mercredi 2 avril 2025

là où ça veille

L’instant est gravé en lui.
« Un souvenir / dans une lumière / assez sombre »
qui le ramène au samedi vingt-six août mil-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, à douze heures quarante-deux minutes, moment où sa mère rend son dernier soupir.

« ma sœur est penchée vers le corps de ma mère et
le soutient elle dit c’est fini et j’entends
le corps qui se vide en deux temps ce qu’on appelle
le dernier soupir de ma mère qui vient
de mourir »

Alexis Pelletier ouvre son livre – un ensemble de poèmes dont l’écriture s’est étalée entre 1995 et 2023 – en se remémorant l’instant où sa sœur leur annonce, à lui et à son père, que "c’est fini". Tout part de ce moment. Il y a l’avant (qui reviendra de temps à autre) et l’après (qui débute déjà) mais il y a d’abord cet instant qu’il faut préserver, décomposer, comprendre, afin de mieux saisir cette "sensation mélangée" qui, depuis, le poursuit.

« je n’y comprends rien je n’y comprends encore
rien je crois me souvenir d’un mouvement de
recul de mon corps une fois que j’ai su qu’elle
était morte c’est arrivé la mort ce n’est
pas encore le deuil »

Il énonce ce qu’il fait, sans y penser ou presque, de façon quasi-automatique, dans les heures qui suivent. Il marche longuement dans les rues, téléphone à ses proches depuis une cabine, revient dans l’appartement après avoir pris l’ascenseur en compagnie de l’employé des pompes funèbres chargé des premiers soins.

« et c’est fait voilà il nous livre
une belle morte avec le crucifix dans
les mains »

Il se souvient qu’il y a peu, sa mère, se sachant condamnée, lui a demandé : "s’il te plaît mon chéri / il faut me suicider", ce qui ne colle pas tout à fait avec "la bienséance chrétienne".

Certains faits marquants, intervenus entre le décès et la tenue des obsèques, insistent, sortent à l’air libre, veulent prendre place dans ses poèmes. Il les note tout en réactivant des plages de vie liées à la présence de sa mère, à la musique qu’ils écoutaient ensemble (Bach, Stravinsky, Poulenc et d’autres) et à l’écriture, tout particulièrement à celle de Cité de mémoire, livre d’entretiens avec Claude Ollier (qui sera publié chez P.O.L. en 1995) dont il avait imprimé une première copie pour elle.

« dans les pleurs elle a dit que c’était une chose
qui existerait sans elle j’ai regretté
mon geste ne le comprenant que bien après
sa mort »

Évoquer la disparition d’une mère n’est pas chose aisée. Alexis Pelletier s’en rend compte et avance lentement, sans pathos, s’en tenant aux faits. Il les déroule avec précision, y greffe ses doutes, ses regrets, ses émotions. Il y pose ses mots, simples et précis, sans jamais se cacher derrière eux. Il se réfère également, quand sa pensée les convoque, à ceux des autres (Héraclite, Beckett, Shakespeare, Rimbaud, Dagerman, etc) et se laisse porter par la vie (la rencontre, l’amour) qui va, qui continue, malgré tout, malgré la mort (qui emportera ensuite son père).

C’est ce parcours particulier, intense et douloureux, effectué en maintenant un contact étroit et nécessaire avec ses proches, qu’il dévoile avec grande sincérité dans cet ensemble au titre énigmatique. Vingt-huit ans plus tard, il semble avoir, en partie, trouvé ce qu’il espérait. D’abord "assez sombre", la lumière où se tenait son souvenir est devenue "assez vive".

« je ferme les yeux je te vois je tiens ta main »

Alexis Pelletier, là où ça veille, Tarabuste.

 

lundi 24 mars 2025

Mascarade

Né dans l’Iowa en 1932, Robert Coover, l’un des écrivains Américains les plus novateurs des soixante dernières années, connu notamment pour Le Bûcher de Times Square (autour de la condamnation et de l’exécution des époux Rosenberg en 1953), est décédé à Warwick, au Royaume-Uni, en octobre 2024. Mascarade, son ultime roman, paraît aujourd’hui en langue française.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à 90 ans passés, il n’avait rien perdu de sa verve, de sa créativité, de son regard acéré (et redoutable), de son humour caustique et de cette pertinence sociale qu’il maniait à la perfection. Il lui suffisait de regarder autour de lui, dans cette Amérique arrogante et mal en point, pour trouver du grain à moudre.

C’est dans un penthouse, perché au sommet d’un gratte-ciel de Manhattan, qu’il convie ses lecteurs. L’endroit est huppé, le buffet bien garni, la cave aussi, le toit-terrasse idéal pour prendre l’air. Une soirée festive y est organisée, ouverte à tous. S’y précipitent pique-assiettes, habitués des vernissages, solitaires en quête d’âmes sœurs, couples en bout de course, m’as-tu-vus, beaux parleurs, jeunes cadres ambitieux, artistes et pickpockets. Il y a également une nonne en tenue d’apparat et une ribambelle d’invités. Tous déambulent d’une pièce à l’autre.

« L’invitation était pour une soirée festive et, dans mon état d’esprit impie et dissolu, cela ne pouvait manquer d’avoir un certain attrait, tout trompeur qu’il était : un peu de libertinage avant un ultime pas dans le vide pour, de cette hauteur, propulser ce corps sacrilège dans l’au-delà. »

Il se pourrait que cette soirée soit pour beaucoup d’entre eux, la dernière. Quelques convives tombent, de temps à autre, du toit-terrasse sans que cela n’affecte la bonne humeur des fêtards. Certains, n’y tenant plus, se cherchent, s’isolent et s’accouplent.

« S’il y a bien quelque chose de sacré dans ce monde, c’est l’intimité des amoureux, alors quand ce couple se précipite vers la porte d’une chambre dans leur étreinte frénétique, quand bien même ce ne serait que l’affaire d’un soir de fête, je tourne discrètement les talons – et pile à ce moment je sens quelqu’un envahir mon intimité en enfonçant son pouce en moi, si ce n’est pire encore ! »

La nuit avance, les esprits s’échauffent, les conventions n’ont plus cours, les corps se lâchent. Les personnages réunis par Robert Coover se métamorphosent, sans s’en rendre compte, en acteurs d’un théâtre où le comique de situation est accentué par l’air très sérieux dont ils s’affublent. L’écrivain dissèque ce petit monde hétéroclite et ne le ménage pas. La satire sociale qu’il rédige en suivant les noctambules en goguette chez les riches est haute en couleurs. Il a toujours préféré le rire grinçant aux lamentations et il le prouve à nouveau, y ajoutant son inventivité littéraire, à savoir, et c’est un exercice de haut vol, faire en sorte que tous les intervenants (anonymes) du roman s’expriment, à tour de rôle, à la première personne du singulier. Il clôt son œuvre en apothéose, en un vrai feu d’artifice, en sortant par la grande porte.

 Robert Coover : Mascarade, préfacé et traduit de l’anglais (États-Unis), par Stéphane Vanderhaeghe, .Quidam éditeur.

vendredi 14 mars 2025

Nature en décomposition

Il suffit d’un rien, une présence infime, un brin d’herbe qui bouge ou un lézard qui prend le soleil sur une pierre, pour attirer son regard et provoquer en elle l’envie de toucher, de comprendre, d’entrer en contact, de sentir ce que ressent l’herbe, la pierre.

« j’imagine une étreinte en regardant les pierres
leur vie intérieure

(elles forment l’enceinte, et nous pourrions y vivre) »

En une approche sensible, pour bien percevoir ce qui l’entoure, et dont elle est partie prenante, à savoir la nature, Camille Loivier choisit de décomposer quelques-uns de ces éléments qu’elle rencontre au fil de ses flâneries dans le grand dehors qui requiert son attention. Elle procède par cycles, s’attache à la vie, à ses réseaux invisibles, à la métamorphose de la pierre, du bois, de l’eau, de la terre, de la nuit, du feu et de l’air.

« l’eau pénètre les bottes par l’intérieur
peu à peu
peau contre peau
l’eau du corps
et l’eau hors du corps
se rejoignent »

Tout ce dont elle parle vit et peut être source de transfert d’émotions.

« l’eau remonte au bout
de la chaîne grinçante
et l’on boit avec l’eau
une solitude que l’on ne peut plus
extirper du corps »

Ses promenades, mises bout à bout, participent d’un cheminement intérieur qui se nourrit de ce qu’elle découvre (de vie, de mort, de résilience) en progressant pas à pas, page à page dans son livre, tous les sens en éveil, interrogeant ici la souffrance d’une montagne qui brûle (la main de l’homme doit y être pour quelque chose) ou là-haut le scintillement des étoiles dans un « ciel rempli de déchets ». Elle note ce qu’elle détecte dans une nature (sauvage ou domestiquée) habituée à se reconstituer. Pas de mots savants, pas d’envolée lyrique mais des moments simples, subtilisés à la roue du temps. Captés en un clin d’œil, elle les assemble, les travaille, leur rend (par ses vers, ses poèmes) leur vitalité. De nombreux oiseaux traversent ses textes. Et aussi sauterelles, reinettes, abeilles, grillons, couleuvres et autres bestioles.

« (le merle poursuit la hulotte à midi)
vie pour vie

n’être qu’un corps flottant dans les herbes dures
on efface la violence d’un trait
barrée

(elle-même se soustrait)

amoindrie
plus proche d’une branche de févier
du houppier d’un aulne
que d’un être humain »

Ouverte et délicate, dotée d’un timbre particulier et révélant une réconfortante douceur, la poésie de Camille Loivier ausculte les endroits où son corps la porte. Elle s’attache au moindre détail et donne à lire, à voir, à imaginer des fragments de paysages qui bruissent de vies multiples, minuscules et éphémères.

Camille Loivier : Nature en décomposition, éditions Backland.

lundi 3 mars 2025

La branche ne se brisera pas

Peu connu en France, où on ne l’avait jusqu’alors croisé que dans de rares revues (dont Po&sie et Muscle), James Wright (1927-1980) a durablement marqué la poésie américaine des années 1950, 60 et 70. Il fut, aux côtés de Robert Bly (1926-2022) et de Louis Simpson (1923-2012), l’un des piliers du magazine Sixties, participant à presque tous les numéros en tant qu’auteur, critique littéraire ou traducteur (de Trakl, de Neruda, de Vallejo, de Miguel Hernandez et de bien d’autres).

Né à Martins Ferry dans l’Ohio, il a vécu son enfance durant la grande dépression. Son attachement au lieu, plus généralement au Midwest, qu’il sillonnera longuement, et le rude quotidien des classes populaires dont il est issu, imprègnent ses textes. Son père y est souvent évoqué.

« Mais maintenant, la nuit, mon père traîne dans les files
De la soupe populaire, et je ne le trouve pas : Si éloigné,
1500 miles ou plus, et pourtant
Je peux difficilement dormir.
Vêtu de haillons bleus il boîte jusqu’à mon lit,
Guidant un cheval aveugle
Avec douceur.
En 1932, sali par les machines, il me chantait
La berceuse de la petite gardeuse d’oies.
Devant la maison, les terrils attendaient. »

Ses poèmes imagés, dynamiques, subjectifs par à-coups, sont dédiés aux invisibles, aux vagabonds, aux fermiers, aux ouvriers, plus particulièrement aux mineurs, (son père était l’un d’entre eux), dont beaucoup meurent lors d’explosions souterraines qui ne leur laissent aucune chance.

« La police recherche ce soir les corps
D’enfants dans les eaux noires
Des banlieues. »

Les paysages environnants, ancrés en lui depuis toujours, font partie intégrante de sa poésie. Les hauts-fourneaux, les fosses des mines à ciel ouvert, les plaines du Midwest, les champs de blé ou de maïs, les bâtiments de fermes, les granges, les silos à grains et les chevaux au travail ou au repos constituent les éléments d’un décor fixé en quelques vers. Ils prennent place et bougent dans sa mélancolie. Celle-ci affleure régulièrement. Exacerbée par l’empathie qui peut le faire chavirer en une seconde.

« Je suis effrayé par le chagrin
Des animaux qui fuient. »

Ces animaux se glissent dans nombre de ses poèmes. Là, ce sont "des juments blanches attelées à de maussades chariots", ici, "un geai bleu et brillant sautille sur une branche", là-bas, "De petites antilopes / S’endorment dans les cendres / De la lune", ailleurs, "Un hibou s’élève / De la barre de coupe / D’une faucheuse."

« Un vieux fermier, son visage écarlate
Trahissant le whisky, fait pivoter la porte d’une grange
Et appelle une centaine de Holstein noires et blanches
Dans le champ de trèfle. »

Les morts, ses amis disparus et les hommes ensevelis sous des blocs de charbon, apparaissent fréquemment dans ses textes. Il imagine leur retour, les invite à faire un bout de chemin avec lui, à boire, jusqu’à s’enivrer parfois, et à tester leur équilibre en marchant de nuit au bord des tombes.

« D’un simple toucher de ma main,
L’air se remplit de créatures délicates
De l’autre monde. »

La branche ne se brisera pas est le premier livre de James Wright traduit en France. Belle occasion de découvrir enfin la voix ferme et l’univers sensible d’un poète (lauréat du prix Pulitzer en 1972) que l’on ne peut rattacher à aucune école. Et c’est bien mieux ainsi. Cette liberté assumée est sa force.

« Je suis allé de l’avant
Avec certains, quelques rares solitaires.
Ils ont sombré dans la mort.
Je meurs avec eux. »

James Wright : La branche ne se brisera pas suivi de Allons nous rassembler à la rivière, traduit de l'anglais (États-Unis) par Christian Garcin, éditions Le Réalgar, collection Amériques.

dimanche 23 février 2025

Poésie des familles / Fiction tombeau - Ma phrase

Deux livres de Dominique Quélen

Livre après livre, Dominique Quélen poursuit son inlassable et (forcément) tortueux parcours en poésie. Il travaille la langue sans relâche. L’affine, détecte ses subtilités. Découvre toujours – ou façonne – de nouvelles clés pour pénétrer dans des territoires qu’il peinait à explorer. Il tâtonne, s’obstine, sait que les nombreux points de contraction qui nouent son être ne se détendront qu’à force de patience. Cela l’oblige à puiser en lui, à sonder son cerveau, à poser des mots, des vers, des blocs de prose, des poèmes au jour le jour, sans jamais mollir.

« On apporte avec soi tout un appareil de souffrances. On est ça. C’est dedans, avec le bas du corps qui tient lieu d’éponge. »

Le corps, il l’analyse, le découpe, morceau par morceau, dans Poésie des familles. Le sien, qui est toujours apte à répondre du tac à tac à ses moindres sollicitations physiologiques et mentales, mais également ceux des père, mère et frère qui ne sont plus et dont il doit réactiver l’allant passé.

« Tu te produis dans une succession de faits où tu n’as pas ta place. Cela est attesté par une image (tu es assis à califourchon, tu as cinq ans, sur les genoux de ton père, Raymond, en marcel à trous ; il tient l’horloge en carton d’une main et se sert de l’autre, parce que c’est la plus virile, pour te tenir ; ça se passe sur une des chaises en formica jaune de la cuisine. »

Des sensations brèves et tranchantes reviennent, titillant, à tour de rôle, quelques-uns des organes qui font vivre et souffrir ceux qui les portent et les voient se purger par les suintements, sueurs, bave, pus, urine, excréments qui en sortent.

« On a beau tous les jours se frotter et se laver au gant, des abcès se forment sur et sous la peau, on ne peut plus rien montrer ni cacher de soi, on est réduit à une sorte de sac qui nous contient. »

C’est une poésie rude que déploie ici Dominique Quélen. Elle charrie des pertes, des manques, des douleurs et les transcende ou les minimise quand il pressent qu’il y a danger imminent quant à son propre équilibre. La ligne de crête sur laquelle il évolue est infime.

« Dans la représentation du corps de ton père, le cul est à la place du nez. On a là quelque chose qui ne va pas. Ta mère et toi, vous avez un visage. On exhume ton frère, on le tire de son repos : son nez est mangé aux vers. »

Fiction tombeau, autre ouvrage publié récemment, est dédié à son demi-frère Patrick, décédé en 1978, à l’âge de vingt ans, S’il apparaissait déjà dans certains textes, et notamment dans Poésie des familles, c’est pourtant la première fois que Dominique Quélen le remet totalement d’aplomb.

« Ce qui n’est plus devenant ce
que tu es, ce qui était n’est
plus. La question est : quand vas-tu
cesser de mourir ? Ça suffit
maintenant. Ça ne sert plus à
rien, mourir et vivre sont à
égalité. Ce qui était à faire
tu l’as fait, fais à présent ce
qu’il reste à faire : avoir été
comme frappé par la foudre, être
entré vivant dans de la mort,
cette conjugaison de faits. »

Du fond de son non-être apparent, ce demi-frère a peut-être capté des choses essentielles. Il le questionne là-dessus. Et lui réattribue, pour ce face-à-face virtuel, son corps de gros jeune homme.

« Le déjà grand et gros garçon
que tu étais, comme on disait,
homme fait que déjà défait »

Ce que dévoile Dominique Quélen dans ces poèmes (adresse et tombeau au demi-frère), dont l’écriture lui fut sans doute douloureuse, est intense et bouleversant.

Dans Ma phrase, seconde partie du livre, le jeune disparu qui agit sur le poète à la manière du membre absent dont parlent parfois les amputés, n’est pas oublié mais Quélen le laisse vaquer à ses occupations souterraines et se tourne vers le dehors, observe les paysages, là où la vie continue, là où les mouvements de l’océan offrent de la couleur et de la gîte à son texte, là où il peut observer oiseaux et animaux en action qui n’ont d’autre souci que de chercher à se nourrir en évitant les collisions qui leur seraient fatales.

« le ragondin a deux incisives orange
aux deux mâchoires qui font quatre
elles contiennent du fer qui rouille
le ragondin rouille par les incisives

dents qui sont dans la forme aplatie
du ragondin mouillé sur le bitume
où l’idée de beauté n’est rien, n’est
rien sans une forme accomplie »

Il regarde vivre et mourir ces adeptes de l’instant présent. Il les invite dans ses poèmes où ils se sentent plutôt bien. Cela n’apaise pas ses tourments mais les frotter ainsi aux aspérités ou aux douceurs des paysages traversés l’amène à apprécier ces moments de répit dont il a besoin (pour tenir) et que sa tête, habituée à tourner à plein régime, ne parvient pas toujours à lui donner.

Dominique Quélen : Poésie des familles, Les Hauts-Fonds, Fiction tombeau - Ma phrase, Éditions  Backland.

vendredi 14 février 2025

Répéter les symptômes

Rosmarie Waldrop est une figure importante de la poésie américaine des soixante dernières années. Née en Allemagne en 1935, elle a épousé le poète Keith Waldrop à la fin des années cinquante. Tous deux se sont ensuite installés à Providence (Rhode Islands) (où elle vit toujours) et y ont fondé en 1967 les éditions Burning Deck au catalogue desquelles l’on retrouve, entre autres, des livres de Robert Coover, Paul Auster, Harry Matthews, Cole Swensen, Robert Creeley ainsi que de plusieurs poètes français (Edmond Jabès, Jacques Roubaud, Emmanuel Hocquard, Anne-Marie Albiach) et allemands (Friederike Mayröcker, Oskar Pastior, Elke Erb), qu’elle a elle-même traduits.

Son œuvre poétique, essentiellement écrite en anglais, est considérable et une douzaine de titres ont été traduits en français. Le dernier en date, Répéter les symptômes, est un ensemble constitué de onze sections de courtes proses, chacune débutant par un verbe (vouloir, penser, douter, traduire, signifier, etc) sur lequel elle s’appuie pour mettre sa pensée en mouvement. Elle sait le parcours sinueux qu’il lui faut emprunter avant de toucher du doigt l’évidence et la simplicité. C’est ce cheminement qui préside au déploiement de sa poésie et qui l’aide à affirmer et à concrétiser ses intuitions. Elle cherche, pour cela, les mots justes, les phrases précises, les bons emboîtements. Un long travail d’orfèvre qui requiert obstination et humilité.

« Mon esprit se dissipe en une triste bouillie. Jusqu’à ce que je retourne au rafraîchissement des verbes, des pronoms, des conjonctions. Et le monde reprend pied dans la dépendance des propositions. Mes sens sont inaptes sans mots auxiliaires. »

Les mots l’accompagnent. Avec leur sonorité, leur étymologie, leur façon de se toucher, de s’associer, de s’échapper de l’espace clos d’un bureau pour voyager à leur guise, d’en attirer d’autres en cours d’escapade et de créer, en circulant sur une même page, des poèmes clairvoyants dans lesquels le corps de celle qui les conçoit se déplace en toute liberté.

Entre ses moments de doute et ceux où l’envie de ne rien faire domine, elle laisse sa pensée vaquer et ne s’inquiète pas. Ce qui la tracasse, c’est de savoir « s’il reste quelque chose à faire ».

« Peur de mourir sans avoir rien fait. »

Le recueil se termine en s’attachant au verbe vieillir. Et, une fois de plus, comme tout au long de cet ensemble empli de sagesse, de savoir, d’expérience et de vie, ce n’est pas la désolation qui pointe. Il faut simplement composer avec une évidence. Aller au bout du chemin. Laisser les choses advenir. « Tombés de l’été comme une pierre, nous regardons tomber le temps ».

« Tu dis que l’absence d’objectifs a ses avantages. »

Ce "tu" auquel elle s’adresse régulièrement est son mari, Keith, décédé en 2023, deux ans avant la publication de ces poèmes aux États-Unis, Keith dont la mémoire et le corps vacillaient et qui faisait alors route vers une galaxie inconnue.

« Depuis ce pays lointain, tu me dis qu’autrefois tu avais une femme allemande.

Ma grammaire ne m’est d’aucun secours dans ces contrées. Et je ne sais pas si je devrais te le dire. Je suis cette femme allemande. »

Ce livre d’une quarantaine de pages est idéal pour découvrir (ou retrouver) Rosmarie Waldrop. Elle célèbre la vie, puise à nouveau dans sa biographie et travaille le langage sans discontinuer, poursuivant une œuvre dense, exigeante et lumineuse.

Rosmarie Waldrop : Répéter les symptômes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Paol Keineg, Éditions La Barque.

jeudi 6 février 2025

Demain comme une traînée de poudre

Le décor, discrètement planté, donne à découvrir un lieu hors du temps, une vaste demeure au cœur d’un domaine qui l’est tout autant avec son théâtre d’hiver, sa chapelle, sa crypte, ses chemins forestiers et ses nombreuses dépendances. La Dame est à la tête de la propriété. Elle y vit avec ses trois enfants, des adolescents aux prénoms peu communs : Nanthilde et Vénérande pour les filles et Marovée pour le fils. Après la mort mystérieuse du père, un cinquième personnage va intégrer le domaine. Il se nomme Waldebert.

« Il était grand et charpenté avec un visage de lame et de flèche. Lunettes noires sur le nez, il venait précipiter son opacité et sa force contre ces murs. Il se proposait de rénover tout ce qui était crayeux et racorni. La Dame déplaçait avec elle un sombre fardeau, elle le toisa de toute sa hauteur mais l’engagea sur-le-champ. »

En une écriture magnétique et raffinée, Bénédicte Heim met en scène ces cinq protagonistes. Elle affine leurs portraits, les fait évoluer dans un huis-clos envoûtant où les corps vibrent, se tendent, se cherchent. Solitaire et sauvage, Nanthilde se rapproche du rugueux et robuste Waldebert. Elle multiplie les courses à travers les bois, passe certaines nuits allongée nue sur la pierre de la crypte. Un jour, elle surprend son frère et sa sœur intimement enlacés. Cette vision ne la quittera plus. La Dame, quant à elle, hautaine dans son boudoir, se sent attirée par l’odeur de terre qui se dégage de Waldebert.

« Elle eut subitement envie de faire adroitement claquer le fouet sur le dos de cet homme. Et d’être culbutée par lui sur le sofa. »

Les chapitres courts s’enchaînent. Les désirs s’intensifient. Peu à peu, la tension monte, lancinante et ténébreuse. Tous les mouvements, les gestes, les situations et l’évolution même des comportements des uns et des autres prédisent un dénouement qui ne peut être que radical. Il y a, dans l’ambiance presque feutrée de la demeure, une violence sourde, un désir de jouer avec le feu et de ne pas s’arrêter en cours de route. Dès le début du roman, la mèche lente est allumée. Invisible, le fil ne cesse de se consumer. Celle qui est ciblée ne se doute de rien. Au final, la détonation durera moins d’une seconde. Ce sera sec et claquant. Comme lors de la mort du père. Mais il n’est pas besoin d’en dire plus. Riche et incandescente, portée par des phrases souples et bien ajustées, l’écriture de Bénédicte Heim est d’une imparable efficacité.

Bénédicte Heim : Demain comme une traînée de poudre, Quidam éditeur.

mardi 28 janvier 2025

Asile / Paul les oiseaux

 Deux livres d'Erwann Rougé

Peu à peu, un portrait se dessine, celui d’une femme (une patiente) qui vit dans un lieu clos ("chambre 4") où la blancheur se décline partout, des murs à la blouse du médecin et du soleil d’hiver à la pâleur des mains quand "le sang n’arrive plus aux doigts". Elle n’a pas de nom. C’est Elle, tout simplement.

« Elle est là
finit par se mettre
un peu de rouge velours sur le visage

c’est sans importance
les anges se maquillent lentement »

Son quotidien est répétitif, ponctué du matin au soir par les repas, la toilette, les visites chez le Doc, l’ennui, la somnolence, la prise des médicaments. Il y a pourtant une part d’elle-même qui échappe à l’enfermement, une fenêtre qui s’entrouvre, propice aux rêves, à l’imagination, aux odeurs et aux bruits de la mer toute proche.

« Doc
"j’arrive en corneille"
je peste pour voir
me cache dans les roncières

sur la falaise
"je sors en aigle de mer"
descends les champs

garde le leurre l’eau brûlée
pour la mort vraie

cela rôde cela veille
l’oubli m’attend »

Doc est son confident. Le seul auquel elle peut dire, par bribes, en quelques mots (volés au silence), ce que fut son passé et où elle en est de ses craintes, de ses peurs.

« Doc
l’homme que j’ai connu
a fait corps avec la pierre. »

La poésie d’Erwann Rougé est concise, épurée. Tout n’est pas dit. Il laisse place à la suggestion. Ne dévoile que le minimum. Pudeur et délicatesse s’accordent pour respecter l’intimité de celle qui est hospitalisée pour "rattraper ses nerfs". Elle parle peu. Utilise des mots justes et simples pour dire son fracas intérieur. Il arrive que le dehors pénètre en elle, par fragmentations lentes, en l’invitant à sortir pour apercevoir l’oiseau noir auquel elle s’identifie parfois.

« Elle regarde la corneille
la corneille la regarde »

 Erwann Rougé : Asile, Éditions Unes

.

Près de vingt ans après sa publication aux éditions Le Dé Bleu, Paul les oiseaux, d’Erwann Rougé reparaît aux éditions Isabelle Sauvage. L’auteur a repris et resserré son texte, le dotant d’un sous-titre : (portrait). Le poème se construit autour de la figure de Paul, être ultra-sensible, à l’écoute de tout ce qui l’entoure, étonné par ce qui bouge dans le ciel, les arbres, l’eau des flaques ou de la mer. Ayant gardé les yeux et le vocabulaire imagé de l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, il se sait différent et sent d’étranges vibrations s’emparer inopinément de son corps.

« Regarde et regarde la sterne
avec le même mouvement du cou

pique la mer, pique le ciel
crie le dedans encore une fois

serre les genoux et les épaules
vole l’esprit à l’oiseau

ce qui est lui
et l’ivresse d’après »

Le titre est emprunté à Paul les oiseaux ou la Place de l’Amour, texte d’Antonin Artaud (cité en exergue) qui l’avait lui-même trouvé dans un récit de Marcel Schwob consacré au peintre florentin Paolo Ucello.

Erwann Rougé, Paul les oiseaux, Éditions Isabelle Sauvage

 

samedi 18 janvier 2025

Noces de givre

Si Raymond Penblanc excelle dans les formes courtes (1), il aime également s’aventurer dans des textes plus denses, plus amples, plus touffus. C’est le cas avec ce roman où personnages et paysages se dévoilent au gré de phrases longues, sinueuses, en un lieu peu fréquenté, presque sauvage.

La narratrice va sur ses seize ans. Elle rêve beaucoup. Un simple déclic, ici la silhouette d’un jeune homme, guère plus âgé qu’elle, croisé sur une route de montagne, suffit à actionner la belle mécanique. Elle suppose, présume, imagine, invente et va même jusqu’à improviser, en quelques secondes, un portrait plus ou moins psychologique de celui qui a simplement attiré son attention et qu’elle ne tardera pas à rejoindre dans une cabane de chasseurs.

C’est leur rencontre – et leur histoire, brève, fougueuse, maladroite, débordante de désirs – que raconte Raymond Penblanc, Non pas en tissant un canevas narratif convenu mais en bifurquant, en les dotant d’une réelle personnalité, avec de nécessaires retours en arrière pour comprendre les blessures de ces deux êtres rebelles qui cherchent (et peinent) à s’apprivoiser.

« C’est qu’il va me falloir un peu de temps avant de parvenir à son degré de combustion, comme il va lui falloir beaucoup de doigté dans les stimuli et les caresses. Ouverte dedans, je reste fermée dehors, c’est la loi des vierges, dont la chaleur intérieure irradie jusqu’à mouiller leur vestibule. »

Bâti en cinq parties très compactes, chacune écrite d’un seul tenant, pages pleines, sans le moindre retour à la ligne – avec dialogues enserrés à l’intérieur du texte – , Noces de givre réserve également une place de choix à la peinture. Elle est en effet bien ancrée dans le quotidien de la narratrice qui loge chez sa grand-mère peintre et qui nourrit, de plus, une affection particulière pour les portraits du Caravage, qu’elle souhaite faire découvrir au solitaire en cavale.

« Il me tend le livre. Il s’agit de David cette fois, tenant à bout de bras la tête sanglante et grimaçante du géant Goliath. Je découvre à mon tour ce que lui-même vient de découvrir, la terrifiante modernité de cette scène nous montrant un jeune djihadiste après l’exécution de son otage, brandissant le macabre trophée qui doit lui servir de preuve pour authentifier son épouvantable forfait. »

Après avoir laissé ses personnages se frotter à la rugosité du massif montagneux où ils évoluent en saison froide, Raymond Penblanc, en un dernier chapitre incisif, délaissant les descriptions, les déambulations et les approches sensuelles, resserre soudainement son texte. Sa main est ferme et incisive. Elle coupe court (en quelques pages) aux espoirs de la narratrice et lui rappelle que le monde dans lequel elle vit peut être parfois cinglant et injuste.

Raymond Penblanc : Noces de givre, Le Réalgar. 

(1) ainsi Œil-de-lynx et L’Égyptienne, deux titres publiés dans la collection 36ième Deux Sous des éditions Lunatique

 

jeudi 9 janvier 2025

La vie romancée de Boulig Koz

Né à Ty Chalony sur la commune de Scaër dans le Finistère en 1848 et mort à Kernével en 1911, François Boulic fut en son temps l’un des grands sonneurs de biniou Koz de Bretagne.

« Je suis Boulig Koz, François Boulic, danseur étoile sur la garenne, homme de hanche irréconciliable d’avec le silence des houx, la crosse des enfougérés. »

Si son nom de musicien, Boulig Koz, est connu, tout particulièrement par ceux qui, aujourd’hui encore, reprennent quelques-unes de ses compositions ou les airs traditionnels qu’il a collecté et popularisé, l’ordinaire de sa vie, celle d’un cultivateur attaché à sa terre, l’est beaucoup moins. C’est ce manque que vient combler Olivier Hobé, y compris en romançant, si besoin, le parcours du musicien qui se produisait dans de nombreuses fêtes locales. Assis sur une chaise posée sur une barrique ou sur le plateau d’une charette, il formait un solide duo avec Yves Coroller, plus connu sous le nom de Youenn Dall (l’aveugle) qui l’accompagnait souvent à la bombarde.

« On m’invite ici ou là et le plaisir ne m’est acquis que lorsque les femmes ne se soucient plus guère de leur tenue. À l’heure tardive, celle des tonneaux élevés en podiums, place à la ruée, gigue légère, tintements, vœux à toute berzingue. Avec la foi partagée en quelques places de marches communes. »

Olivier Hobé présente Boulig Koz en plusieurs périodes de sa vie. On le retrouve sur les chemins buissonniers de son village quand, enfant, il s’isolait pour sonner dans les arbres et plus tard, devenu adulte, près des rivières, des fourrés et des forêts où il se faufilait pour aller braconner, détectant truites, lièvres, grives et lapins comme personne.

C’est qu’il doit nourrir sa famille, élever ses enfants, seconder sa femme Jeanne qui le remplace à la ferme quand il part sonner et récolter un peu d’argent à Brest, à Quimper, à Pont Aven ou ailleurs.

« Ma prochaine campagne doit me mener au Frugy, où il est peu utile de tendre pièges et filets. Le lièvre là-haut tend les bras comme le crapaud à sa mare s’immobilise, comme l’abeille assise dans la passion s’enduit de l’huile d’un soleil rose. »

Une autre émotion s’empare du lecteur en découvrant ce récit.Olivier Hobé est décédé en 2023 et le lire à nouveau est une agréable surprise. Sa prose, subtile et poétique, aux phrases souples, emplies de riches sonorités, où chaque mot tombe juste, célèbre un homme attachant, proche de la nature, et en accord avec elle, aimant à partager les plaisirs simples de sa vie, à commencer par la musique.

« Je tire des accords au jugé, caresse les troncs argentés et me dis que je suis toujours resté un cadet de ferme évadé. »

Olivier Hobé : La vie romancée de Boulig Koz, Pierre Mainard 

Logo : François Boulic alias Boulig Koz (carte postale, fonds Dastum)

 

jeudi 2 janvier 2025

L'Homme qui était un arbre

Curieux destin que celui de Pin-Pin qui fut d’abord et pendant longtemps un arbre avant de subir les attaques de la tronçonneuse et d’être jeté, tel un vulgaire rondin, au creux d’une charrette. C’est là que le récupéra, et ce fut sa chance, Maître Antonio, sculpteur sur bois vivant en Toscane.

D’un tronçon de pin, il fait un bambin tout en bois. Un être mobile, doué de parole, qui devient son fils et son apprenti. Sa silhouette étonne dans le voisinage. Les remarques vont bon train. Un jour que le gamin allait livrer des chaises en les portant sur son dos, il croisa un homme qui lança :
« Voilà un tas de bois qui passe. »

Le pantin aux airs de Pinocchio s’initie également à la sculpture. Et s’invente une autre spécialité, bien plus dangereuse : le lancer de cailloux.

« Un après-midi, alors que je somnolais dans une meule de foin, j’entendis un vieux paysan me traiter de paresseux. Sans réfléchir, je saisis aussitôt un caillou pointu comme la foudre et lui fracassais le front. Il tomba raide. »

Ce geste fatal marque le début de la fin pour l’enfant de bois qui, condamné à poser sa tête sur un billot – pour qu’on la coupe – se transforme instantanément en être d’os et de chair, identiques aux autres mais avec un passé et un destin particuliers.

C’est ce destin, truffé de nombreuses rencontres – dont une avec un chat qui parle et qui en est à sa huitième vie – que retrace Stéphane Padovani dans un livre qui s’apparente au conte et au roman d’aventure. Il déroule, simplement et sans jamais s’appesantir, l’étonnante histoire d’un être posé, réfléchi, disponible et conciliant. Si la poésie y est présente, la réalité sociale l’est tout autant.

Fuyant l’Italie, Pin-Pin monte, à Naples, à bord d’un bateau plein de migrants sur lequel il fera la connaissance de l’écrivain Écossais J.M. Barrie, le créateur de Peter Pan. Après une longue traversée, il débarque à Ellis Island. C’est là, puis sur le port de New York, au début du vingtième siècle, qu’il découvre le Nouveau Monde, celui où il va vivre, travailler et trouver sa place.

Il y a longtemps que Maître Antonio est mort. Le chat a également trépassé mais il va renaître. Comme le fera, au terme de son aventure terrestre, le personnage principal du roman. La vie d’un homme égale rarement celle d’un arbre. Sa mort est définitive. Ce n’est pas le cas ici, où s’opère un inespéré retour aux origines. Un bouclement de la boucle réconfortant.

« L’arbre fit le tour de mon corps, me rappela à lui. J’étais de nouveau cette voix végétale, sans cause ni fin, sans histoire ni mémoire ; une simple articulation du temps. »

Stéphane Padovani : L'Homme qui était un arbre, Quidam éditeur.