lundi 11 août 2025

Notes de l'asile de fous

Dans l’asile de Klagenfurt, en Autriche, étaient enfermés tous ceux que l’on considérait comme fous. En 1935, Christine Lavant (née Christine Thonhauser, en 1915, dans l’est de la Carinthie, près du fleuve Lavant) y entre à sa demande. Elle a vingt ans, a tenté de se suicider et va suivre une cure d’arsenic qui durera six semaines.

« Je suis dans la section deux. C’est l’unité d’observation pour les cas les plus faciles, et, selon le règlement, on ne peut y être admis sans être passé d’abord par la trois. Je ne suis pas passée par la trois, et la plupart ici m’en tiennent rigueur. »

Elle n’est pas la bienvenue dans cette micro-société ("que peut-elle bien venir faire chez nous"). Son sens de l’observation, ajouté à sa curiosité naturelle et à sa faculté de poser des mots clairs sur ce qu’elle découvre, l’aide à procéder à un rapide état des lieux et à brosser une série de portraits incisifs, ajustés à partir d’un détail, d’un regard, d’un geste, d’un tic ou d’un désordre du comportement. Elle donne ainsi vie à ce monde invisibilisé. Des personnalités marquantes sortent du lot, telles la Reine, l’Arbrisseau, la Krell, ("la Krell vient de passer en murmurant qu’elle allait me déchiqueter"), la petite de Rauschbach, la Crucifiée, la comtesse d’ivoire, la cantatrice barbue et beaucoup d’autres. Certaines sont serrées dans des camisoles de force bouclées par des infirmiers qui en profitent pour leur toucher les seins.

« La souffrance que l’on rencontre ici dépasse tellement le cadre humain qu’il est impossible de lui répondre avec des ressources simplement humaines. »

Les femmes pleurent, crient, chantent, s’insultent, délirent, s’inventent des fiancés étonnants (pour l’une ce sera un cordonnier qui fabrique des chaussures célestes) ou des enfants au sort peu enviables ("le dimanche chacun de mes sept fils porte sa tête sous son bras"). Certaines tricotent, d’autres se délestent de quelques bribes (vraies ou fausses) de leur passé et la plupart ne se projettent que rarement hors les murs. Infirmières et médecin-chef veillent sur leur détresse.

« Chaque matin, la peur du prochain jour, de chaque défi qu’on m’impose. Savoir que chaque objet que l’on doit toucher est empli de répulsion et d’hostilité, faire chaque geste avec la certitude qu’il sera raté. »

Décrire la réalité de ces vies maintenues à l’écart de la société ne peut se concevoir sans y avoir séjourner. C’est cette immersion voulue, intensément vécue, parfois aérée par un désir de fiction ou par une pointe d’humour, qui donne sa force au récit de Christine Lavant. Elle entre, sans préambule, dans le vif du sujet, fait monter la pression, présente ses compagnes d’infortune, leur attribue des surnoms et explique ce qu’il en est de sa propre existence, de ses incertitudes, de ses contrariétés physiques et familiales.

« Ai-je cru que des prises de certaines doses d’arsenic à certains intervalles donneraient un sens à ma vie ? Que cela me rendrait belle, ou seulement courageuse et joyeuse ? Bien sûr que je ne croyais pas cela un seul instant, mais où aurais-je bien pu aller après cette terrible affaire ? Trente cachets, trois jours et quatre nuits d’un sommeil semblable à la mort. »

À Klagenfurt, elle voit, sent, saisit le quotidien des femmes enfermées. Elle prendra ensuite le temps (plus de dix ans) pour construire son récit. À la fois descriptif et narratif, celui-ci met en avant les résidentes, leurs comportements, leurs troubles, leurs rêves, mais aussi la tristesse et l’effarement des familles qui, venant visiter une fille, une sœur, une mère, guettent en vain un hypothétique signe d’espoir,

Poète et nouvelliste, Christine Lavant, décédée en 1973, n’aura pas vu la publication de Notes de l’asile de fous. Récupéré dans les archives de Nora Wydenbruck, sa traductrice anglaise, son récit (92 pages) n’a vu le jour dans sa langue originale qu’en 2001.

Thomas Bernhard la tenait en très haute estime. Il publia d’ailleurs une anthologie de ses poèmes en 1987. Voici ce qu’il écrivait à son propos : 


« C’est le témoignage élémentaire d’un être abusé par tous les bons esprits, sous la forme d’une grande œuvre poétique que le monde n’a pas encore reconnue à sa juste valeur. » 


Plusieurs recueils de ses poèmes, aux titres souvent explicites, ont été publiés en France ces dernières années, ainsi Un art comme le mien n’est que vie mutilée (Lignes, 2009, traduit par François Mathieu), Je veux partager le pain avec les fous (Fissiles, 2015, traduit par Hugo Hengl) et Oiseau solaire rejette ta glaise (Harpo &, 2019, traduit par Hugo Hengl).

 Christine Lavant : Notes de l’asile de fous, traduction de l’allemand, notes et préface de Hugo Hengl, Éditions La Barque.

vendredi 1 août 2025

Les Chemins de l'image

À sa mort, en 2012, Jean-Pierre Le Goff a laissé derrière lui un nombre considérable de textes inédits, parmi lesquels ceux qui constituent le second volet de ses "petits papiers", appelés aussi "feuilles volantes". Un premier volume, Le Cachet de la poste, couvrant la décennie 1989-1999, avait été publié chez Gallimard (collection l’Arbalète) en 2020. La part manquante, couvrant les années suivantes et s’arrêtant en juillet 2007, paraît aujourd’hui aux éditions Le Cadran ligné. Elle a été établie par Sylvain Tanquerel, qui signe également la postface de ce volume de près de 400 pages, à partir des archives du poète conservées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Pour pénétrer dans le monde foisonnant de Jean-Pierre Le Goff, il faut d’abord se rendre disponible, se montrer sensible aux étrangetés des paysages, aux objets imprévus qui attirent le regard, à la complicité des couleurs (notamment le rouge et le vert) qui se frôlent et s’amusent, être en capacité de s’émerveiller sur un nom de lieu et s’y transporter pour honorer et tenter de comprendre sa dénomination. Ces incitations à découvrir, à sonder, à arpenter des lieux particuliers, ces envies d’aller prendre l’air à Fécamp, à Trévou-Tréguignec, dans les Côtes d’Armor (où se trouve Port Le Goff), à Canisy, dans la Manche, près de la maison de Jean Follain, de se retrouver rue du Rendez-vous à Paris, au Pont Sublime au-dessus des gorges du Verdon ou à Sévérac-le-Château dans l’Aveyron pour ajouter de l’imprévu et une bonne dose de rêves à son quotidien, Le Goff les partageait en postant ses « petits papiers » à quelques centaines de destinataires, tous aussi sensibles que lui aux intuitions nées des subtiles facéties du hasard. Les lettres-poèmes qu’il leur adressait – dans lesquelles il exposait sa démarche et ce qui la motivait – étaient autant d’invitations à l’accompagner pour assister à un acte poétique.

« Le mardi 16 octobre, à 19 heures, je passerai rue Larrey et devant l’entrée du 11, je poserai un poivron rouge et un poivron vert. Si vous voulez marquer l’arrêt avec moi, n’hésitez pas. Mon geste ne sera qu’un clin d’un œil au signe de la concordance dont Duchamp parle dans le premier paragraphe de la "Boîte verte". »

« Dans le cours de l’après-midi du samedi 11 janvier 2003, j’effectuerai une recherche de galets percés sur la plage de Fécamp, dans lesquels j’insérerai des messages. J’inviterai les personnes qui m’accompagneront à en faire de même si elles voient un intérêt à creuser le sens d’une pierre trouée. »

« Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin 2003, j’irai réanimer les cendres du Loup qui s’est consumé dans le feu de la Saint-Jean en déposant à Jumièges un panneau sur lequel la ronde sera calligraphiée, le poème sera accompagné d’un masque que l’on appelle loup et qui sera vert.
(…) Qui voudrait entrer dans la légende par la petite porte est invité à m’accompagner... »

« Jean-Manuel Warnet m’avait raconté qu’au bord de la mer, à la pointe Monom à Plouguerneau, il y avait un rocher portant mon nom. Il m’y amena, d’autres conjonctions se sont manifestées. Aussi décidai-je d’intervenir, une seconde fois, à partir de ce rocher, d’autant plus qu’il avait une silhouette d’oiseau.
(…) Si le désir de flâner au bord de la mer vous agrée, accompagnez-moi le mardi 11 juillet 2006. Nous partirons de la pointe Monom à 16 heures ».

Malicieux, Le Goff, détecteur de palindromes, rodant dans les parages du surréalisme, appréciant la numérologie et le lancer de dés, va là où ses songes et ses rêveries ont une chance de se matérialiser. Il en profite – parvenu au lieu-dit "Ecoute-S’il-pleut", "Prends-y-garde" » ou "Passe-Vite" – pour figer l’instant en le photographiant ou en demandant à d’autres de le faire. Nombre de ces photos sont reproduites dans le livre. Elles s’avèrent précieuses pour visualiser les sites et pour garder trace d’une intervention forcément éphémère.

Voici ce que disait Jacques Réda de ces "petits papiers" qu’il recevait régulièrement :

« Je regarde comme un privilège d’avoir été parmi les premiers destinataires des très discrets envois postaux où, dans des sortes de poèmes parfois aussi précis qu’un énoncé de problème d’arithmétique, Jean-Pierre Le Goff fait part de ses intentions et convie aux cérémonies à la fois bizarres et sans mystères qu’il organise. »

Jean-Pierre Le Goff a ses objets et ses couleurs fétiches. Ainsi a-t-il toujours une provision de perles à portée de mains. Il en sème ça et là, à Perles dans l’Aisne, bien sûr, ou dans le parc de la Perle-du-lac à Genève, où la présence des écureuils l’incite à les remplacer par des noisettes.

Les couleurs rouges et vertes lui sont familières et ceci depuis l’enfance, quand il fut fasciné par la devanture d’une pharmacie où se trouvaient « d’une part et de l’autre de la porte d’entrée, une bonbonne d’un liquide rouge et une bonbonne d’un liquide vert ». Relisant Madame Bovary, il est étonné et tout heureux de découvrir qu’il y avait également des bocaux rouges et verts dans la pharmacie de M. Homais à Yonville. Ces coïncidences le mettent de bonne humeur. Il les aura recherchées sa vie durant, en aura trouvé une ribambelle (et pas seulement à Montrouge ou à Vauvert) et inventé beaucoup d’autres. Étincelantes, elles sont regroupées dans ce volume, guide idéal pour qui souhaite se lancer sur les traces d’un auteur qui aura, simple hasard ou boucle imparablement bouclée, terminé ses pérégrinations en conviant les destinataires de ses missives à le rejoindre, le 31 juillet 2007, à Néant, devenu Néant-sur-Yvel, en forêt de Brocéliande, où repose Alphonse Guérin, poète et chirurgien, inventeur du pansement ouaté.

« Le fait qu’il fut enterré à Néant m’amena aussi à vouloir laisser sur la tombe une sorte de phylactère portant l’inscription : Nous Étions À Notre Tombeau ».

Jean-Pierre Le Goff repose, quant à lui, dans le cimetière de Ploaré, sur la commune de Douarnenez, où quelques-unes de ses connaissances ne manquent probablement pas de faire halte, au retour d’une virée dans la baie, pour poser un acte poétique en mémoire de ce vaillant arpenteur qui s’est définitivement arrêté là.

Jean-Pierre Le Goff : Les Chemins de l’image, Petits Papiers 1999-2007, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné.

Logo : Jean-Pierre Le Goff (15 février 1986) © Fanny Viollet

lundi 21 juillet 2025

Pamoja !

Pamoja ! (" ensemble", en langue swahili) est le septième roman de Jérôme Lafargue, publié, comme les précédents, par les éditions Quidam.
On y retrouve, dès les premières pages, son énergie, sa narration fluide, son imaginaire ouvert au monde et ces liens ténus qu’il tisse discrètement entre des personnages que le hasard (qui sait y faire) amène à se rencontrer. Ceux-ci, situés souvent en marge, ou tout au moins dans les angles morts de la société, attirent son regard et suscitent son empathie. Pour ces solitaires, la solidarité n’est pas un vain mot et ils le prouvent par des actes forts. C’est à nouveau le cas ici.

Anton, 14 ans, placé dans une famille d’accueil, se balade en bordure de forêt avec son grand chien-loup quand il assiste, sans que personne ne le remarque, à la fuite d’une gamine, descendue, pour une courte pause en compagnie d’autres clandestins venus d’Afrique, du camion qui les transportait. Prise en chasse par l’un des passeurs, courant dans les bois avec un lapin en peluche à la main, elle n’aurait eu aucune chance de s’en sortir sans l’aide de l’adolescent qui la rejoint et la guide vers un refuge idéal.

Ainsi débute ce récit porté par le rythme soutenu que Jérôme Lafargue parvient à lui insuffler. Son phrasé incisif sert parfaitement la rapidité des événements qui vont se succéder. Il n’est pas nécessaire de les noter tous. Ils s’enchaînent et fondent la solidité et la cohésion de l’histoire... Mais il faut néanmoins souligner l’importance d’un troisième personnage, Gustavo, ex-musicien à qui il manque une main, vieil homme exilé qui a jadis combattu pour que son pays, le Mozambique, se libère du joug colonial portugais. C’est lui qui leur permet de disparaître pour s’inventer ailleurs, et autrement, une vie différente. Grâce à la langue swahili, il va, de plus, établir le contact avec Nila, la fillette, qui débarque du lointain Kenya. On apprendra bientôt que ce n’est pas elle qui intéresse les passeurs mais le lapin qui ne quitte pas sa main et à l’intérieur duquel est cachée une clé USB où figurent des photos prises dans un laboratoire clandestin.

« Un laboratoire secret destiné à expérimenter des implants dont les propriétés peuvent sans doute être fatales s’ils ne sont pas réglés correctement. On utilise donc des cobayes. Des enfants, surtout orphelins, ou enlevés, dans des pays pauvres. »

Nila fait partie de ces cobayes, victime des sorciers manipulateurs de la Tech qui testent la fiabilité des implants cérébraux qu’ils pourront ensuite vendre au prix fort.

Avec Pamoja !, Jérôme Lafargue poursuit un parcours littéraire placé sous le signe de la solidarité, de l’humanité, de l’amitié et de l’ouverture aux autres. Il privilégie les êtres fragiles qui arpentent des itinéraires non balisés. Après avoir gravi des sentiers caillouteux, Anton et Nila, que le sort n’avait, jusqu’alors, pas épargnés, découvrent, niché dans la montagne, un havre de paix habité et autogéré par quelques dizaines de personnes. Ils vont s’y poser. Ils se sentent bien dans cette communauté. Leur imposant, instinctif, vigilant et rassurant chien-loup aussi. C’est ce trio magique qui éclaire le roman.

« Au bord du monde, ils se regardent en souriant et tous trois sautent en se tenant la main et la patte, ils sautent dans ce monde imparfait et magique et terrifiant, ils sautent sans tomber, ils flottent et ils naviguent. »

Jérôme Lafargue : Pamoja !, Quidam éditeur

vendredi 11 juillet 2025

Petits arrangements avec les mots

 « La mer déjà là fumante / se met à table se démonte », n’est pas d’humeur à s’alanguir sur le sable. Elle multiplie les coups de boutoir et ne se calme (en apparence) que pour reprendre des forces avant de repartir à l’assaut des rochers et des côtes. De ce manège furibond, de ce va-et-vient constant, chaloupé et chahuteur, Henri Droguet ne rate rien. Il se tient aux premières loges depuis son plus jeune âge et on ne peut s’empêcher de penser, en le lisant, que les éléments virevoltants ou simplement houleux dont il décrit l’incessant travail de sape façonnent le rythme de ses poèmes en les dotant d’un souffle rare et puissant.
 

« Jeter à bas tubas et timbales
mâcher l’armoise et l’artémise
prendre la route prendre la mer
l’eau cabossée sauvage dévalante merveille
à son bouillon turbulent phosphoreux
sa tambouille ratatouille
chevelu parloir à tout faire et défaire
qui simultanément divague
fauche écorche bronche
vaque désosse chuinte rince
happe râpe ponce »

Tous les jours ou presque, Droguet s’en va cueillir verbes et adjectifs. Il y en a à foison et sa pêche ne peut qu’être fructueuse. Il ramasse des mots ordinaires mais aussi quelques pépites peu usitées (maupiteux, spergulaires, drache ou tombier). Il en invente parfois. Les assemble en privilégiant les allitérations et les sonorités alléchantes. Il les polit, leur donne assez de tranchant pour qu’ils rabotent et dynamisent la langue. Conscient que les sons ont vocation à aiguiser et à égailler les sens, il ne s’arrête pas là et nourrit, inlassablement, son haletante (et rutilante) mécanique poétique.

« là-bas la mer nombreuse
fait ses paquets et moi
les miens »

Il y a tout autour, outre la mer, des présences qu’il invite à sa table. Toutes vibrent et participent aux bruissements du monde. Ce sont les luzernes, les jachères, les corneilles, les merles, les collines, les talus, les toits, tous soumis aux soubresauts du ciel, du vent, des nuages, de la pluie, de la lune ou du soleil. Sans oublier, égaré dans le paysage, "un quidam clandestin" qui ouvre grands les yeux et découvre à chaque fois une scène de vie élémentaire différente des précédentes. Quidam, bougre, piéton, figurant, commun des mortels, passant occasionnel, quelqu’un, quelque part, veille au grain. Et Henri Droguet peut tout à fait être celui-là. Qui stimule le langage en l’initiant au beau tangage océanique, au vivifiant tohu-bohu verbal.

« Ils sont deux
(JE & un autre qui passe là)
qui crient
dans les crachins percolateurs
les roses et la folle avoine
la houlque et le vulpin fléchi »

Le titre du livre est, confie le poète dans une note finale, « un écho, et un hommage, au beau film de Pascale Ferran Petits arrangements avec les morts, sorti en 1994 ».

Henri Droguet : Petits arrangements avec les mots, Gallimard

mardi 1 juillet 2025

Sonnets de la tristesse

Ce sont les visites régulières rendues à sa mère, qui passe les dernières années de sa vie dans une maison de retraite du Cantal, que Jacques Lèbre évoque ici, avec tristesse et désarroi, sans chercher à émouvoir plus qu’il ne faut, en décrivant simplement ses sentiments, qui vont de la mélancolie à la compassion, au contact de ces vieilles personnes définitivement recluses.

« Cela relève d’un abandon, pourquoi ne pas le dire,
même s’il est le fait des conditions modernes de l’existence,
éloignement des enfants qui tous vivent ailleurs,
appartements qui ne permettent pas de les prendre chez soi. »

Il remarque les corps affaiblis, les gens assis dont le menton tombe de plus en plus sur la poitrine, les paupières trop lourdes qui ne s’ouvrent qu’avec difficulté, les mots qui restent au fond de la gorge, les connexions grippées, usées par manque de sollicitations. Sa mère, toujours debout, et entrée dans son grand âge, résiste mieux que d’autres mais se languit, comme tous, de ces longues journées dilapidées à ne rien attendre, si ce n’est le repas de midi puis celui du soir, en regardant par la fenêtre de sa chambre la rue, les HLM, les parkings. »

« Tête penchée, elle regarde et remue ses doigts,
peut-être une façon de passer le temps
qui ne passe plus – désormais étale,
tel un lac dont on ne voit pas la profondeur. »

C’est ce monde oublié, recroquevillé sur lui-même, invisible pour beaucoup, que Jacques Lèbre côtoie au fil de ses visites. Il en dépeint quelques aspects et saisit avec réalisme le quotidien de ces personnes âgées qui, après une vie de travail et d’usure, ne peuvent s’échapper qu’en consultant leur mémoire, à condition que celle-ci fonctionne encore.

« Quatre-vingt-dix-neuf ans à l’automne prochain.
Capable encore de marcher, même difficilement.
Capable encore de lire le journal,
capable encore de faire des mots croisés. »

Ces 41 Sonnets de la tristesse sont précédés par Onze propositions pour un vertige, et autant de poèmes clairs et sensibles, où Jacques Lèbre dit l’absence (à soi et aux autres) d’un ami poète (dont le nom n’est pas cité) qui a définitivement perdu la mémoire.

« Quelque chose passe dans ton regard,
on ne sait quoi, un étonnement, une stupeur,
une sorte de reconnaissance panique.

Dans tes yeux, égarés tes yeux,
on ne sait quoi de volatil – qui s’enfuit,
ne se réfugie pas, non,
chez un être privé de tous ses souvenirs,
il n’y a plus de lieu pour un refuge. »

Le livre se clôt sur des moments plus lumineux, vécus dehors, dans les pépiements des oiseaux et le rire d’une fillette qui s’amuse, émiette du pain, parle aux moineaux, vit pleinement le moment présent.

Jacques Lèbre : Sonnets de la tristesse, Le Temps qu'il fait

dimanche 22 juin 2025

Choix de poèmes / Des objets nous accompagnent (ou l'inverse)

Deux livres de James Sacré paraissent coup sur coup et ce sont deux invitations, deux façons de poursuivre la route avec un poète qui continue de creuser et d’explorer un territoire littéraire qui lui est propre et auquel il ajoute régulièrement de nouveaux éléments.
Le premier ensemble est une anthologie personnelle dans laquelle il reprend un (ou plusieurs) extrait(s) de chacun de ses livres publiés, revenant ainsi sur un parcours extrêmement riche, débuté en 1965 et fort heureusement toujours en cours. Ce faisant, il donne la part belle à tous ses éditeurs et les remercie à sa manière. Avancer à ses côtés, de titre en titre, en suivant la chronologie des parutions, c’est arpenter des paysages familiers (les siens, du Bas-Poitou aux États-Unis en passant par le Maroc, l’Italie, la Galice) qu’il restitue par fragments, n’oubliant pas le bâti, les habitants, l’histoire et la spécificité des lieux.

« On s’aperçoit soudain
Que les arganiers ne sont plus des arganiers
Mais des acacias, le paysage aussi
A peu à peu changé mais à quel moment précis
Les arbres sont-ils devenus plus épineux
Soulignant maintenant le vaste plat des étendues
Avec leurs feuillages tenus en gestes de bras à l’horizontale
Et ne grimpant plus sur les pentes nues ?
La silhouette d’un dromadaire très au loin
Vue entre deux de ces acacias de maigre branchage
M’emporte dans des photographies de Lorand Gaspar
Où le proche a goût d’éternité qu’on n’atteindra jamais. »

Les thèmes qui irriguent l’œuvre de James Sacré défilent avec régularité dans ce Choix de poèmes. On y retrouve – outre l’unité et le foisonnement de son travail au long cours – la précision de son regard, son attrait pour les couleurs, son indéfectible attachement à la petite ferme vendéenne où il a passé son enfance et son adolescence, sa passion pour la langue, les mots, le vocabulaire, son écriture singulière, unique, imprégnée parfois de termes empruntés au patois de sa région natale, sa lecture particulière des paysages, son attention portée aux animaux, etc. Son champ d’investigation est vaste et fécond.

« Je croyais ne plus retrouver cette amitié silencieuse
De cougoulet ou de l’Ébaupinaie, et ce soir
Tout est là entre les machines agricoles, des champs de maïs
Et la compagnie d’un gros chien noir
(Comme son noir est noir dans l’épais vert de l’herbe) :
C’est dans l’Émilie, une ferme à Mascudiera, parfois
La nuit nous redonne tout
Avant de nous emporter. »

 

Le second livre est tout entier consacré aux objets, présents bien sûr (et depuis longtemps) dans nombre de textes de James Sacré. Ce qui l’intéresse ici, c’est leur présence, leur histoire, l’étrange cheminement qui fut le leur pour parvenir jusqu’à lui. Objets usuels ou désuets, familiers ou perdus de vue, nés de la main d’un artiste ou d’un artisan, objets avec lesquels s’établit un rapport durable et qui peuvent naturellement se muer en sujets. "Des objets de partout qui disent / Que l’homme s’en servait, puis les a perdus / En route vers les impasses et culs de sac du monde". Objets récupérés dans un grenier ou achetés dans une brocante ou un marché de plein air. Il y a là des poteries, des tissus, des tapis navajos, des bocaux et des bouteilles colorés, des bols de faïence, des plats, "tant d’objets qui ne t’ont rien demandé" mais dont la présence est réconfortante.

« Il y a dans un plat de faïence
À grands dessins bleus en son intérieur
Deux fruits qui vont brunir encore, ils gardent comme en mémoire
Le rouge que furent les grenades vivantes
Dans la fin de l’été passé.
L’été prochain on en remettra d’autres
Dans ce plat de céramique venu de l’Andalousie :
Léger gris nourri de rose en son extérieur
Et dedans le bleu d’un feuillage. »

Dans les notes qui figurent en postface, James Sacré explique clairement sa démarche. Voici ce qu’il en dit :

« Les objets du livre sont originaires de divers pays, les États-Unis, le Maroc, l’Espagne et l’Italie, et aussi ma Vendée natale. Mais si ces noms de pays peuvent évoquer des cultures particulières c’est pourtant un vivre commun à toutes ces "nations" que ces objets font découvrir : un vivre humain universel à travers des activités et des inventions qui sont de partout et de toujours. Tissages, tressages, inventions de poteries, d’outils, d’armes, de nourritures, de jardins, de maisons, musiques, peintures, paroles et langues. Autant de merveilles (avec parfois de dangereuses dérives). Chacun de ces objets, nommé et regardé dans ses singularités, nous ramènent vers ce nœud d’activités à l’origine de toutes nos aventures humaines. »

James Sacré : Choix de poèmes, éditions Unes, Des Objets nous accompagnent, éditions PURH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre.

jeudi 12 juin 2025

Un peu de nos vies

« C’est une sorte de journal de bord de ma vie », dit François de Cornière en préambule à cette anthologie qui donne à lire, sur 384 pages, un choix de poèmes et de textes courts écrits entre 1978 et 2023. On y retrouve sa simplicité, son regard attentif, sa propension à s’emparer d’un détail anodin pour enclencher un poème qui est inévitablement bref, qui s’insère dans un lieu, en un moment particulier, et qui lui permet d’exprimer une émotion à la fois fugitive et précieuse.

« Ce ne sont pas de grands poèmes
mes petits vers.
Tout au plus des impressions
que j’ai du fond de moi
laissés venir sur le papier
- et quand je le pouvais. »

Il a toujours un carnet à portée de main. Pour noter, ne pas laisser s’échapper un mot, une expression, un regard, une silhouette, un pan de ciel traversé par un oiseau, un nuage, le crépitement de la pluie sur le pare-brise, le cri d’un geai qui s’envole, des voix dans la montagne, un martin-pêcheur qui rase l’eau de la rivière... Ces instants fragiles, infimes traces du quotidien, s’effaceraient s’il ne les saisissait pas sur le champ. Il prend plaisir à « attraper ce qui fuit ». C’est de là, de ces scintillements du présent (mais aussi du passé) si prompts à aiguiser sa pensée que le poème peut jaillir.

« J’ai noté
qui venait de la cuisine
le bruit d’un couteau sur une pomme.
Je l’entendais je l’ai marqué
avec d’autres mots
pour dire d’autres bruits
(comme celui d’un frigo
dans une maison vide
ou encore d’un râteau
sur des graviers l’été).

Aujourd’hui je les retrouve
- mots et bruits -
au milieu d’un carnet
qui me parlent toujours
me renvoient à des lieux
à des jours très précis »

Ce sont ces moments, subtilisés au temps qui passe, que François de Cornière assemble dans cette anthologie constituée de façon chronologique. Moments de sa vie mais aussi de celles de ses proches (femme, enfants, ami(e)s), le pluriel du titre s’avérant on ne peut plus explicite, moments agréables (vacances, plaisirs du bord de mer, séjours en Ardèche, lectures, jazz, haltes au café ou au resto) – le poète guettant ces émotions positives, sources de bien-être et génératrices d’énergie – mais aussi moments douloureux, tel le décès de sa femme, évoqué notamment dans Nageur du petit matin (Le Castor Astral, 2015).

« Je croyais pouvoir
ne jamais écrire sur ta mort
- question de pudeur
ou de dignité.

Pendant toutes ces années
- opérations, chimiothérapies
hospitalisations urgences -
je t’avais accompagnée.
Toujours c’était toi
qui montrais la voie.

Terrible faiblesse de ma part :
aujourd’hui j’ai écrit. »

Chez François de Cornière, l’image n’est jamais figée. Elle se déplace imperceptiblement, glisse dans le poème et disparaît au moment où celui-ci s’arrête, dans une chute (jamais brutale) qui laisse la boucle ouverte. À l’instant d’après et à la réflexion.

Un autre livre, Ces traces de nous, regroupant les poèmes écrits en 2022 et 2023 paraît simultanément au Castor Astral.

 François de Cornière : Un peu de nos vies, Points Poésie, Ces traces de nous, Le Castor Astral.

 

lundi 2 juin 2025

Les Jeunes Constellations / Prédilection pour un naufrage

En quête d’un père, qu’il n’a jamais vu mais dont il possède le journal, le narrateur du deuxième volume des Jeunes Constellations de Rayas Richa ne circule plus par voie terrestre. Il a abandonné la carriole (tirée par l’âne Mussé) qui lui avait permis de rejoindre Venise en compagnie de son maître Pelleas et s’est embarqué sur un bateau fatigué qui fait route vers l’Orient. Muni de son écritoire, rien ne lui échappe des jours et des nuits passés en mer et des promenades dans les villes très animées découvertes durant ses escales. Rencontres, discussions, anecdotes, légendes et ouï-dire alimentent son journal. Malgré son jeune âge, il en a déjà beaucoup vu et sait à quoi s’en tenir quant à la nature du genre humain.

« J’en ai pour trente jours et trente nuits à bord de cette coque ballottée sur les abysses.
Autour de moi, des bouchers de Dieu, des marchands et des larrons. Juste des hommes : des créatures qui souffrent, qui se tourmentent et qui espèrent... »

Il y a du beau (et du moins beau) monde à bord de la Fortunera, en ce moyen âge tardif où les croisés, tout feu, tout flamme, ne tiennent pas en place. Ils sont évidemment du voyage. Ils partent, disent-ils, délivrer Jérusalem. Avec eux, outre les marins qui s’échinent à la manœuvre, se trouvent des marchands, mal en point à cause d’une mer agitée qui les force à se pencher, goules grandes ouvertes, sur les rambardes.

« Au début, ils couraient jusqu’au bastingage, puis très vite, ils ont commencé à se vider à l’endroit où ils se trouvaient. »

Le narrateur suit les mouvements, les prières, les murmures, les lamentations, les complots et les vociférations des uns et des autres et s’éloigne (sans rien perdre du spectacle constant) pour s’approcher de ceux avec lesquels il espère nouer des contacts plus personnels. C’est ainsi qu’il se lie avec Willy, le charpentier, qui le présente ensuite à l’Uccelino, le maître-coq.

« Il me le décrit comme un saint ; un homme tombé d’une icône byzantine. »

Il se rapproche également de Tiamat, la fille du capitaine. Passe de longs moments avec elle. Écoute ce qu’elle a à lui dire de son histoire et de la vie à bord de la Fortunera dont la coque craque de plus en plus. Il s’entretient avec le forgeron et son chat. Lit de temps en temps des extraits du journal de ce père, très porté sur les lieux de plaisir, qui a précédemment emprunté ces mêmes routes.

« Je pense à ce géniteur contre lequel je me suis construit. Quelques feuillets et voilà que je rêvasse de le trouver, de le connaître. »

Ainsi vogue le rafiot mal en point. En un rude et tourmenté voyage, magnifié par la langue intuitive de Rayas Richa qui sait inventer et trouver les expressions adéquates, les mots rares, les comparaisons de haute volée, les portraits ciselés, l’humour tonique et les détails qui frappent pour procurer plus d’ampleur et de nerf à un récit finement construit.

« Je suis remonté vers le pont avec un couple de rats. Ils avaient volé un œuf et se tractaient à tour de rôle. L’un se mettait sur le dos serrant l’œuf contre lui, tandis que l’autre le tirait par la queue. Nous autres bipèdes savons pareillement nous entraider – à l’occasion d’un larcin ou d’un crime. »


On retrouve ici la même ardeur poétique, la même prose chaloupée, le même élan narratif, la même prédisposition à créer des situations particulières et à portraiturer avec malice des personnages haut en couleur que dans son premier roman. Celui-ci, publié il y a près de dix ans, avait surpris et enthousiasmé la critique. On y décelait une écriture rare qui sortait du lot. Le livre est réédité en collection de poche chez le même éditeur.

Rayas Richa, né en 1978, a passé son enfance au Liban. Il vit désormais en Occident et continue à travailler à ses Jeunes Constellations.

 Rayas Richa : Les Jeunes Constellations / Prédilection pour un naufrage, Quidam éditeur. En poche, collection « nomades », parution du premier volume des Jeunes Constellations : Une croisade buissonnière.

jeudi 22 mai 2025

La petite dame

C’est un bel exercice d’équilibriste que celui auquel s’adonne ici Valérie Rouzeau. Celle que certains (dans la rue ou ailleurs) ont pu appeler "la petite dame" a un nom, une identité, une histoire, une vie sociale, une vie tout court. Pour ceux qui la connaissent, elle se nomme Valérie Rouzeau et pour elle, depuis l’enfance, qui n’est jamais loin et dont elle a su garder la fraîcheur, elle est tout simplement Valérie.

« On ne sait pas vraiment qui est "la petite dame". Un jour on vous interpelle ainsi, et vous vous demandez ce qui vous arrive, s’il s’agit de vous. »

Serait-elle devenue, sans s’en apercevoir, et sous appellation non contrôlée, une autre ? La réponse est évidemment non mais la question ainsi posée incite à se prendre au jeu, à faire se frôler des ombres, celles du présent et du passé, à initier un échange ludique et malicieux entre ce que l’on sait être et la perception que les autres peuvent avoir de vous, à mettre en scène ces (désormais) trois parts de soi et à demander à une narratrice (quatrième et invisible personnage) de scruter les allées et venues des figurants de ce petit monde inventé.

« Avec les pieds à la traîne
Le cœur avancé
La tête mal ponctuelle
De Valérie le carnet répertoire
N’est pas à jour alors
La petite dame décompose
Trois numéros de téléphone
Minimum et plutôt quatre :
Trop de mains mortes. »

Maîtrisant parfaitement l’art du bref, Valérie Rouzeau soutire au temps qui passe de courts moments, des éclats ciselés et délicats habités parfois par le souvenir des amis poètes qui ne sont plus. Il lui arrive d’avoir le cœur lourd, de devoir le poser momentanément et de le reprendre pour repartir de l’avant, guidée par la légèreté qui respire en ses poèmes. Quand le doute rode aux abords, elle le repère et fait en sorte de déjouer ses plans. S’il est trop pressant (oppressant), elle bifurque, procède à quelques pirouettes salvatrices, joue avec les mots, s’en remet à la fantaisie qui peut naître à la faveur d’une simple association d’idées.

« Sortie pour prendre l’air
Elle rentre ayant pris l’eau
Soupir prière soupière
Voici venir l’hiver »

« Roman en vers presque », dit-elle en évoquant cet ensemble. Et c’est effectivement le cas, ses poèmes devenant les jalons (non chronologiques) d’une période de vie ordinaire, celle de ces dernières années. Livre dédié "à la mémoire de Caroline Sagot Duvauroux et de son compagnon de route Michel Anseaume".

« Être en ton cœur quelle bonne cachette
Quelle planque secrète
Oh Caroline où va ta cendre
Avec quels oiseaux migrateurs
T’es-tu envolée
Toi qui vis dans le mien de cœur
Rouge-gorge mortel mais éternel
Avec Michel »

 Valérie Rouzeau : La petite dame, La Table Ronde

Vrouz, publié en 2012, paraît en édition de poche chez le même éditeur (collection petite Vermillon).

dimanche 11 mai 2025

Deux maisons

Comme toujours chez Marc Le Gros, "l’avant-dire" est d’une grande précision. Il y explique sa démarche et la genèse de l’ensemble qui va suivre. Cette fois, c’est la lecture d’une plaquette, expédiée par un poète de ses amis (Alain Le Beuze), qui a soudainement réactivé l’acte d’écrire. Il pensait en avoir fini avec les poèmes et voici que, titillée par le contenu de ce recueil qui évoquait une maison d’enfance, l’envie réapparaissait, et avec elle les mots, les images, les souvenirs. Il n’en fallait pas plus pour le ramener au temps où il gambadait, découvrait, s’éveillait à la vie dans – et autour – de sa première maison, celle de ses parents et de son enfance.

Il entre immédiatement dans le vif du sujet. Ne tourne pas autour. Tout revient par séquences. Il tire sur le fil de ses souvenirs, s’étonne de voir s’animer sous ses yeux des scènes cadrées au plus juste. Il choisit le sizain pour les restituer, leur procurant ainsi un rythme qui convient parfaitement à cette succession d’images où certains disparus viennent parfois lui rappeler qu’ils ne le sont pas tout à fait.

« L’officier des Équipages Auguste Le Gros,
Le "bon père" comme l’appelaient les mousses de l’École
Agonise dans la petite pièce qui jouxte la cuisine, à Térénez
Et le prêtre ne s’éternise pas, au diable l’extrême onction !
C’est là que j’ai embrassé, contraint et forcé,
Mon premier mort »

Ces retours en arrière s’attachent à des moments ordinaires, vécus dans l’après-guerre ("Au retour des camps mon père n’était pas très vaillant") et ancrés dans la mémoire de celui qui découvrait le monde à partir de son environnement immédiat, en ne perdant rien des personnalités bien affirmées (et contrastées) des êtres qu’il côtoyait au quotidien. Toute une époque est revisitée, sans nostalgie, au pas de course, dans le tempo vif des poèmes.

« Lohuec, Guernalin, Kerhuel, les lieux, les gens
On faisait la tournée des popotes
L’adoption de ma mère, c’était deux familles en plus
Théophile et François Lucas, le conseiller général,
Sa grosse Traction Avant garée près du portail
L’armée des ombres »

La seconde maison dont parle Marc Le Gros est celle où il réside toujours. « Celle du reste du temps, celle où depuis plus de quarante ans je vis, où je vécus avec elle, qui n’est plus. »

C’est à elle, sa femme, décédée l’an dernier, qu’il dédie ces poèmes. Plus longs, plus posés, écrits en quelques jours, sans être retouchés, ils disent (en suivant la spontanéité de sa mémoire) les moments partagés au fil des années (dans la maison, au jardin, sous les arbres, près des fleurs ou sur le chemin de halage, juste à côté, au bord de la rivière) mais aussi l’arrivée de la maladie, ses premiers signes, sa progression et l’absence avec laquelle il doit aujourd’hui composer.

« Jeune morte
Oubliée des lilas
On ne voit jamais venir le temps
Un jour tu m’avais dit : assieds-toi bien, je suis malade
Alors on gère comme on peut l’ordinaire
Cette corvée de bois mort qu’est la vie aujourd’hui
On vit au jour le jour dans la maison dans
Cette maison où à la fin tu errais
Fantôme triste
Égarée déjà dans la débâcle effarée des saisons,
Et qui ne t’oublie pas
Hier, je relisais Char, une vieille musique
Que je croyais perdue, qui remontait soudain ;
" Tu te souviendras d’elle, pauvre et nue
Matin des loups
Et leur morsure est un tunnel
où tu sors en robe de sang." »

« Cet ensemble est un tombeau », dit-il. C’est d’abord un très bel hommage. Émouvant et délicat, en vingt-sept poèmes adressés à l’absente, « si vivante encore ».

Marc Le Gros : Deux maisons, éditions Voix d'encre.

vendredi 2 mai 2025

Constellation

L’artiste André Cadere s’est fait connaître en arpentant les rues, les places, les galeries ou les couloirs du métro (de Paris à New York en passant par Bruxelles, Rome ou Berlin) en portant à l’épaule une barre de bois ronde aux segments peints en différentes couleurs. Né en Roumanie en 1934, il s’exila en France en 1967 et y vécut jusqu’à sa mort prématurée (d’une tumeur au cerveau) en 1978.
C’est sur les traces de ce nomade, qui promenait son œuvre hors des circuits institutionnalisés, que s’est lancée Laurence Skivée.

« J’ai une très grande admiration pour André Cadere et sa barre de bois rond. »

Elle le prouve en lui consacrant son livre, poème simple et volontairement sobre qui entend aller à l’essentiel sans jamais perdre de vue la démarche de l’artiste. C’est la fonction de l’œuvre et sa place dans l’espace qui importent.

« ce travail est portable
il gagne en indépendance
léger peu encombrant
Cadere transporte sa barre de bois rond n’importe où
dans la rue dans un magasin
dans une exposition
sans permission ou
avec permission de l’organisateur
mais sans y avoir été invité
créant ainsi
une perturbation.

Cadere abandonne sa barre de bois rond là où ça lui chante. Il en conçoit une autre puis une autre et une autre encore, etc. Celles-ci n’ont ni haut ni bas ni signature, ce qui ne les empêchent pas de rester identifiables, de conserver leur singularité et de créer une constellation.

« En revoyant ses œuvres, en me remémorant sa démarche, j’ai eu l’idée de capter sa voix, d’utiliser ses mots, de devenir Cadere le temps d’un poème » dit Laurence Skivée.

Pour mener ce lent travail d’approche, dans lequel figurent des citations de Cadere, elle s’est souvenue de plusieurs expositions de l’artiste et s’est également penchée sur les lettres (il y en a 43 au total et c’est un témoignage rare) que celui-ci, déjà bien malade et hospitalisé, avait adressées à son ami galeriste Yvon Lambert en 1978.

« Mon travail est par définition visuel : il existe là où il est vu et ceci indépendamment par rapport à toute structure », André Cadere

Laurence Skivée : constellation, poème sur un travail d’André Cadere, postface d’Yves Depelsenaire, éditions La Lettre volée.

Détentrice de Laurence Skivée, vient également de paraître, chez le même éditeur.

Logo : André Cadere, AKA “The Stick Man”, and Round Wooden Bar in Red, Blue, Orange, Green, Yellow and Violet, 1975, photo : private archive.


lundi 21 avril 2025

Le Gigolo des Dieux

"Je m'appelle Luis Ernesto Valencia et ce que j'aime le plus c'est manger de la grêle"

Fils de paysans colombiens, Luis Ernesto Valencia (1958-1968) n’alla jamais à l’école, fit une fugue à six ans, longea la voix ferrée, se loua un temps dans une ferme et reprit rapidement la route pour rejoindre Cali, où il erra longuement, avec d’autres enfants des rues, avant d’être recueilli, deux ans plus tard, par le poète et romancier Elmo Valencia (1926-2017), l’un des membres d’un courant artistique d’avant-garde et de contre-culture alors en pleine effervescence, les nadaïstes, dont le premier manifeste a été publié à Medellín en 1958 et traduit en français en 2019 (Éditions La Passe du vent).

« C’était un enfant de la campagne qui arriva en ville et rencontra l’irrationnel nadaïsme. Nous lui apprîmes tous quelque chose, jusqu’à en faire une bombe à retardement. Il partagea pendant deux années l’amour et la fureur de nos actions. », écrit Jotamario Arbeláes, autre figure du groupe.

Luis Ernesto ne mit pas longtemps à s’intégrer à sa nouvelle famille et à s’initier à ce courant littéraire qui collait bien à sa joie de vivre, à sa spontanéité et à son aptitude à s’exprimer oralement, en improvisant ou en chantant. Les poèmes (écrits au fusain sur les murs de sa chambre) sont ceux d’un gamin de son âge qui a appris à lire et à écrire sur le tas et qui bénéficie d’un environnement propice à la création. Il y évoque ses héros du moment : Tarzan, Le Petit Prince, King Kong, Batman, Che Guevara, Fidel Castro, Mohammed Ali.

Celui que ses amis poètes surnommaient le Gigolo des Dieux va hélas devenir une étoile filante. Il meurt renversé par le véhicule d’un fabricant de glaces en 1968. Il avait dix ans et traversait l’Avenue Colombia lorsque « Arne Krag et sa ferraille de course laissèrent son âme en queue de poisson » ( Jotamario Arbeláes).

Sa « minuscule œuvre complète » comprenait une vingtaine de poèmes que ses proches recopièrent pour les distribuer autour d’eux. L’une de ces copies, tombée, dix-neuf ans plus tard, entre les mains du peintre Omar Rayo (1928-2010), sera publiée par le musée de Roldanillo (ville natale du peintre).

Près des poèmes, prennent place, dans l’émouvant livre-hommage préparé par la librairie La Brèche et par les Éditions Pierre Mainard, les souvenirs de quelques membres du mouvement nadaïste. Tous disent combien la personnalité de ce météore les a marqués.

« Ses mots étaient l’huile des neurones oxydés des cerveaux qui martèlent ;
son rire était la substance distillée par le champignon qui fit pousser si haut le cou d’Alice ;
son regard était le dessin du mot Souvenir sur la bouche du Loir de la cafetière. »

Armando Romero, Pittsburg, 1969

« Des centaines d’enfants de Cali nous accompagnèrent au cimetière avec des fleurs et des pancartes pour le « Colibri », qui était son nom de chanteur, pour le « Gigolo des Dieux » qui était son nom de poète, pour Luis Ernesto Valencia, qui était son prénom et son nom de famille adoptif, jusqu’à ce que les temps s’effacent et que nous avale la terre de cette planète que nous ne pûmes conquérir ». Jotomario Arbeláes

 Luis Ernesto Valencia : Le Gigolo des Dieux, édition bilingue, poèmes, photos et témoignages, présenté par J. Arbeláes, traduit de l’espagnol par Boris Monneau, Librairie La Brèche et Pierre Mainard.

 

vendredi 11 avril 2025

Vivre avec une étoile

La vie de l’écrivain tchèque Jiri Weil (1900-1959) fut intense, rude et tourmentée. Après avoir passé, en tant que jeune communiste, quelques années en U.R.S.S. (ou il traduisit Pasternak, Maäkowski, Tsvataeva et d’autres), il fut victime des purges staliniennes et déporté au Kazakhstan en 1934. De retour à Prague, il entra dans la clandestinité en 1942 et fit croire à son suicide (en se jetant dans la rivière Vltava) pour échapper à l’occupant nazi.
C’est un personnage à l’existence pas très éloignée de celle qui était alors la sienne, un homme rejeté, jugé inférieur parce que Juif, contraint de coudre une étoile jaune sur sa veste, qu’il place au centre de Vivre avec une étoile.

Il se nomme Josef Rubicek. Ancien employé de banque, il vit dans une mansarde délabrée de la banlieue de Prague. Il a brûlé tous ses meubles pour ne pas mourir de froid. Ne lui restent qu’un matelas et un guéridon branlant. Il pèse cinquante-et-un kilos, peine à trouver de quoi manger. Les nazis font régner la terreur et il reçoit régulièrement la visite d’un membre du Conseil de la Communauté qui inspecte les lieux et lui promet une prochaine convocation pour le service obligatoire ou pour la déportation. Sa vie misérable, il ne peut s’en délester que ponctuellement, à travers de brefs monologues adressés à celle qui n’existe plus que dans son souvenir, la femme qui fut jadis son amante et avec laquelle il n’a pas osé partir.

« Je parlais avec elle, je devais parler avec quelqu’un, je me faisais à déjeuner sur mon petit poêle rond, j’avais froid parce que mon poêle ne voulait pas réchauffer la mansarde, la porte et les fenêtres bâillaient, en vain j’avais essayé de les colmater avec de vieilles chaussettes, deux fois déjà j’avais nettoyé le four, j’avais faim et c’était l’heure du déjeuner. »

C’est l’itinéraire de cet homme qui organise sa survie comme il peut, jour après jour, en se faisant le plus discret possible, dans un pays où il se sait en danger permanent, que raconte Jiri Weil. Il avance méthodiquement, manie l’humour avec tact, suit Josef Rubicek dans ses périlleuses déambulations, le montre en train de raser les murs et de se faire oublier en ces années de plomb qu’il passe au milieu des morts et des fossoyeurs, dans un cimetière où on l’a affecté pour cultiver et récolter entre les tombes, avec quelques autres réprouvés, des légumes qu’il lui faut ensuite aller livrer en tirant une charrette à bras.

« Maintenant au cimetière, la plupart des gens étaient nouveaux. Ceux qui étaient partis avec les convois avaient été remplacés par d’autres. Cela ne faisait pas de différence, le poêle était toujours le même, on ne voyait pas le visage des gens quand ils regardaient la poussière, dans laquelle serpentait toujours le même chemin. »

Un temps, sa vie se fera plus douce grâce à la présence d’un chat, qu’il prénommera Thomas, qui a élu domicile dans sa mansarde. Ils dormiront sur la même paillasse pendant des mois, jusqu’à ce que Thomas soit tué, puis écorché et cuisiné à l’ail par un voisin.

« Même s’il n’était pas obligé de porter l’étoile, il avait dû supporter toutes sortes d’humiliations, on l’avait persécuté et des gens qu’il n’avait jamais gêné lui lançaient des pierres, j’avais beaucoup de points communs avec Thomas, que le vieux Burianek était en train de manger cuit à l’ail. »

Publié en Tchécoslovaquie en 1949, un an après le coup d’état qui vit le Parti Communiste prendre le pouvoir, Vivre avec une étoile a rapidement été interdit et Weil exclu de l’Union des écrivains, à cause de ses écrits d’avant-guerre et de sa dénonciation du Stalinisme. Il ne sera réhabilité qu’en 1958, trop tard (puisque déjà malade) pour pouvoir finir sa vie comme il l’aurait souhaité.

Roman, mais aussi fable tragique, Vivre avec une étoile mettra des années avant de trouver ses lecteurs. Aujourd’hui devenu incontournable, il est traduit dans de nombreuses langues et Jiri Weil est considéré comme l’un des grands écrivains tchèques du vingtième siècle, proche – par sa verve, son humour cinglant et son sens de la narration – de Bohumil Hrabal, et proche également de Kafka, en particulier celui du Procès, quand il s’attache à démonter, pièce après pièce, la redoutable mécanique d’un monde absurde et cruel.

Jiri Weil : Vivre avec une étoile, traduit du tchèque par Xavier Galmiche, Éditions 10/18

mercredi 2 avril 2025

là où ça veille

L’instant est gravé en lui.
« Un souvenir / dans une lumière / assez sombre »
qui le ramène au samedi vingt-six août mil-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, à douze heures quarante-deux minutes, moment où sa mère rend son dernier soupir.

« ma sœur est penchée vers le corps de ma mère et
le soutient elle dit c’est fini et j’entends
le corps qui se vide en deux temps ce qu’on appelle
le dernier soupir de ma mère qui vient
de mourir »

Alexis Pelletier ouvre son livre – un ensemble de poèmes dont l’écriture s’est étalée entre 1995 et 2023 – en se remémorant l’instant où sa sœur leur annonce, à lui et à son père, que "c’est fini". Tout part de ce moment. Il y a l’avant (qui reviendra de temps à autre) et l’après (qui débute déjà) mais il y a d’abord cet instant qu’il faut préserver, décomposer, comprendre, afin de mieux saisir cette "sensation mélangée" qui, depuis, le poursuit.

« je n’y comprends rien je n’y comprends encore
rien je crois me souvenir d’un mouvement de
recul de mon corps une fois que j’ai su qu’elle
était morte c’est arrivé la mort ce n’est
pas encore le deuil »

Il énonce ce qu’il fait, sans y penser ou presque, de façon quasi-automatique, dans les heures qui suivent. Il marche longuement dans les rues, téléphone à ses proches depuis une cabine, revient dans l’appartement après avoir pris l’ascenseur en compagnie de l’employé des pompes funèbres chargé des premiers soins.

« et c’est fait voilà il nous livre
une belle morte avec le crucifix dans
les mains »

Il se souvient qu’il y a peu, sa mère, se sachant condamnée, lui a demandé : "s’il te plaît mon chéri / il faut me suicider", ce qui ne colle pas tout à fait avec "la bienséance chrétienne".

Certains faits marquants, intervenus entre le décès et la tenue des obsèques, insistent, sortent à l’air libre, veulent prendre place dans ses poèmes. Il les note tout en réactivant des plages de vie liées à la présence de sa mère, à la musique qu’ils écoutaient ensemble (Bach, Stravinsky, Poulenc et d’autres) et à l’écriture, tout particulièrement à celle de Cité de mémoire, livre d’entretiens avec Claude Ollier (qui sera publié chez P.O.L. en 1995) dont il avait imprimé une première copie pour elle.

« dans les pleurs elle a dit que c’était une chose
qui existerait sans elle j’ai regretté
mon geste ne le comprenant que bien après
sa mort »

Évoquer la disparition d’une mère n’est pas chose aisée. Alexis Pelletier s’en rend compte et avance lentement, sans pathos, s’en tenant aux faits. Il les déroule avec précision, y greffe ses doutes, ses regrets, ses émotions. Il y pose ses mots, simples et précis, sans jamais se cacher derrière eux. Il se réfère également, quand sa pensée les convoque, à ceux des autres (Héraclite, Beckett, Shakespeare, Rimbaud, Dagerman, etc) et se laisse porter par la vie (la rencontre, l’amour) qui va, qui continue, malgré tout, malgré la mort (qui emportera ensuite son père).

C’est ce parcours particulier, intense et douloureux, effectué en maintenant un contact étroit et nécessaire avec ses proches, qu’il dévoile avec grande sincérité dans cet ensemble au titre énigmatique. Vingt-huit ans plus tard, il semble avoir, en partie, trouvé ce qu’il espérait. D’abord "assez sombre", la lumière où se tenait son souvenir est devenue "assez vive".

« je ferme les yeux je te vois je tiens ta main »

Alexis Pelletier, là où ça veille, Tarabuste.

 

lundi 24 mars 2025

Mascarade

Né dans l’Iowa en 1932, Robert Coover, l’un des écrivains Américains les plus novateurs des soixante dernières années, connu notamment pour Le Bûcher de Times Square (autour de la condamnation et de l’exécution des époux Rosenberg en 1953), est décédé à Warwick, au Royaume-Uni, en octobre 2024. Mascarade, son ultime roman, paraît aujourd’hui en langue française.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à 90 ans passés, il n’avait rien perdu de sa verve, de sa créativité, de son regard acéré (et redoutable), de son humour caustique et de cette pertinence sociale qu’il maniait à la perfection. Il lui suffisait de regarder autour de lui, dans cette Amérique arrogante et mal en point, pour trouver du grain à moudre.

C’est dans un penthouse, perché au sommet d’un gratte-ciel de Manhattan, qu’il convie ses lecteurs. L’endroit est huppé, le buffet bien garni, la cave aussi, le toit-terrasse idéal pour prendre l’air. Une soirée festive y est organisée, ouverte à tous. S’y précipitent pique-assiettes, habitués des vernissages, solitaires en quête d’âmes sœurs, couples en bout de course, m’as-tu-vus, beaux parleurs, jeunes cadres ambitieux, artistes et pickpockets. Il y a également une nonne en tenue d’apparat et une ribambelle d’invités. Tous déambulent d’une pièce à l’autre.

« L’invitation était pour une soirée festive et, dans mon état d’esprit impie et dissolu, cela ne pouvait manquer d’avoir un certain attrait, tout trompeur qu’il était : un peu de libertinage avant un ultime pas dans le vide pour, de cette hauteur, propulser ce corps sacrilège dans l’au-delà. »

Il se pourrait que cette soirée soit pour beaucoup d’entre eux, la dernière. Quelques convives tombent, de temps à autre, du toit-terrasse sans que cela n’affecte la bonne humeur des fêtards. Certains, n’y tenant plus, se cherchent, s’isolent et s’accouplent.

« S’il y a bien quelque chose de sacré dans ce monde, c’est l’intimité des amoureux, alors quand ce couple se précipite vers la porte d’une chambre dans leur étreinte frénétique, quand bien même ce ne serait que l’affaire d’un soir de fête, je tourne discrètement les talons – et pile à ce moment je sens quelqu’un envahir mon intimité en enfonçant son pouce en moi, si ce n’est pire encore ! »

La nuit avance, les esprits s’échauffent, les conventions n’ont plus cours, les corps se lâchent. Les personnages réunis par Robert Coover se métamorphosent, sans s’en rendre compte, en acteurs d’un théâtre où le comique de situation est accentué par l’air très sérieux dont ils s’affublent. L’écrivain dissèque ce petit monde hétéroclite et ne le ménage pas. La satire sociale qu’il rédige en suivant les noctambules en goguette chez les riches est haute en couleurs. Il a toujours préféré le rire grinçant aux lamentations et il le prouve à nouveau, y ajoutant son inventivité littéraire, à savoir, et c’est un exercice de haut vol, faire en sorte que tous les intervenants (anonymes) du roman s’expriment, à tour de rôle, à la première personne du singulier. Il clôt son œuvre en apothéose, en un vrai feu d’artifice, en sortant par la grande porte.

 Robert Coover : Mascarade, préfacé et traduit de l’anglais (États-Unis), par Stéphane Vanderhaeghe, .Quidam éditeur.

vendredi 14 mars 2025

Nature en décomposition

Il suffit d’un rien, une présence infime, un brin d’herbe qui bouge ou un lézard qui prend le soleil sur une pierre, pour attirer son regard et provoquer en elle l’envie de toucher, de comprendre, d’entrer en contact, de sentir ce que ressent l’herbe, la pierre.

« j’imagine une étreinte en regardant les pierres
leur vie intérieure

(elles forment l’enceinte, et nous pourrions y vivre) »

En une approche sensible, pour bien percevoir ce qui l’entoure, et dont elle est partie prenante, à savoir la nature, Camille Loivier choisit de décomposer quelques-uns de ces éléments qu’elle rencontre au fil de ses flâneries dans le grand dehors qui requiert son attention. Elle procède par cycles, s’attache à la vie, à ses réseaux invisibles, à la métamorphose de la pierre, du bois, de l’eau, de la terre, de la nuit, du feu et de l’air.

« l’eau pénètre les bottes par l’intérieur
peu à peu
peau contre peau
l’eau du corps
et l’eau hors du corps
se rejoignent »

Tout ce dont elle parle vit et peut être source de transfert d’émotions.

« l’eau remonte au bout
de la chaîne grinçante
et l’on boit avec l’eau
une solitude que l’on ne peut plus
extirper du corps »

Ses promenades, mises bout à bout, participent d’un cheminement intérieur qui se nourrit de ce qu’elle découvre (de vie, de mort, de résilience) en progressant pas à pas, page à page dans son livre, tous les sens en éveil, interrogeant ici la souffrance d’une montagne qui brûle (la main de l’homme doit y être pour quelque chose) ou là-haut le scintillement des étoiles dans un « ciel rempli de déchets ». Elle note ce qu’elle détecte dans une nature (sauvage ou domestiquée) habituée à se reconstituer. Pas de mots savants, pas d’envolée lyrique mais des moments simples, subtilisés à la roue du temps. Captés en un clin d’œil, elle les assemble, les travaille, leur rend (par ses vers, ses poèmes) leur vitalité. De nombreux oiseaux traversent ses textes. Et aussi sauterelles, reinettes, abeilles, grillons, couleuvres et autres bestioles.

« (le merle poursuit la hulotte à midi)
vie pour vie

n’être qu’un corps flottant dans les herbes dures
on efface la violence d’un trait
barrée

(elle-même se soustrait)

amoindrie
plus proche d’une branche de févier
du houppier d’un aulne
que d’un être humain »

Ouverte et délicate, dotée d’un timbre particulier et révélant une réconfortante douceur, la poésie de Camille Loivier ausculte les endroits où son corps la porte. Elle s’attache au moindre détail et donne à lire, à voir, à imaginer des fragments de paysages qui bruissent de vies multiples, minuscules et éphémères.

Camille Loivier : Nature en décomposition, éditions Backland.

lundi 3 mars 2025

La branche ne se brisera pas

Peu connu en France, où on ne l’avait jusqu’alors croisé que dans de rares revues (dont Po&sie et Muscle), James Wright (1927-1980) a durablement marqué la poésie américaine des années 1950, 60 et 70. Il fut, aux côtés de Robert Bly (1926-2022) et de Louis Simpson (1923-2012), l’un des piliers du magazine Sixties, participant à presque tous les numéros en tant qu’auteur, critique littéraire ou traducteur (de Trakl, de Neruda, de Vallejo, de Miguel Hernandez et de bien d’autres).

Né à Martins Ferry dans l’Ohio, il a vécu son enfance durant la grande dépression. Son attachement au lieu, plus généralement au Midwest, qu’il sillonnera longuement, et le rude quotidien des classes populaires dont il est issu, imprègnent ses textes. Son père y est souvent évoqué.

« Mais maintenant, la nuit, mon père traîne dans les files
De la soupe populaire, et je ne le trouve pas : Si éloigné,
1500 miles ou plus, et pourtant
Je peux difficilement dormir.
Vêtu de haillons bleus il boîte jusqu’à mon lit,
Guidant un cheval aveugle
Avec douceur.
En 1932, sali par les machines, il me chantait
La berceuse de la petite gardeuse d’oies.
Devant la maison, les terrils attendaient. »

Ses poèmes imagés, dynamiques, subjectifs par à-coups, sont dédiés aux invisibles, aux vagabonds, aux fermiers, aux ouvriers, plus particulièrement aux mineurs, (son père était l’un d’entre eux), dont beaucoup meurent lors d’explosions souterraines qui ne leur laissent aucune chance.

« La police recherche ce soir les corps
D’enfants dans les eaux noires
Des banlieues. »

Les paysages environnants, ancrés en lui depuis toujours, font partie intégrante de sa poésie. Les hauts-fourneaux, les fosses des mines à ciel ouvert, les plaines du Midwest, les champs de blé ou de maïs, les bâtiments de fermes, les granges, les silos à grains et les chevaux au travail ou au repos constituent les éléments d’un décor fixé en quelques vers. Ils prennent place et bougent dans sa mélancolie. Celle-ci affleure régulièrement. Exacerbée par l’empathie qui peut le faire chavirer en une seconde.

« Je suis effrayé par le chagrin
Des animaux qui fuient. »

Ces animaux se glissent dans nombre de ses poèmes. Là, ce sont "des juments blanches attelées à de maussades chariots", ici, "un geai bleu et brillant sautille sur une branche", là-bas, "De petites antilopes / S’endorment dans les cendres / De la lune", ailleurs, "Un hibou s’élève / De la barre de coupe / D’une faucheuse."

« Un vieux fermier, son visage écarlate
Trahissant le whisky, fait pivoter la porte d’une grange
Et appelle une centaine de Holstein noires et blanches
Dans le champ de trèfle. »

Les morts, ses amis disparus et les hommes ensevelis sous des blocs de charbon, apparaissent fréquemment dans ses textes. Il imagine leur retour, les invite à faire un bout de chemin avec lui, à boire, jusqu’à s’enivrer parfois, et à tester leur équilibre en marchant de nuit au bord des tombes.

« D’un simple toucher de ma main,
L’air se remplit de créatures délicates
De l’autre monde. »

La branche ne se brisera pas est le premier livre de James Wright traduit en France. Belle occasion de découvrir enfin la voix ferme et l’univers sensible d’un poète (lauréat du prix Pulitzer en 1972) que l’on ne peut rattacher à aucune école. Et c’est bien mieux ainsi. Cette liberté assumée est sa force.

« Je suis allé de l’avant
Avec certains, quelques rares solitaires.
Ils ont sombré dans la mort.
Je meurs avec eux. »

James Wright : La branche ne se brisera pas suivi de Allons nous rassembler à la rivière, traduit de l'anglais (États-Unis) par Christian Garcin, éditions Le Réalgar, collection Amériques.

dimanche 23 février 2025

Poésie des familles / Fiction tombeau - Ma phrase

Deux livres de Dominique Quélen

Livre après livre, Dominique Quélen poursuit son inlassable et (forcément) tortueux parcours en poésie. Il travaille la langue sans relâche. L’affine, détecte ses subtilités. Découvre toujours – ou façonne – de nouvelles clés pour pénétrer dans des territoires qu’il peinait à explorer. Il tâtonne, s’obstine, sait que les nombreux points de contraction qui nouent son être ne se détendront qu’à force de patience. Cela l’oblige à puiser en lui, à sonder son cerveau, à poser des mots, des vers, des blocs de prose, des poèmes au jour le jour, sans jamais mollir.

« On apporte avec soi tout un appareil de souffrances. On est ça. C’est dedans, avec le bas du corps qui tient lieu d’éponge. »

Le corps, il l’analyse, le découpe, morceau par morceau, dans Poésie des familles. Le sien, qui est toujours apte à répondre du tac à tac à ses moindres sollicitations physiologiques et mentales, mais également ceux des père, mère et frère qui ne sont plus et dont il doit réactiver l’allant passé.

« Tu te produis dans une succession de faits où tu n’as pas ta place. Cela est attesté par une image (tu es assis à califourchon, tu as cinq ans, sur les genoux de ton père, Raymond, en marcel à trous ; il tient l’horloge en carton d’une main et se sert de l’autre, parce que c’est la plus virile, pour te tenir ; ça se passe sur une des chaises en formica jaune de la cuisine. »

Des sensations brèves et tranchantes reviennent, titillant, à tour de rôle, quelques-uns des organes qui font vivre et souffrir ceux qui les portent et les voient se purger par les suintements, sueurs, bave, pus, urine, excréments qui en sortent.

« On a beau tous les jours se frotter et se laver au gant, des abcès se forment sur et sous la peau, on ne peut plus rien montrer ni cacher de soi, on est réduit à une sorte de sac qui nous contient. »

C’est une poésie rude que déploie ici Dominique Quélen. Elle charrie des pertes, des manques, des douleurs et les transcende ou les minimise quand il pressent qu’il y a danger imminent quant à son propre équilibre. La ligne de crête sur laquelle il évolue est infime.

« Dans la représentation du corps de ton père, le cul est à la place du nez. On a là quelque chose qui ne va pas. Ta mère et toi, vous avez un visage. On exhume ton frère, on le tire de son repos : son nez est mangé aux vers. »

Fiction tombeau, autre ouvrage publié récemment, est dédié à son demi-frère Patrick, décédé en 1978, à l’âge de vingt ans, S’il apparaissait déjà dans certains textes, et notamment dans Poésie des familles, c’est pourtant la première fois que Dominique Quélen le remet totalement d’aplomb.

« Ce qui n’est plus devenant ce
que tu es, ce qui était n’est
plus. La question est : quand vas-tu
cesser de mourir ? Ça suffit
maintenant. Ça ne sert plus à
rien, mourir et vivre sont à
égalité. Ce qui était à faire
tu l’as fait, fais à présent ce
qu’il reste à faire : avoir été
comme frappé par la foudre, être
entré vivant dans de la mort,
cette conjugaison de faits. »

Du fond de son non-être apparent, ce demi-frère a peut-être capté des choses essentielles. Il le questionne là-dessus. Et lui réattribue, pour ce face-à-face virtuel, son corps de gros jeune homme.

« Le déjà grand et gros garçon
que tu étais, comme on disait,
homme fait que déjà défait »

Ce que dévoile Dominique Quélen dans ces poèmes (adresse et tombeau au demi-frère), dont l’écriture lui fut sans doute douloureuse, est intense et bouleversant.

Dans Ma phrase, seconde partie du livre, le jeune disparu qui agit sur le poète à la manière du membre absent dont parlent parfois les amputés, n’est pas oublié mais Quélen le laisse vaquer à ses occupations souterraines et se tourne vers le dehors, observe les paysages, là où la vie continue, là où les mouvements de l’océan offrent de la couleur et de la gîte à son texte, là où il peut observer oiseaux et animaux en action qui n’ont d’autre souci que de chercher à se nourrir en évitant les collisions qui leur seraient fatales.

« le ragondin a deux incisives orange
aux deux mâchoires qui font quatre
elles contiennent du fer qui rouille
le ragondin rouille par les incisives

dents qui sont dans la forme aplatie
du ragondin mouillé sur le bitume
où l’idée de beauté n’est rien, n’est
rien sans une forme accomplie »

Il regarde vivre et mourir ces adeptes de l’instant présent. Il les invite dans ses poèmes où ils se sentent plutôt bien. Cela n’apaise pas ses tourments mais les frotter ainsi aux aspérités ou aux douceurs des paysages traversés l’amène à apprécier ces moments de répit dont il a besoin (pour tenir) et que sa tête, habituée à tourner à plein régime, ne parvient pas toujours à lui donner.

Dominique Quélen : Poésie des familles, Les Hauts-Fonds, Fiction tombeau - Ma phrase, Éditions  Backland.