous ont été publiés auparavant par André Dimanche : Une fin d’après-midi à Marrakech (1988), Viens, dit quelqu’un (1996) et Un paradis de poussières (2007). Ces trois livres sont écrits dans la compagnie d’une même personne, son ami Jillali Echarradi, peintre avec lequel il a souvent collaboré. Beaucoup de ces poèmes lui sont adressés.

« J’aimerais écrire des poèmes très figuratifs
Qu’on verrait dedans sans pouvoir se tromper
La couleur de Marrakech par exemple avec au loin la Koutoubia
Elle permet qu’on s’oriente en parcourant la ville et la campagne environnante.
À une terrasse de café on aperçoit, fugitivement, mais de façon précise
Ton visage inquiet qui va sourire
Après justement qu’on aura marché, beaucoup de silence et des paroles qui préparent à des gestes vrais,
La légèreté du soir et du monde à Marrakech. »

Au Maroc, à Marrakech mais aussi à Sidi Slimane, à Kénifra ou dans de plus petites bourgades, près des étals des marchands de menthe, de figues, d’escargots, ou au café, dans des campagnes à vocation agricole ou sur les routes où circulent les camions qui sillonnent le Magreb, James Sacré va à la rencontre, note, écrit dans la proximité des autres, amis peintres, écrivains ou anonymes, dans un décor changeant au gré des nuances et des variations de couleurs, guettant les gestes les plus infimes de ceux, de celles qui l’entourent. Il ressent une sorte de bonheur à se trouver là, au milieu de gens si naturellement vivants, découvrant leurs lieux, leurs rites, leurs méthodes de travail tout en se découvrant parfois lui-même, surpris de retrouver dans ce pays des façons de vivre (de peu) qui ressemblent à celles qu’il a connu durant son enfance et sa jeunesse en Vendée.

« Je retrouvais dans ce pays des chemins
qu’on a détruit dans le mien 
Bientôt personne qui s’en souvient. »

Rien ne paraît pouvoir lui échapper (des détails, par dizaines, qui s’offrent à lui) tant on le sent curieux, attentif, disponible, prêt à s’abandonner. Son poème débute dans la présence des autres, qui le font vibrer et dont il ressent les soubresauts du corps jusque dans le sien. Il avance en donnant à son texte – dont on a l’impression, agréable, qu’il s’écrit sous nos yeux – un rythme posé, une continuité qui privilégie les sinuosités, un peu comme s’il avait besoin de bifurquer, de corriger un brouillon ou de revenir sur ses pas pour préciser sa pensée, pour ajouter des éléments à la séquence qu’il est en train de construire.

« Poème qui s’en va, de passage,
Entre le monde et le bruit des mots.
On s’invente un désert en parlant parce qu’on oublie
Qu’on est au paradis.
Je suis là que de passage, un pied
Dans le vivant, l’autre pris
dans le bruit du vivant. »

Il voit, surprend telle attitude, tel geste, tel sourire ou regard, sort parfois son appareil photo pour mémoriser un instant, pour le faire bouger ensuite dans son poème. Toute la vie simple, habituelle, silencieuse ou tumultueuse qui bruisse autour de lui l’attire.

« Je voudrais m’en aller dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.
Mais le poème est trop de ruse et rien
Qu’on pourrait caresser. »

Ce volume (de 360 pages) est plein de paysages, de mouvements, de haltes, de moments de vie, de partages, d’amitié, de recueillement dans certains cimetières, de gestes, de visites, de dons, d’offrandes, de retenue, de découvertes et c’est son auteur qui en parle le mieux :

« Ces livres sont des gestes d’écriture, qui ne veulent rien expliquer, qui veulent seulement rencontrer, et continuer de s’étonner (heureusement ou pas), de découvrir et de se découvrir dans la compagnie de l’autre, qui est l’hôte, ce mot qui met superbement ensemble l’autre et le même. »

James Sacré : Une fin d'après-midi continuée, postface de Serge Martin, éditions Tarabuste.

samedi 23 septembre 2023

Nouvelles notes sur les noms de la nature

Six ans après leur avoir consacré un premier recueil de notes, Philippe Annocque récidive en se penchant à nouveau sur les étonnants noms de la nature. Il apprécie leurs bizarreries, les confusions qu’ils ne manquent pas de provoquer et le décalage qui existe parfois entre leur appellation d’origine et leur apparence ou leur lieu de vie..

« Grison d’Allemand est un drôle de nom pour qui ne vit qu’en Amérique latine. »

« Certains distinguent lièvre et lapin à leurs oreilles.
En effet, l’oreille de lapin est une plante
alors que l’oreille de lièvre est un champignon. »

Il nous donne rendez-vous dans les sous-bois ou dans la prairie, en haut des arbres ou dans les eaux turquoises des mers chaudes pour rencontrer quelques-unes de ces plantes, bêtes et bestioles dont les noms autrefois savants, issus souvent du latin, l’étonnent, le laissent perplexe et l’incitent aux jeux de mots.

« Je me suis renseigné, mais non :
la nonnette voilée ne pousse pas sur les mêmes terrains
que le phallus impudique.

L’impudeur n’étant pas suffisamment
attirante,
on l’appelle aussi parfois satyre puant. »

Des noms souvent peu connus apparaissent dans ce recueil où la nature reste secrète et discrète, ne se dévoilant qu’en fragments poétiques et malicieux, On y croise la tourte voyageuse et le chevrotain porte-musc, la tégénaire géante et l’ours à collier, le serpent à lunettes et la vesse-de-loup, le moqueur polyglotte et le maquereau espagnol,

« L’ambre liquide
donne son autre nom
au copalm d’Amérique.

Car c’est le copal,
une résine fossile,
qui donne son autre nom
au liquidambar ».

Philippe Annocque s’aventure sur les traces de ces spécimens rares ou communs, participant tous de la diversité d’une nature soumise à rude épreuve, accompagné, à nouveau, par Florence Lelièvre qui illustre, dessine, croque, d’une main vive et sûre, fleurs, feuilles, écorce, oiseaux, araignées, champignons, serpent, poissons, etc, donnant ainsi à voir ce qui se cache derrière plusieurs de ces noms.

Philippe Annocque : Nouvelles notes sur les noms de la nature, illustrations de Florence Lelièvre, éditions des Grands Champs.

mardi 12 septembre 2023

Ils restent

Ils ne se parlent pas, posent ensemble, côte à côte ou l’un derrière l’autre, regardent l’objectif ou l’évitent, sont au travail dans les champs ou dans la grange, parfois en promenade dans la forêt ou au bord de la mer. Tous apparaissent deux par deux, à chaque fois un père et un fils photographiés par Eric Courtet. Ils sont calmes, ne sourient pas, semblent porter en eux une certaine mélancolie ou tout au moins une tristesse indéfinissable. Ils ne sont pas figés, loin s’en faut. Ces hommes saisis en un moment particulier nourrissent une relation père-fils plutôt secrète et les textes courts de Marie-Hélène Lafon sont là pour nous le rappeler. Pour suggérer, pour inventer aussi.

« Aujourd’hui encore, à presque quarante ans, quand il voit des pères et des grands-pères porter sur le dos ou sur les épaules des petits garçons de cinq ou six ans, il retrouve aussitôt l’odeur de la nuque et des cheveux de son père et il a envie de pleurer. »

Les émotions qu’elle fait passer dans ses proses émanent des fils. L’un n’a jamais osé dévoilé son homosexualité à son père, un autre a choisi de pratiquer le rugby plutôt que le football pour faire plaisir à son paternel, un autre encore a porté, après la mort du père, "sa dernière paire de chaussures montantes, fourrées, chaudes et souples, quasiment neuves et a utilisé aussi les grands mouchoirs à carreaux verts et rouges, une douzaine, marqués à son nom qui se trouvaient dans son trousseau revenu de la maison de retraite."

En quelques phrases, Maie-Hélène Lafon s’approprie, en toute liberté, les photographies d’Eric Courtet. Elle y grave des portraits simples et saisissants, ceux des fils en quête d’une indépendance qu’ils n’acquièrent que difficilement.

« Son père lui a dit, je ne veux pas te voir
à mon enterrement

Il n’est pas allé à l’enterrement de son père
Il a obéi à son père.

Quand on lui a téléphoné pour lui annoncer
la mort de son père, il a dit, au moins comme ça
il fera plus chier personne
 »

Les mères n’apparaissent pas mais leur présence est perceptible dans certains textes.

Cet ensemble (beau format 15 X 25 cm) interroge la relation à la filiation, à la mémoire, à sa fragilité, à sa subjectivité, à sa transmission, à son enracinement dans les lieux où vivent ces hommes..

« Du côté des arbres
Quand ils sont nus, contre le ciel.

Dans la lumière et dans le vent, au bord
de la nuit, en ses lisières. »

 Marie-Hélène Lafon (textes et poèmes) et Eric Courtet (39 photographies couleur) : Ils restent, éditions Isabelle Sauvage