samedi 22 novembre 2025

Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes

Thierry Metz (1956-1997) est l’auteur d’une œuvre poétique forte, extrêmement cohérente, à coup sûr l’une des plus abouties des dernières décennies. C’est la publication de Journal d’un manœuvre (préface de Jean Grosjean, Gallimard/L’Arpenteur,1990), qui l’a d’abord fait connaître. Il y décrit, en une suite de textes courts, avec la concision qui est la sienne, ce que sont ses journées de travail sur un chantier ("on a une maison à bâtir") dans le centre d’Agen.

« Du bruit toute la journée. On ne sait pas ce qui se passe. Quelqu’un fait des gestes : il gagne son pain.
C’est tout. »

Ce livre, devenu culte pour beaucoup (Joseph Ponthus, dans À la ligne, dit ce qu’il lui doit), aurait pu faire oublier ses ouvrages publiés avant et après mais tel n’a pas été le cas. L’écriture de Thierry Metz n’a jamais cessé d’être lue. Année après année, des éditeurs indépendants (Jacques Brémond, Opales/Pleine page, Unes, Les Deux-Siciles, L’arrière-pays, Pierre Mainard, Arfuyen) et des revues (notamment Résurrection – qui a édité ses premiers textes – et Diérèse – qui lui a consacré un important dossier – ) se sont relayés pour que ses poèmes continuent de vivre en rencontrant de nouveaux lecteurs. La publication, aujourd’hui, de ce conséquent volume dans la collection Poésie/Gallimard participe du même élan, de la même démarche : faire entendre et connaître une voix qui a beaucoup à nous dire.

Sont ici regroupés six recueils, dont le premier, Sur la table inventée (1989), où s’affirme déjà sa volonté de privilégier une écriture simple, sans artifice. Il s’agit d’aller à l’essentiel, de poser des mots sur ce qu’est – et sera – son cheminement poétique, qui ne déviera d’ailleurs jamais de son propre parcours de vie. Il entend construire un poème où l’on peut entrer ou sortir aisément et qui s’ouvre à la clarté et aux paysages. La similitude entre bâtir un poème et une maison est pour lui évidente. Le fait qu’il exerce une activité manuelle (bûcheron, manœuvre, maçon ou ouvrier agricole) n’y est pas pour rien. Choisir et aligner des vers courts et précis sur la page équivaut à monter des rangées de briques ou de pierres pour construire une demeure habitable.

« Tu sais que toujours
un parmi nous
s’absente
pour habiter sa clarté
sa langue
poète ou manœuvre
convives d’un mot
illuminé »

Chaque recueil est présenté par Isabelle Lévesque qui donne, en préface, des pages précieuses, sensibles et documentées. Lectrice éclairée, elle pénètre dans les chantiers d’écriture du poète en s’arrêtant sur chacune de ses publications. Elle retrace la chronologie des textes. Et montre combien tous s’articulent autour de la vie, du travail, des aspirations profondes à l’équilibre intérieur et à la constante quête de sens qui habitent le poète .

« Je vais par signes
espacés
avec la matière noire du livre

retourner la langue. »

En mai 1988, un drame va venir le percuter, lui et les siens. Ce jour-là, Vincent, le deuxième de ses trois fils, meurt fauché par une voiture sur la route qui passe devant la maison familiale. Rien ne pourra plus être comme avant. L’année suivante, Sur la table inventée sera "offert à Vincent".
L’enfant disparu reviendra régulièrement dans ses poèmes, tout près de la Bien-aimée à qui il écrit, durant un stage effectué afin d’obtenir son CAP de maçon, en 1994-1995, les textes qui seront regroupés dans Lettres à la Bien-aimée (Gallimard/L’Arpenteur, 1995).

" J’ai écrit ces lettres à Périgueux, pendant un stage de maçonnerie qui a duré neuf mois. Des passages plus que des lettres : la journée à l’atelier, la soirée dans la chambre, à cinq ou plus, les couloirs, les portes, un cahier sur une table. Un cahier que je donne à la Bien-aimée. Et à Vincent, notre fils, qui a été tué par une voiture le 20 mai 1988, dans ses huit ans.", Thierry.

« Une petite voix que nous connaissons bien nous rend visite le soir. Une voix d’enfant qui nous raconte ce qui se passe là-bas, comment sont les gens, ce qu’on y trouve. Lentement il nous berce, nous accompagne jusqu’au sommeil, nous ferme les yeux... »

Le dernier mot du livre sera : Vincent.

Et le premier vers du recueil suivant, Le drap déplié (1995) le portera à nouveau vers la Bien-aimée. Ces poèmes aux vers brefs, finement aiguisés, sont centrés autour de son activité de maçon (le seau, la corde, les outils, les gestes précis, les mains grandement sollicitées) et de sa vie d’homme en quête d’apaisement que l’oiseau, la feuille, le vent, les nuages (tous synonymes de légèreté) lui procurent parfois, sans toutefois parvenir à éteindre la douleur et la mélancolie qui couvent et le minent.

« En souriant
dans mes pas
je plonge dans le jour
je ne suis plus qu’une torche
dans la fraîcheur

je me consume »

Pas de pathos mais l’envie, la nécessité d’avancer, d’assumer ses fragilités.

« Je n’ai que ce trajet à bâtir.
Retrouver la mère et l’enfant.
En mourir, peut-être. »

Jusqu’au bout, il cherchera – en écrivant, en étudiant certains philosophes, en affinant sa réflexion, en s’adonnant à son travail – à s’inventer un chemin qu’il sait étroit mais qui peut l’aider à tenir, à se réapproprier sa vie, à s’éloigner de ses démons.

"Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre", écrit-il en débutant L’homme qui penche, journal relatant deux séjours volontaires au Centre Hospitalier de Cadillac, en Gironde (octobre-novembre 1996 et janvier 1997) pour se sevrer de l’alcool, pour "redevenir un homme d’eau et de thé."

La souffrance l’emportera. Thierry Metz mettra fin à ses jours le 16 avril 1997. Il nous lègue sa poésie, ses cahiers, ses notes, ses journaux. Et, avec ce livre, des poèmes vibrants et fulgurants, écrits "dans le déchirement du langage et des choses" (Eric Vuillard), où transparaît "la part respirable des heures qu’il a traversées" (Jean Grosjean). 

Thierry Metz : Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes, préface d’Isabelle Lévesque, postface d’Eric Vuillard, Poésie/Gallimard.


mardi 11 novembre 2025

Vint le grand récit

Une récitante s’exprime devant un auditoire composé en majorité de femmes. Elle leur doit beaucoup. Sans leurs voix – qui s’assemblent et dont certaines se font de temps à autre entendre – la sienne n’existerait pas. Leurs vies résonnent également par fragments, par époques, par ricochets, échos et copeaux dans ce qu’elle dit, en un long murmure qui s’amplifie pour devenir lancinant, intense, pénétrant. Elle est debout, pieds nus sur le sable, n’a pas de nom, vient d’aussi loin que les autres, de terres où il ne faisait pas bon vivre.

« Vous avez renoncé à vos maisons d’argile, aux murs que vous aviez couverts de motifs peints d’un bleu céleste, vous avez jeté le sel derrière vous. Vous avez traversé. Vous êtes ici pour poser vos peurs et vos cris sur mes lèvres, pour donner noms aux choses, aux vivants et aux morts. »

Déracinés, toutes, tous se sont trouvés / retrouvés dans un lieu où se dressaient auparavant deux barres, désormais détruites. Ils étaient alors des Amaryllis ou des Mûriers. Cela les ancrait quelque part. C’est là que demeure une part infime de leur être, c’est là aussi qu’ils ont pu tisser des liens, se reconnaître des affinités douloureuses, échanger, retracer des itinéraires tortueux, jeter les bases d’un récit commun.

« Les pères des pères de nos pères ont été importés, comme les oranges, les bananes et les dattes, les ananas plus rares et plus raffinés, les pères des pères de nos pères ont été importés avec les marchandises. Marchandises parmi les marchandises. »

Des voix que l’on croyait éteintes s’invitent, certaines nuits, dans les pages du grand récit. Elles peuvent être elliptiques. Elles appartiennent aux morts, aux disparus dont la trace perdure grâce aux survivants qui ont hérité de leur histoire, de leur accent, de la singularité et de l’intonation de leur timbre.

« Qui parlera pour ceux qui se sont tus, pour celles qui se taisent, pour les bâillonnées des filatures, pour les soudeurs des chaînes de montage, pour celles et ceux qui montent les crosses des fusils qui seront retournés contre eux au premier mouvement de grève, qui parlera pour les morts, pour les vivants à moitié morts, les épuisés, les soumis, les aveuglés. »

Le monde qu’évoque Michaël Glück dans ce poème en prose (qui a sans doute vocation à être lu, scandé, déclamé à haute voix) est évidemment le nôtre. L’auteur alerte. Les lueurs d’espoir qui balisent son texte sont couchées au ras du sol par des vents contraires. Il donne corps à un chant au souffle continu où vibrent les mots de celles qui souffrent, qui témoignent, qui prennent soin de ne jamais convoquer tel ou tel dieu. Elles s’emparent simplement de la parole (un bien précieux) et s’en servent à bon escient.

Michaël Glück : vint le grand récit, Éditions Le Réalgar

dimanche 2 novembre 2025

Poètes errants & vagabonds mystiques

À l’origine de ce livre, il y a une rencontre étonnante, celle de Abderrazzak Benchaâbane et d’un auto-stoppeur auquel il a ouvert la portière de sa voiture, un jour où il circulait avec un compagnon de route entre Essaouira et Agadir. L’homme au regard noir qui prit place sur la banquette arrière était vêtu d’un manteau rapiécé, portait sur son dos un baluchon usé et répandait une forte odeur de kif et de tabac.

« Quelques kilomètres plus loin, il demanda à descendre de voiture. Une fois dehors, il commença à vider ses poches et sa besace et nous donna tout son argent puis nous demanda de patienter un moment pendant qu’il essayait d’ôter de son doigt une grosse bague en argent. Il n’y parvint heureusement pas. (…) Résigné, il se mit à nous bénir, récita quelques prières de lui seul connues. Il tourna ensuite autour de la voiture, donnant avec son bâton des coups sur la carrosserie tout en psalmodiant sa Baraka. »

Le conducteur ne mit pas longtemps à comprendre que ce vagabond dépenaillé était un Haddaoui, un itinérant mystique, compagnon de l’ordre soufi initié par Sidi Heddi, religieux marocain (mort en 1805), fondateur d’une secte de mendiants pénitents. Durant son enfance à Marrakech dans les années 1960, l’écrivain (également professeur d’écologie végétale, ethnobotaniste et créateur de parfums) en rencontra beaucoup et fut fasciné par leur aptitude à partager leur spiritualité. Suite à cette rencontre fortuite, il décide de se lancer sur leurs traces pour mieux les connaître, mieux cerner leurs rituels et leur conception même de l’existence.

« Il m’a fallu plonger dans le quotidien des Haddaoua pour, en les observant, comprendre la nature réelle de leur pensée et découvrir leur manière de s’habiller, de parler, de prier, de vivre et d’errer. Pour les Haddaoua l’errance est une thérapie pour soi, sur soi. »

Avec méthode, en de courts chapitres, Abderrazzak Benchaâbane étudie, point par point, ce qui caractérise les Haddaoua. Ils ne sont détenteurs d’aucun texte écrit. Chez eux, tout passe par l’oralité, y compris la transmission qui devient, de fait, créative et jamais figée. S’ils acceptent l’aumône, c’est uniquement pour s’humilier devant Dieu.

Les Haddaoua font un usage immodéré du kif et ne tarissent pas d’éloge sur le narguilé.

« Bourre le narguilé et passe-le au voisin
Fume et bois du thé à petits gorgées
Dieu dénouera tout »

clame l’un d’entre eux.

« Le kif pilé, la pipe tirant à souhait,
Le miséreux va, de par le monde,
Le cœur joyeux »,

chante un autre.

Sidi Heddi, leur maître à tous, le "Sultan des mendiants", est considéré au Maroc comme étant le saint-patron des fumeurs de kif. Il fut, dit-on, le premier à ramener de de ses pèlerinages en Asie des graines de cannabis au pays.Cheveux longs et barbes hirsutes, les Haddaoua vénèrent les chats. C’est leur animal totémique. "Il l’accompagne dans leurs pérégrinations, logé dans un couffin dont il ne sort qu’au terme de l’étape". Ils les protègent, partagent leur nourriture avec eux et, le moment venu, leur offrent une sépulture.

« A leurs yeux, le chat est un animal noble, puisqu’il descend du lion et du tigre. Ils disent que le chat fait ses ablutions et récite régulièrement des prières, sous forme de ronronnements. Il est le symbole du calme, de la retenue et de la sagesse. »

La langue des Haddaoua est le ghous qui puise ses racines et son vocabulaire dans l’argot. Ils l’ont adoptée pour contrer "la langue des poètes prise dans le piège de la rhétorique".

« Les poèmes tissés par les Haddaoua, comme leurs frocs troués et en haillons, peuvent ressembler parfois à une grossière dentelle où les silences, les vides et les pièces cousues dessinent des motifs. »

Abderrazzak Benchaâbane présente quelques-uns de ces poètes, notamment Mohamed Cherkaoui qui déclamait, en duo avec son compagnon aveugle Maâti Belfaïda, place Jamaâ Lfna à Marrakech, entouré de ses pigeons voyageurs dont certains montaient sur ses épaules ou sur son dos. Les deux officiants offraient aux spectateurs réunis en cercle autour d’eux un spectacle festif (une alqa) où la gestuelle comptait tout autant que la parole.

L’auteur termine son périple en évoquant les Derviches et les Qalandars d’Orient, autres vagabonds mystiques habitués à errer, en Anatolie, en Chine ou en Inde, en quête de sagesse intérieure, menant une existence identique, faite de pauvreté, d’abstinence, de non violence et d’oubli de soi. Plus qu’un essai, ce livre est une belle invitation à découvrir des vies humbles et hors normes, celles de "voyageurs à l’apparence négligée, cheminant seuls sans bagages".

 Abderrazzak Benchaâne : Poètes et vagabonds mystiques, des Haddaoua du Maroc aux Derviches et Qalandars d'Orient, photographies de l'auteur, éditions Al Manar.

mercredi 22 octobre 2025

Rêve d'une pomme acide

Une voix hurle dans la moiteur d’une fin d’après-midi estivale. C’est celle d’une femme qui demande à son mari, assis devant la télé où il y a un match de foot, de baisser le son ("on est pas sourds"). Cette femme s’appelle Élisabeth Witz. Elle est mère de trois filles : l’écolière, la lycéenne et l’étudiante qui, à l’entame du deuxième chapitre, prend la parole, dit comment va, et ne va pas, la vie dans sa famille. Elle l’ausculte finement, ne cache rien, reste posée, à l’écoute, essaie simplement de comprendre. Pour cela, elle doit remonter le cours du temps, s’intéresser au vieil arbre généalogique, planté entre l’Alsace (côté maternel) et la Lorraine (côté paternel) et dresser un état des lieux. Son constat est triste et sombre. Dans ce microcosme friable, tout est figé (pour ne pas dire vicié) depuis des décennies.

Elle dessine ensuite un portrait rapide de chaque membre de la famille. D’un côté, les hommes, souvent occupés dehors, experts en chiffres, évaluent toute chose ou situation en terme de coût, d’argent, de profit ou de pertes et de l’autre côté, les femmes, assujetties aux tâches domestiques, rêvent d’un horizon un peu plus émoustillant et moins banal que celui du salon de jardin. Beaucoup pleurent, désespèrent, dépriment, voient leurs espoirs s’effriter contre des murs d’ennui, s’abîment dans la mélancolie, la colmatent comme elles peuvent, la plupart du temps avec des médicaments. Certaines, parfois, n’y parviennent plus.

C’est le cas d’Élisabeth Witz. Un dimanche matin, 22 avril, premier tour d’une élection présidentielle, elle s’éclipse, quitte la maison et n’y reviendra plus. Elle part se suicider, en silence, dans la campagne, loin des regards, à tout juste quarante-huit ans. Si l’étudiante reprend un à un les fils effilochés de la cellule familiale, ce n’est pas pour les recoudre, elle sait que c’est trop tard, mais pour tenter d’y voir clair, pour avancer, trouver sa voie, ne pas sombrer. Pourquoi ce drame ?

« 22 avril soleil vert et jaune minuscule
deux et deux font quatre pourtant nous étions cinq
le père la mère trois filles : famille
désunie comme les doigts de la main »

Elle découvre les effets dévastateurs de la déflagration qui se propagent dans toutes les têtes, dans tous les corps. Rien ne sera plus jamais comme avant. Et cet "avant", elle doit désormais le considérer autrement, en tenant compte de la mort brutale de sa mère.

« Je vis avec ton fantôme, que je chasse ou appelle. Tes ombres sont amples et multiples. Elles surgissent partout sans crier gare.
Tu as laissé beaucoup de blanc. Beaucoup d’absence, d’espace. De cette liberté douloureuse que tu m’as offerte, quelque chose se donne ici en ton nom. Plus je t’exhume de ma mémoire, plus je t’invente. »

Le roman, soutenu par une langue tendue et fluide, usant de mots simples, précis, est construit autour de cette disparition que personne n’avait vue venir. D’où son impact, sa violence. Il y avait bien eu des indices, des signes avant-coureurs, mais minorés parce que dilués dans un quotidien ordinaire, dans ses à-côtés, dans les rituels de la religion, dans les visites dominicales aux grands-parents, dans l’ennui, l’école, le travail, les habitudes...

Tout semblait aller de soi quand tout, en réalité, allait de travers. D’où la bascule d’un récit qui réplique à une autre bascule, celle d’un être cher qui n’existera plus que dans la mémoire des autres. Tombeau grave et douloureux, le livre bouleverse par la dignité et l’humilité qui le traversent. À l’absente, les trois filles, chacune à sa manière et selon sa sensibilité, son tempérament, vont devoir donner une autre présence.

« Bercée, l’écolière s’est endormie.
Schloof gued Maïdele (Dors bien petite fille), murmure la lycéenne
Un draïm vum e siesse (Et rêve d’une pomme sucrée), ajoute l’étudiante.
Ensemble, elles portent l’écolière jusqu’à son lit. »

Justine Arnal décrit ici, calmement, entre douceur et gravité, changeant de ton quand il le faut, sans vouloir démontrer quoi que ce soit un engrenage peu visible mais terriblement fatal. Elle décrypte la fragilité des êtres, tout particulièrement celle de cette mère qui ressemble à beaucoup d’autres.

Justine Arnal : Rêve d'une pomme acide, Quidam éditeur

mardi 14 octobre 2025

Un abri dans l'ouvert

Ce nouvel ensemble de Françoise Ascal s’inscrit dans la suite de L’obstination du perce-neige, paru en 2020, chez le même éditeur, livre dans lequel étaient rassemblées les notes prises entre 2012 et 2017. On retrouve la voix claire et précise de celle dont l’œuvre tout entière (et d’abord poétique), façonnée par le matériau autobiographique, se nourrit de la présence des autres, des proches, des ami(e)s, des disparus, tout en étant reliée aux paysages qui la réconfortent, dans l’un ou l’autre de ses deux lieux de prédilection (ici, en Seine-et-Marne, le jardin, là-bas, en Haute-Saône, la prairie) et à sa soif de découvertes, de partages artistiques.

« Je ne cherche pas à faire" bouger la langue". Je cherche sa plus grande précision. Je cherche à affûter le mot, qu’il tranche à vif dans le réel, qu’il le fasse saigner. Lame nue. Outil le plus simple, le plus universel. »

Si la tonalité des notes (écrites à partir des lectures du moment, ou en rapport avec la lumière du jour, ou encore au sujet des projets à venir), se rapproche dans les premières pages de celle du précédent ouvrage, elle se fait néanmoins peu à peu plus tendue, plus grave. Son corps malade (des reins) ne lui laisse aucun répit. Le manque d’humanité qui règne dans les "usines à dialyses", où la machine dicte sa loi, n’arrange rien.

« Ne sais plus écrire. L’hémodialyse a sectionné la partie créatrice de moi-même. Ne suit " occupée" que par elle. »

Il lui faut puiser dans ses ressources intérieures, chercher et trouver l’équilibre, s’approcher de cette sensation de légèreté qu’elle espère et qu’elle réussit parfois à toucher en observant ses paysages familiers, où en s’immergeant dans des dossiers en cours d’écriture, l’un consacré à Katherine Mansfield, l’autre autour de l’œuvre d’Odilon Redon, ou en s’adonnant à des lectures passionnantes, de Hubert Lucot ("à l’affût du moindre pétillement dans le bus qu’il emprunte") à Louise Gluck ("très fort, façon Emily Dickinson") en passant par Montaigne ("je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi").

Malgré les doutes et les mauvaises nouvelles qui affluent, en ces années sombres où nombre de ses proches (dont son frère aîné) disparaissent, elle poursuit sa route, lâche parfois ses carnets, y revient régulièrement, se demande toutefois s’il ne vaudrait pas mieux en rester là.

« Beaucoup de censure dans ce journal », dit-elle.

Pas de plaintes et pas, non plus, de propos qui pourraient inciter ses lecteurs / lectrices à en formuler. Mais une belle retenue, une dignité sans faille.

Le 7 août 2022, elle prend la décision qui la taraudait depuis des mois. Elle met un point final à ses carnets. Elle les avait ouverts en hiver 1978-79. Fin d’une longue aventure.

« L’exploration a été menée à son terme, jusqu’à ce point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage ».

Sa dernière note sera pour « la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à portée de regard depuis ma table de travail. » On se dit que ce nid est aussi "un abri dans l’ouvert" même si ce n’est pas lui mais une citation de Roger Munier qui donne son titre au livre.

Un jour, le pigeonneau s’envole, la pigeonne aussi. Tous deux s’en vont prendre l’air et le large. Elle les accompagne du regard. Ils disparaissent dans le bleu du ciel. Elle referme son cahier. S’empare d’un plus petit carnet. N’en a pas fini avec l’écriture.

Françoise Ascal : Un abri dans l'ouvert, Carnets 2018-2022, lavis de Colette Deblé, Al Manar,  

dimanche 5 octobre 2025

Le Rêve de Dostoïevski

Le Rêve de Dostoïevski est "conçu comme un chœur de solitaires cherchant à exorciser le constat de "l’homme du sous-sol" de Dostoïevski" (à savoir : "Eux, ils sont tous, et moi, je suis seul"). C’est ce vaste chantier polyphonique que Cécile A. Holdban entreprend en s’attachant à ce que chaque poème, écrit comme "une trace dans la neige", tourne autour d’un même centre vital qui le reliera aux autres. Il lui faut, pour cela, construire une architecture particulière, s’entourer de présences rassurantes, privilégier le rêve éveillé et rester au contact (et à l’écoute) de tout ce qui vit alentour. Êtres, arbres, oiseaux, maisons, terres, rivières, etc.

« Qui court à l’horizon
dans son drap d’une seule flamme
que rien ne peut coudre à la terre ?
Et si le langage des hommes se perd,
si même le sang boitille dans ses miroirs
il restera toujours, comme une entaille
celui du vent. »

Elle a démontré dans un précédent livre, Premières à éclairer la nuit (Éditions Arléa), sa capacité à se saisir de la voix des disparu(e)s et à la porter avec justesse et empathie. C’est également vrai ici. Si l’ombre du maestro russe qui apparaît dans le titre se veut discrète, il en est d’autres, par contre, qui s’affirment plus franchement. Ils s’expriment sans complexe, font de rapides détours en arrière et Cécile A. Holdban n’a plus, dès lors, qu’à retranscrire leurs propos. Ils deviennent des pièces incontournables de la construction de son livre. Seuls leur prénom, la première lettre de leur nom et le lieu où ils se trouvent à l’instant même où ils s’expriment sont dévoilés. Se succèdent ainsi Robert W., Franz K., Mickhaïl B., Fernando P., Samuel B. et Jorge Luis B. qui émet depuis Buenos Aires, en 1946 :

« Chacune de mes heures est écrite dans un livre de sable. Je vis autant que je lis. Tout ne tient qu’à une lettre. Et dans cette unique lettre instable résident le centre du monde et sa totalité. »

Chacun de ces écrivains ouvre une section d’un ensemble où vivants et morts se côtoient. Des éléments précis de leurs œuvres respectives ou de leurs parcours nourrissent les poèmes. Ici, les landes et les cailloux de Samuel Beckett, là-bas, les corneilles avec lesquelles Robert Walser parle lors de ses promenades dans la neige. Ailleurs, un autre s’éprend d’un loriot, ou touche du doigt le cœur noir des bouleaux, ou surprend le reflet de la lune dans un grand seau d’eau. Leurs voix résonnent de page en page.

« Je marche avec mes morts,
tandis que sur terre les chemins s’ouvrent,
les oiseaux nidifient, les nuages s’agrègent,
les violettes se blottissent, la jacinthe exhale,
et je marche avec eux, ils ne me quittent pas,
m’accompagnent de leur absence »

Cécile A. Holdban nous mène dans d’étranges et sinueux voyages dans le temps, l’espace et la littérature. Le livre refermé (et, bientôt, à nouveau ouvert tant il demande à être relu, ne serait-ce que par fragments ), on se dit que "le désir insensé" qu’elle évoquait avant même le premier poème a bel et bien été tenu :

« Qu’évoque le rêve de Dostoïevski ? Le désir insensé d’approcher la singularité de l’expérience humaine dans un monde disloqué. De faire alliance avec la vie, envers et contre tout. »

Cécile A. Holdban :Le Rêve de Dostoïevski, Arfuyen

samedi 27 septembre 2025

La remontée des eaux

Comme Raymond Carver (cité en exergue) qui pouvait rester des heures à contempler les rivières ou comme Werner Lambersy qui disait s’être baigné dans la plupart des grands fleuves du monde, Jean-Pierre Chambon aime fréquenter les vallées et les cours d’eaux qui les sillonnent. Il remonte, au gré de ces trente proses qui sont autant de courts récits, le courant de sa mémoire en revenant sur les moments passés dans des lieux qui l’ont happé.

« Je ne saurais sincèrement dire comment ni pourquoi le désir m’a pris de me livrer à cet exercice de mémoire qui aura consisté à essayer de ressusciter par l’écriture le passage de l’eau insaisissable, de retrouver, en les recréant, les lieux où j’ai croisé son cours et les moments où j’en ai été ému », note-t-il dans un texte liminaire.

Il s’arrête sur la berge d’une rivière, sur un chemin de halage au bord d’un canal ou près d’une rigole et se laisse porter par ce qu’il voit. En quelques instants, la plénitude peut être au rendez-vous. Il évite les cascades trop à pic et les torrents en furie – mais admire, néanmoins, de loin, leurs reflets et leurs chevelures d’écume –, se méfie de la violence des orages de montagne et de la brusque montée des eaux. Celles-ci ont souvent emporté de nombreuses vies.

« Alors, contemplant le flot turbulent depuis la balustrade du pont suspendu, on se prend à rêver – cauchemarder serait le terme plus adapté – en repensant au grand poème qu’un commerçant de la cité, un dénommé André Blanc, dit Blanc La Goutte (…) composa en alexandrins pour raconter la crue catastrophique du 14 septembre 1733 qu’il vécut parmi ses concitoyens consternés ».

C’était au bord de l’Isère, où il y eut d’autres drames. Jean-Pierre Chambon connaît les lieux et leur passé. Il en est de même quand il se rend au bord de La Rivière d’Argent, en forêt de Huelgoat, où il ne peut pas ne pas revenir sur le destin de Victor Segalen qui a sa stèle sur le petit promontoire où il s’est éteint le 21 mai 1919, en entendant peut-être l’eau rouler sur les cailloux en contrebas.

Beaucoup de ces récits sont habités par des êtres qui ont longuement fréquentés les lieux en question, au point, parfois, de les immortaliser, tels Courbet, peignant la source, "ce lieu si intrigant", de La Loue, à Ouhans, dans le Doubs, et Monet, s’obstinant à fixer "le fourmillement des pastilles étincelantes que faisait sautiller le fil de l’eau quand il l’observait à frise-lumière", en bord de Seine.

On suit l’écrivain en balade près de la Vltava à Prague, en bateau sur le Nil ou dans le golfe d’Aden (le poète Serge Sautreau se trouvait également à bord, muni de sa canne à pêche) ou flânant le long de la Meuse qui "musarde à Charleston, glissant nonchalamment un bras sous les arches de l’ancien moulin qui abrite le musée Rimbaud". Chaque endroit est décrit précisément, à l’aide de phrases souples qui ne sont pas sans rappeler les mouvements de l’eau. 


Jean-Pierre Chambon est un contemplatif qui sait bouger, se ressourcer, se souvenir. Il s’approche des rivières. Y nage parfois. S’attache à leur histoire, distille des fragments de leur inexorable descente vers la mer et rend perceptibles leurs chants, la variation de leurs couleurs et de leurs reflets, les ciels qui s’y décalquent, les truites qui y ont élu domicile, les libellules qui les survolent et la très riche flore qui s’y épanouit.

Jean-Pierre Chambon : La remontée des eaux, éditions L’Étoile des limites

Du même auteur, vient de paraître : Le visage inconnu, poèmes accompagnant  une série de têtes peintes par Béatrice Englert, collection 2Rives, Les Lieux Dits Éditions.

mardi 16 septembre 2025

Bloody Sunday

"Le procès d’un ancien soldat britannique jugé pour deux meurtres et cinq tentatives de meurtre lors du Bloody Sunday, l’un des épisodes les plus sanglants des trois décennies du conflit nord-irlandais, s’ouvre, lundi 15 septembre, à Belfast. Aucun militaire n’a, jusque-là, été jugé pour ce « dimanche sanglant » du 30 janvier 1972 à Londonderry, ville également connue sous le nom de Derry, quand des parachutistes britanniques ont ouvert le feu sur des manifestants catholiques, faisant 13 morts"

                                                                                   Le Monde, 15 septembre 2025

 

Parfois le poème

n'a pas lieu d'être,

une image, une scène

le remplace, (qui deviendra

fresque murale

sur Lecky Road)

figeant la silhouette

du père Edward Daly,

homme de forte carrure

au crâne dégarni, qui avance,

robuste et courbé, en agitant

un mouchoir blanc

taché de sang.


Il demande à la foule

de s'écarter pour laisser

passer les hommes

qui portent le corps

de Jack Duddy, 17 ans,

qui courait à ses côtés

dans Rosville Street

quand une balle tirée

par un soldat britannique

s'est logée dans son dos,

faisant de lui


(bientôt déposé

sur le trottoir

où les derniers sacrements

lui seront délivrés par l'homme

au mouchoir maculé),


le premier des quatorze

manifestants pacifistes

tombés, le dimanche

30 janvier 1972 en fin

d'après-midi, dans le quartier

de Bogside, à Derry,

Irlande du Nord.

 

Poème extrait de Vestiaire de la mémoire,

Éditions Les Hauts-Fonds, 2025 


vendredi 12 septembre 2025

Sardine dorée

Publiés par City Lights à San Francisco en 1967, les poèmes rassemblés dans Sardine dorée n’auraient peut-être pas vu le jour sans l’œil averti de la plasticienne et traductrice Mary Beach qui, après les avoir récupérés dans une poubelle chez l’éditeur, n’eut aucune difficulté à convaincre Lawrence Ferlinghetti de les publier. En 1976, elle participera également, en compagnie de Claude Pélieu et de Jacques François, à la première traduction du livre en français. Celui-ci, épuisé depuis longtemps, bénéficie désormais d’une nouvelle traduction, réalisée par Marie Schermesser.

Parmi les poètes de la Beat Generation, Bob Kaufman (1925-1986) est l’un des plus toniques et intuitifs. Le poème, souvent écrit rapidement, d’un seul tenant, avec un rythme vif et syncopé, est d’abord destiné à l’oralité. Il faut que ça pulse. Que ça entre dans le corps et dans la tête de l’auditeur en misant sur la spontanéité et le rythme. Guider légèrement le texte mais sans le tenir en laisse afin qu’il embarque à bord qui il veut, qu’il saute d’une époque l’autre et même du coq à l’âne.

« Oh le Dieu-bus a un pneu crevé
Oh Atlantis est morte d’une maladie vénérienne
César s’est pendu à la boîte de Pandore
Mexique Mexique, emplis mes narines.

Rimbaud, toi maniaque génial, tortue du désert.
Arrête d’aguicher les chameaux, rend tes armes,
Nous sommes en retard pour l’affaire du lotus, sacrifice,
Après la Bacchanale, le corps saignera, sur nous. »

Il y a beaucoup de colère et de révolte chez Bob Kaufman. Elles sont amplifiées par ce qu’il vit, homme noir (arrière-petit-fils d’esclaves) dans une Amérique raciste, errant "dans les décombres du bric-à-brac moderne" après Hiroshima / Nagasaki et pendant la guerre du Vietnam. C’est dans le jazz et dans la vivacité de la contre-culture des années 1950-60-70 (au cours desquelles il fonde la revue "Beatitude" avec Allen Ginsberg) qu’il puise son énergie.

« Aujourd’hui en ces temps horribles, quand les souvenirs sombres reviennent
Ces moments secrets que nous voulons solitaires
Quand nous remontons le temps l’esprit coupable, nous échappant de nous-mêmes
Ils entendent un son familier,
Le Jazz, qui égratigne, creuse, teinte de blues, du jazz qui swingue,
Tu l’écoutes,
Tu le sens, & tu meurs. »

La seconde partie du livre, Jazz à Alcatraz, s’ouvre sur une autre facette de l’écriture de Bob Kaufman. Il s’adonne cette fois à la prose, lâche la bride et laisse aller son imaginaire en une longue et intense improvisation, en un solo qui tangue et voyage, s’immisce dans les couloirs sombres du monde ambiant en y allumant quelques lueurs pour ne pas se frotter plus qu’il ne faut à leurs redoutables aspérités. « Est-ce que l’esprit secret murmure ? », demande-t-il dans un long texte en apnée maîtrisée. La réponse n’est pas simple. Il l’esquisse en une douzaine de pages avant de repartir de l’avant.

« La route
Elle t’attrape
Et elle ralentit tes pas.

Oh Cléo. Elle savait
La route en Californie.
Quand vient l’automne ; le printemps
Elle savait
Les villes, les lumières, la musique
Et les Clochards Célestes. »

 Bob Kaufman : Sardine dorée suivi de Plus de jazz à Alcatraz, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, Le Réalgar, (collection Amériques).

lundi 1 septembre 2025

Les Constellations d'hiver

Le 7 octobre 1955 fait date dans l’histoire mouvementée de la Beat Generation. Ce jour-là, se déroula à la Six Gallery, à San Francisco, une soirée mémorable durant laquelle Allen Ginsberg déclama pour la première fois son célèbre poème Howl. Michaël Mc Lure, Philip Lamentia, Gary Snyder et Philip Whalen montèrent également sur scène tandis que Jack Kerouac, Neal Cassady, Gregory Corso et Lawrence Ferlinghetti se trouvaient dans la salle. 

Celui qui présentait la lecture publique se nommait Kenneth Rexroth, "le père de la poésie san-francisaine", selon Kerouac. Plus âgé que les autres (né en 1905), il connaissait bien la route (il la pratiqua dès les années 1920) et collectionnait les nuits passées à la belle étoile. La poésie japonaise n’avait aucun secret pour lui. Il vivait à San Francisco depuis 1927 et rien de ce qui se tramait dans les marges poétiques et littéraires de la ville ne lui échappait. Trop libre pour appartenir à tel ou tel mouvement, il écrivait des poèmes, des notes critiques, des textes en prose et des essais. Il menait sa barque à sa main, celle d’un anarchiste optimiste, tout à la fois révolté et en quête de sagesse.

Curieusement, ce poète actif et attachant, décédé en 1982, reste toujours peu connu en France. Il est traduit par Joël Cornuault, fin connaisseur de son œuvre. Voici ce qu’il écrit pour présenter Les Constellations d’hiver :

« Le présent recueil de poèmes précise les thèmes immuables de Rexroth. L’ordre et le dessin harmonieux des constellations, là-haut ; en bas le chaos de notre résidence humaine. Les jeux de hasard de la vie. La coupe de la jeunesse, brisée contre les aspérités de l’Histoire. Et, au-delà de l’expérience ou du souvenir douloureux, la difficile paix du cœur. »

Tout est dit, ou presque. Reste à lire, à découvrir un poète qui entend vivre avec avidité. Aller escalader une montagne, se baigner dans un lac transparent, lire Li Po, relire Whitman ou Reverdy, regarder le ciel étoilé briller sous la lune de Pâques, observer "la grande nébuleuse d’Andromède", se souvenir de "Kropotkine qui creva de faim" ou de "Mahkno qui mourut en odeur de calomnie ", bavarder avec un hibou apprivoisé ou faire l’amour dans l’herbe, bercé par le "chant des oiseaux moqueurs", sont des moments de vie qui lui prennent beaucoup de temps.

« Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne rajeunit pas,
Réchappé de quelque destin mérité ;
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer un bol
de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans les marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
de seize ans nées de mon imagination. »

Il n’en oublie pas pour autant le tragique du monde. Témoin, son Requiem pour les morts d’Espagne.

« Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les toiles restées vierges, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Soudain m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi. »

Chez Kenneth Rexroth, l’émotion, transmise sans afféterie, vise au cœur et naît la plupart du temps des liens qu’il entretient avec les êtres, les animaux et les paysages qui lui sont proches.
Les Constellations d’hiver, constitue le hors série n° 2 de la revue "Les Pays Habitables", le premier étant Journal de neiges de Jean-Pierre Le Goff.

 Kenneth Rexroth : Les Constellations d’hiver, bilingue, poèmes traduits de l’anglais (États-Unis) et présentés par Joël Cornuault, Librairie La Brèche éditions.

vendredi 22 août 2025

L'Homme à l'affiche

Après des années passées dans une usine de PVC, Ramon trouve enfin le travail qui lui convient. Il est chargé de surveiller les projecteurs d’un grand panneau publicitaire Coca-Cola installé en bordure de route. Il fait même d’une pierre deux coups en décidant d’habiter là-haut, à dix mètres du sol, dans la structure métallique qui soutient l’édifice.

« A l’aide d’un système de poulies de son invention, il déménagea de son appartement vers l’affiche en un temps record, trois, quatre heures pas plus. Une fois qu’il eut fini, il prononça des mots que lui seul entendit car là-haut, Ramon, non content de jouir d’une vision panoramique de la ville, se retrouvait tel qu’il le souhaitait : seul. »

Il logeait auparavant dans le bidonville ("le bidonville se compose d’une douzaine de bâtiments qui, vus de loin (…) ressemblent à d’énormes legos") avec sa femme Paulina, qui lui rend visite régulièrement, accompagné par leur neveu Miguel. C’est à travers le regard de ce gamin de onze ans que l’on va découvrir, au fil de chapitres brefs et incisifs, la personnalité de l’homme perché.

En réalité, Ramon n’en pouvait plus de la vie en société, de l’usine et des paroles inutiles. Il espérait autre chose et il le trouve en prenant un peu de hauteur. Étonné, il s’émerveille de tout, du chant des oiseaux, des lumières de la ville, du ciel tapissé d’étoiles. Il passe ses nuits à les scruter et à boire de la bière en grande quantité tout en essayant de renouer les fils invisibles qui lui semblent relier les êtres et les choses au cosmos.

« Il y avait des fils, expliquait-il. Des fils ténus qui reliaient les choses. Un matin tu choisissais les chaussures bleues et, au moment précis où tu nouais leurs lacets, un astronome découvrait des étoiles de type spectral qui, en raison de leur température superficielle élevée, brillaient d’un éclat bleuté. »

La nouvelle vie de Ramon dans l’affiche, (sur laquelle figure le slogan "PARTAGEZ LE BONHEUR, écrits en caractères blancs sur une portière de la décapotable rouge – comme sur la canette de la boisson – que conduit la femme gigantesque de la publicité"), ne plaît pas à ceux du bidonville. Beaucoup le prennent pour un fou, d’autres pour un idiot. La plupart réprouvent ce comportement original susceptible d’attenter à la réputation d’un quartier qui vient, de plus, de voir un groupe de sans-abris ("les Sans Maison") s’installer dans des cartons, juste sous leurs fenêtres.

On pressent que cela ne se terminera pas bien. Bientôt, un gamin parti, avec d’autres, visiter la maison de Ramon en son absence, sera retrouvé noyé dans le canal qui longe le bidonville tandis que l’habitant des lieux se volatilisera de façon mystérieuse. Quelqu’un prétendra l’avoir vu s’envoler.

Ce roman social est porté par l’écriture simple et économe de Maria José Ferrada. En reprenant le schéma mis en place dans Kramp, son précédent livre (1), où elle donnait déjà la parole à un enfant, elle cerne au mieux, grâce à la spontanéité, à la verve, à l’humour et à l’admiration du jeune narrateur envers son oncle (le seul à oser quitter les chemins balisés de la précarité pour vivre ses rêves), le rude quotidien des différents protagonistes. Ce faisant, elle impulse une belle énergie à un récit où la mélancolie rôde, tapie au ras du sol, à proximité de l’affiche.

 Maria José Ferrada : L’Homme à l’affiche, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam éditeur.

(1) Kamp vient de paraître en poche (collection "Les nomades"), chez le même éditeur.

lundi 11 août 2025

Notes de l'asile de fous

Dans l’asile de Klagenfurt, en Autriche, étaient enfermés tous ceux que l’on considérait comme fous. En 1935, Christine Lavant (née Christine Thonhauser, en 1915, dans l’est de la Carinthie, près du fleuve Lavant) y entre à sa demande. Elle a vingt ans, a tenté de se suicider et va suivre une cure d’arsenic qui durera six semaines.

« Je suis dans la section deux. C’est l’unité d’observation pour les cas les plus faciles, et, selon le règlement, on ne peut y être admis sans être passé d’abord par la trois. Je ne suis pas passée par la trois, et la plupart ici m’en tiennent rigueur. »

Elle n’est pas la bienvenue dans cette micro-société ("que peut-elle bien venir faire chez nous"). Son sens de l’observation, ajouté à sa curiosité naturelle et à sa faculté de poser des mots clairs sur ce qu’elle découvre, l’aide à procéder à un rapide état des lieux et à brosser une série de portraits incisifs, ajustés à partir d’un détail, d’un regard, d’un geste, d’un tic ou d’un désordre du comportement. Elle donne ainsi vie à ce monde invisibilisé. Des personnalités marquantes sortent du lot, telles la Reine, l’Arbrisseau, la Krell, ("la Krell vient de passer en murmurant qu’elle allait me déchiqueter"), la petite de Rauschbach, la Crucifiée, la comtesse d’ivoire, la cantatrice barbue et beaucoup d’autres. Certaines sont serrées dans des camisoles de force bouclées par des infirmiers qui en profitent pour leur toucher les seins.

« La souffrance que l’on rencontre ici dépasse tellement le cadre humain qu’il est impossible de lui répondre avec des ressources simplement humaines. »

Les femmes pleurent, crient, chantent, s’insultent, délirent, s’inventent des fiancés étonnants (pour l’une ce sera un cordonnier qui fabrique des chaussures célestes) ou des enfants au sort peu enviables ("le dimanche chacun de mes sept fils porte sa tête sous son bras"). Certaines tricotent, d’autres se délestent de quelques bribes (vraies ou fausses) de leur passé et la plupart ne se projettent que rarement hors les murs. Infirmières et médecin-chef veillent sur leur détresse.

« Chaque matin, la peur du prochain jour, de chaque défi qu’on m’impose. Savoir que chaque objet que l’on doit toucher est empli de répulsion et d’hostilité, faire chaque geste avec la certitude qu’il sera raté. »

Décrire la réalité de ces vies maintenues à l’écart de la société ne peut se concevoir sans y avoir séjourner. C’est cette immersion voulue, intensément vécue, parfois aérée par un désir de fiction ou par une pointe d’humour, qui donne sa force au récit de Christine Lavant. Elle entre, sans préambule, dans le vif du sujet, fait monter la pression, présente ses compagnes d’infortune, leur attribue des surnoms et explique ce qu’il en est de sa propre existence, de ses incertitudes, de ses contrariétés physiques et familiales.

« Ai-je cru que des prises de certaines doses d’arsenic à certains intervalles donneraient un sens à ma vie ? Que cela me rendrait belle, ou seulement courageuse et joyeuse ? Bien sûr que je ne croyais pas cela un seul instant, mais où aurais-je bien pu aller après cette terrible affaire ? Trente cachets, trois jours et quatre nuits d’un sommeil semblable à la mort. »

À Klagenfurt, elle voit, sent, saisit le quotidien des femmes enfermées. Elle prendra ensuite le temps (plus de dix ans) pour construire son récit. À la fois descriptif et narratif, celui-ci met en avant les résidentes, leurs comportements, leurs troubles, leurs rêves, mais aussi la tristesse et l’effarement des familles qui, venant visiter une fille, une sœur, une mère, guettent en vain un hypothétique signe d’espoir,

Poète et nouvelliste, Christine Lavant, décédée en 1973, n’aura pas vu la publication de Notes de l’asile de fous. Récupéré dans les archives de Nora Wydenbruck, sa traductrice anglaise, son récit (92 pages) n’a vu le jour dans sa langue originale qu’en 2001.

Thomas Bernhard la tenait en très haute estime. Il publia d’ailleurs une anthologie de ses poèmes en 1987. Voici ce qu’il écrivait à son propos :  « C’est le témoignage élémentaire d’un être abusé par tous les bons esprits, sous la forme d’une grande œuvre poétique que le monde n’a pas encore reconnue à sa juste valeur. » 

 Plusieurs recueils de ses poèmes, aux titres souvent explicites, ont été publiés en France ces dernières années, ainsi Un art comme le mien n’est que vie mutilée (Lignes, 2009, traduit par François Mathieu), Je veux partager le pain avec les fous (Fissiles, 2015, traduit par Hugo Hengl) et Oiseau solaire rejette ta glaise (Harpo &, 2019, traduit par Hugo Hengl).

 Christine Lavant : Notes de l’asile de fous, traduction de l’allemand, notes et préface de Hugo Hengl, Éditions La Barque.

vendredi 1 août 2025

Les Chemins de l'image

À sa mort, en 2012, Jean-Pierre Le Goff a laissé derrière lui un nombre considérable de textes inédits, parmi lesquels ceux qui constituent le second volet de ses "petits papiers", appelés aussi "feuilles volantes". Un premier volume, Le Cachet de la poste, couvrant la décennie 1989-1999, avait été publié chez Gallimard (collection l’Arbalète) en 2020. La part manquante, couvrant les années suivantes et s’arrêtant en juillet 2007, paraît aujourd’hui aux éditions Le Cadran ligné. Elle a été établie par Sylvain Tanquerel, qui signe également la postface de ce volume de près de 400 pages, à partir des archives du poète conservées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Pour pénétrer dans le monde foisonnant de Jean-Pierre Le Goff, il faut d’abord se rendre disponible, se montrer sensible aux étrangetés des paysages, aux objets imprévus qui attirent le regard, à la complicité des couleurs (notamment le rouge et le vert) qui se frôlent et s’amusent, être en capacité de s’émerveiller sur un nom de lieu et s’y transporter pour honorer et tenter de comprendre sa dénomination. Ces incitations à découvrir, à sonder, à arpenter des lieux particuliers, ces envies d’aller prendre l’air à Fécamp, à Trévou-Tréguignec, dans les Côtes d’Armor (où se trouve Port Le Goff), à Canisy, dans la Manche, près de la maison de Jean Follain, de se retrouver rue du Rendez-vous à Paris, au Pont Sublime au-dessus des gorges du Verdon ou à Sévérac-le-Château dans l’Aveyron pour ajouter de l’imprévu et une bonne dose de rêves à son quotidien, Le Goff les partageait en postant ses « petits papiers » à quelques centaines de destinataires, tous aussi sensibles que lui aux intuitions nées des subtiles facéties du hasard. Les lettres-poèmes qu’il leur adressait – dans lesquelles il exposait sa démarche et ce qui la motivait – étaient autant d’invitations à l’accompagner pour assister à un acte poétique.

« Le mardi 16 octobre, à 19 heures, je passerai rue Larrey et devant l’entrée du 11, je poserai un poivron rouge et un poivron vert. Si vous voulez marquer l’arrêt avec moi, n’hésitez pas. Mon geste ne sera qu’un clin d’un œil au signe de la concordance dont Duchamp parle dans le premier paragraphe de la "Boîte verte". »

« Dans le cours de l’après-midi du samedi 11 janvier 2003, j’effectuerai une recherche de galets percés sur la plage de Fécamp, dans lesquels j’insérerai des messages. J’inviterai les personnes qui m’accompagneront à en faire de même si elles voient un intérêt à creuser le sens d’une pierre trouée. »

« Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin 2003, j’irai réanimer les cendres du Loup qui s’est consumé dans le feu de la Saint-Jean en déposant à Jumièges un panneau sur lequel la ronde sera calligraphiée, le poème sera accompagné d’un masque que l’on appelle loup et qui sera vert.
(…) Qui voudrait entrer dans la légende par la petite porte est invité à m’accompagner... »

« Jean-Manuel Warnet m’avait raconté qu’au bord de la mer, à la pointe Monom à Plouguerneau, il y avait un rocher portant mon nom. Il m’y amena, d’autres conjonctions se sont manifestées. Aussi décidai-je d’intervenir, une seconde fois, à partir de ce rocher, d’autant plus qu’il avait une silhouette d’oiseau.
(…) Si le désir de flâner au bord de la mer vous agrée, accompagnez-moi le mardi 11 juillet 2006. Nous partirons de la pointe Monom à 16 heures ».

Malicieux, Le Goff, détecteur de palindromes, rodant dans les parages du surréalisme, appréciant la numérologie et le lancer de dés, va là où ses songes et ses rêveries ont une chance de se matérialiser. Il en profite – parvenu au lieu-dit "Ecoute-S’il-pleut", "Prends-y-garde" » ou "Passe-Vite" – pour figer l’instant en le photographiant ou en demandant à d’autres de le faire. Nombre de ces photos sont reproduites dans le livre. Elles s’avèrent précieuses pour visualiser les sites et pour garder trace d’une intervention forcément éphémère.

Voici ce que disait Jacques Réda de ces "petits papiers" qu’il recevait régulièrement :

« Je regarde comme un privilège d’avoir été parmi les premiers destinataires des très discrets envois postaux où, dans des sortes de poèmes parfois aussi précis qu’un énoncé de problème d’arithmétique, Jean-Pierre Le Goff fait part de ses intentions et convie aux cérémonies à la fois bizarres et sans mystères qu’il organise. »

Jean-Pierre Le Goff a ses objets et ses couleurs fétiches. Ainsi a-t-il toujours une provision de perles à portée de mains. Il en sème ça et là, à Perles dans l’Aisne, bien sûr, ou dans le parc de la Perle-du-lac à Genève, où la présence des écureuils l’incite à les remplacer par des noisettes.

Les couleurs rouges et vertes lui sont familières et ceci depuis l’enfance, quand il fut fasciné par la devanture d’une pharmacie où se trouvaient « d’une part et de l’autre de la porte d’entrée, une bonbonne d’un liquide rouge et une bonbonne d’un liquide vert ». Relisant Madame Bovary, il est étonné et tout heureux de découvrir qu’il y avait également des bocaux rouges et verts dans la pharmacie de M. Homais à Yonville. Ces coïncidences le mettent de bonne humeur. Il les aura recherchées sa vie durant, en aura trouvé une ribambelle (et pas seulement à Montrouge ou à Vauvert) et inventé beaucoup d’autres. Étincelantes, elles sont regroupées dans ce volume, guide idéal pour qui souhaite se lancer sur les traces d’un auteur qui aura, simple hasard ou boucle imparablement bouclée, terminé ses pérégrinations en conviant les destinataires de ses missives à le rejoindre, le 31 juillet 2007, à Néant, devenu Néant-sur-Yvel, en forêt de Brocéliande, où repose Alphonse Guérin, poète et chirurgien, inventeur du pansement ouaté.

« Le fait qu’il fut enterré à Néant m’amena aussi à vouloir laisser sur la tombe une sorte de phylactère portant l’inscription : Nous Étions À Notre Tombeau ».

Jean-Pierre Le Goff repose, quant à lui, dans le cimetière de Ploaré, sur la commune de Douarnenez, où quelques-unes de ses connaissances ne manquent probablement pas de faire halte, au retour d’une virée dans la baie, pour poser un acte poétique en mémoire de ce vaillant arpenteur qui s’est définitivement arrêté là.

Jean-Pierre Le Goff : Les Chemins de l’image, Petits Papiers 1999-2007, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné.

Logo : Jean-Pierre Le Goff (15 février 1986) © Fanny Viollet

lundi 21 juillet 2025

Pamoja !

Pamoja ! (" ensemble", en langue swahili) est le septième roman de Jérôme Lafargue, publié, comme les précédents, par les éditions Quidam.
On y retrouve, dès les premières pages, son énergie, sa narration fluide, son imaginaire ouvert au monde et ces liens ténus qu’il tisse discrètement entre des personnages que le hasard (qui sait y faire) amène à se rencontrer. Ceux-ci, situés souvent en marge, ou tout au moins dans les angles morts de la société, attirent son regard et suscitent son empathie. Pour ces solitaires, la solidarité n’est pas un vain mot et ils le prouvent par des actes forts. C’est à nouveau le cas ici.

Anton, 14 ans, placé dans une famille d’accueil, se balade en bordure de forêt avec son grand chien-loup quand il assiste, sans que personne ne le remarque, à la fuite d’une gamine, descendue, pour une courte pause en compagnie d’autres clandestins venus d’Afrique, du camion qui les transportait. Prise en chasse par l’un des passeurs, courant dans les bois avec un lapin en peluche à la main, elle n’aurait eu aucune chance de s’en sortir sans l’aide de l’adolescent qui la rejoint et la guide vers un refuge idéal.

Ainsi débute ce récit porté par le rythme soutenu que Jérôme Lafargue parvient à lui insuffler. Son phrasé incisif sert parfaitement la rapidité des événements qui vont se succéder. Il n’est pas nécessaire de les noter tous. Ils s’enchaînent et fondent la solidité et la cohésion de l’histoire... Mais il faut néanmoins souligner l’importance d’un troisième personnage, Gustavo, ex-musicien à qui il manque une main, vieil homme exilé qui a jadis combattu pour que son pays, le Mozambique, se libère du joug colonial portugais. C’est lui qui leur permet de disparaître pour s’inventer ailleurs, et autrement, une vie différente. Grâce à la langue swahili, il va, de plus, établir le contact avec Nila, la fillette, qui débarque du lointain Kenya. On apprendra bientôt que ce n’est pas elle qui intéresse les passeurs mais le lapin qui ne quitte pas sa main et à l’intérieur duquel est cachée une clé USB où figurent des photos prises dans un laboratoire clandestin.

« Un laboratoire secret destiné à expérimenter des implants dont les propriétés peuvent sans doute être fatales s’ils ne sont pas réglés correctement. On utilise donc des cobayes. Des enfants, surtout orphelins, ou enlevés, dans des pays pauvres. »

Nila fait partie de ces cobayes, victime des sorciers manipulateurs de la Tech qui testent la fiabilité des implants cérébraux qu’ils pourront ensuite vendre au prix fort.

Avec Pamoja !, Jérôme Lafargue poursuit un parcours littéraire placé sous le signe de la solidarité, de l’humanité, de l’amitié et de l’ouverture aux autres. Il privilégie les êtres fragiles qui arpentent des itinéraires non balisés. Après avoir gravi des sentiers caillouteux, Anton et Nila, que le sort n’avait, jusqu’alors, pas épargnés, découvrent, niché dans la montagne, un havre de paix habité et autogéré par quelques dizaines de personnes. Ils vont s’y poser. Ils se sentent bien dans cette communauté. Leur imposant, instinctif, vigilant et rassurant chien-loup aussi. C’est ce trio magique qui éclaire le roman.

« Au bord du monde, ils se regardent en souriant et tous trois sautent en se tenant la main et la patte, ils sautent dans ce monde imparfait et magique et terrifiant, ils sautent sans tomber, ils flottent et ils naviguent. »

Jérôme Lafargue : Pamoja !, Quidam éditeur

vendredi 11 juillet 2025

Petits arrangements avec les mots

 « La mer déjà là fumante / se met à table se démonte », n’est pas d’humeur à s’alanguir sur le sable. Elle multiplie les coups de boutoir et ne se calme (en apparence) que pour reprendre des forces avant de repartir à l’assaut des rochers et des côtes. De ce manège furibond, de ce va-et-vient constant, chaloupé et chahuteur, Henri Droguet ne rate rien. Il se tient aux premières loges depuis son plus jeune âge et on ne peut s’empêcher de penser, en le lisant, que les éléments virevoltants ou simplement houleux dont il décrit l’incessant travail de sape façonnent le rythme de ses poèmes en les dotant d’un souffle rare et puissant.
 

« Jeter à bas tubas et timbales
mâcher l’armoise et l’artémise
prendre la route prendre la mer
l’eau cabossée sauvage dévalante merveille
à son bouillon turbulent phosphoreux
sa tambouille ratatouille
chevelu parloir à tout faire et défaire
qui simultanément divague
fauche écorche bronche
vaque désosse chuinte rince
happe râpe ponce »

Tous les jours ou presque, Droguet s’en va cueillir verbes et adjectifs. Il y en a à foison et sa pêche ne peut qu’être fructueuse. Il ramasse des mots ordinaires mais aussi quelques pépites peu usitées (maupiteux, spergulaires, drache ou tombier). Il en invente parfois. Les assemble en privilégiant les allitérations et les sonorités alléchantes. Il les polit, leur donne assez de tranchant pour qu’ils rabotent et dynamisent la langue. Conscient que les sons ont vocation à aiguiser et à égailler les sens, il ne s’arrête pas là et nourrit, inlassablement, son haletante (et rutilante) mécanique poétique.

« là-bas la mer nombreuse
fait ses paquets et moi
les miens »

Il y a tout autour, outre la mer, des présences qu’il invite à sa table. Toutes vibrent et participent aux bruissements du monde. Ce sont les luzernes, les jachères, les corneilles, les merles, les collines, les talus, les toits, tous soumis aux soubresauts du ciel, du vent, des nuages, de la pluie, de la lune ou du soleil. Sans oublier, égaré dans le paysage, "un quidam clandestin" qui ouvre grands les yeux et découvre à chaque fois une scène de vie élémentaire différente des précédentes. Quidam, bougre, piéton, figurant, commun des mortels, passant occasionnel, quelqu’un, quelque part, veille au grain. Et Henri Droguet peut tout à fait être celui-là. Qui stimule le langage en l’initiant au beau tangage océanique, au vivifiant tohu-bohu verbal.

« Ils sont deux
(JE & un autre qui passe là)
qui crient
dans les crachins percolateurs
les roses et la folle avoine
la houlque et le vulpin fléchi »

Le titre du livre est, confie le poète dans une note finale, « un écho, et un hommage, au beau film de Pascale Ferran Petits arrangements avec les morts, sorti en 1994 ».

Henri Droguet : Petits arrangements avec les mots, Gallimard

mardi 1 juillet 2025

Sonnets de la tristesse

Ce sont les visites régulières rendues à sa mère, qui passe les dernières années de sa vie dans une maison de retraite du Cantal, que Jacques Lèbre évoque ici, avec tristesse et désarroi, sans chercher à émouvoir plus qu’il ne faut, en décrivant simplement ses sentiments, qui vont de la mélancolie à la compassion, au contact de ces vieilles personnes définitivement recluses.

« Cela relève d’un abandon, pourquoi ne pas le dire,
même s’il est le fait des conditions modernes de l’existence,
éloignement des enfants qui tous vivent ailleurs,
appartements qui ne permettent pas de les prendre chez soi. »

Il remarque les corps affaiblis, les gens assis dont le menton tombe de plus en plus sur la poitrine, les paupières trop lourdes qui ne s’ouvrent qu’avec difficulté, les mots qui restent au fond de la gorge, les connexions grippées, usées par manque de sollicitations. Sa mère, toujours debout, et entrée dans son grand âge, résiste mieux que d’autres mais se languit, comme tous, de ces longues journées dilapidées à ne rien attendre, si ce n’est le repas de midi puis celui du soir, en regardant par la fenêtre de sa chambre la rue, les HLM, les parkings. »

« Tête penchée, elle regarde et remue ses doigts,
peut-être une façon de passer le temps
qui ne passe plus – désormais étale,
tel un lac dont on ne voit pas la profondeur. »

C’est ce monde oublié, recroquevillé sur lui-même, invisible pour beaucoup, que Jacques Lèbre côtoie au fil de ses visites. Il en dépeint quelques aspects et saisit avec réalisme le quotidien de ces personnes âgées qui, après une vie de travail et d’usure, ne peuvent s’échapper qu’en consultant leur mémoire, à condition que celle-ci fonctionne encore.

« Quatre-vingt-dix-neuf ans à l’automne prochain.
Capable encore de marcher, même difficilement.
Capable encore de lire le journal,
capable encore de faire des mots croisés. »

Ces 41 Sonnets de la tristesse sont précédés par Onze propositions pour un vertige, et autant de poèmes clairs et sensibles, où Jacques Lèbre dit l’absence (à soi et aux autres) d’un ami poète (dont le nom n’est pas cité) qui a définitivement perdu la mémoire.

« Quelque chose passe dans ton regard,
on ne sait quoi, un étonnement, une stupeur,
une sorte de reconnaissance panique.

Dans tes yeux, égarés tes yeux,
on ne sait quoi de volatil – qui s’enfuit,
ne se réfugie pas, non,
chez un être privé de tous ses souvenirs,
il n’y a plus de lieu pour un refuge. »

Le livre se clôt sur des moments plus lumineux, vécus dehors, dans les pépiements des oiseaux et le rire d’une fillette qui s’amuse, émiette du pain, parle aux moineaux, vit pleinement le moment présent.

Jacques Lèbre : Sonnets de la tristesse, Le Temps qu'il fait

dimanche 22 juin 2025

Choix de poèmes / Des objets nous accompagnent (ou l'inverse)

Deux livres de James Sacré paraissent coup sur coup et ce sont deux invitations, deux façons de poursuivre la route avec un poète qui continue de creuser et d’explorer un territoire littéraire qui lui est propre et auquel il ajoute régulièrement de nouveaux éléments.
Le premier ensemble est une anthologie personnelle dans laquelle il reprend un (ou plusieurs) extrait(s) de chacun de ses livres publiés, revenant ainsi sur un parcours extrêmement riche, débuté en 1965 et fort heureusement toujours en cours. Ce faisant, il donne la part belle à tous ses éditeurs et les remercie à sa manière. Avancer à ses côtés, de titre en titre, en suivant la chronologie des parutions, c’est arpenter des paysages familiers (les siens, du Bas-Poitou aux États-Unis en passant par le Maroc, l’Italie, la Galice) qu’il restitue par fragments, n’oubliant pas le bâti, les habitants, l’histoire et la spécificité des lieux.

« On s’aperçoit soudain
Que les arganiers ne sont plus des arganiers
Mais des acacias, le paysage aussi
A peu à peu changé mais à quel moment précis
Les arbres sont-ils devenus plus épineux
Soulignant maintenant le vaste plat des étendues
Avec leurs feuillages tenus en gestes de bras à l’horizontale
Et ne grimpant plus sur les pentes nues ?
La silhouette d’un dromadaire très au loin
Vue entre deux de ces acacias de maigre branchage
M’emporte dans des photographies de Lorand Gaspar
Où le proche a goût d’éternité qu’on n’atteindra jamais. »

Les thèmes qui irriguent l’œuvre de James Sacré défilent avec régularité dans ce Choix de poèmes. On y retrouve – outre l’unité et le foisonnement de son travail au long cours – la précision de son regard, son attrait pour les couleurs, son indéfectible attachement à la petite ferme vendéenne où il a passé son enfance et son adolescence, sa passion pour la langue, les mots, le vocabulaire, son écriture singulière, unique, imprégnée parfois de termes empruntés au patois de sa région natale, sa lecture particulière des paysages, son attention portée aux animaux, etc. Son champ d’investigation est vaste et fécond.

« Je croyais ne plus retrouver cette amitié silencieuse
De cougoulet ou de l’Ébaupinaie, et ce soir
Tout est là entre les machines agricoles, des champs de maïs
Et la compagnie d’un gros chien noir
(Comme son noir est noir dans l’épais vert de l’herbe) :
C’est dans l’Émilie, une ferme à Mascudiera, parfois
La nuit nous redonne tout
Avant de nous emporter. »

 

Le second livre est tout entier consacré aux objets, présents bien sûr (et depuis longtemps) dans nombre de textes de James Sacré. Ce qui l’intéresse ici, c’est leur présence, leur histoire, l’étrange cheminement qui fut le leur pour parvenir jusqu’à lui. Objets usuels ou désuets, familiers ou perdus de vue, nés de la main d’un artiste ou d’un artisan, objets avec lesquels s’établit un rapport durable et qui peuvent naturellement se muer en sujets. "Des objets de partout qui disent / Que l’homme s’en servait, puis les a perdus / En route vers les impasses et culs de sac du monde". Objets récupérés dans un grenier ou achetés dans une brocante ou un marché de plein air. Il y a là des poteries, des tissus, des tapis navajos, des bocaux et des bouteilles colorés, des bols de faïence, des plats, "tant d’objets qui ne t’ont rien demandé" mais dont la présence est réconfortante.

« Il y a dans un plat de faïence
À grands dessins bleus en son intérieur
Deux fruits qui vont brunir encore, ils gardent comme en mémoire
Le rouge que furent les grenades vivantes
Dans la fin de l’été passé.
L’été prochain on en remettra d’autres
Dans ce plat de céramique venu de l’Andalousie :
Léger gris nourri de rose en son extérieur
Et dedans le bleu d’un feuillage. »

Dans les notes qui figurent en postface, James Sacré explique clairement sa démarche. Voici ce qu’il en dit :

« Les objets du livre sont originaires de divers pays, les États-Unis, le Maroc, l’Espagne et l’Italie, et aussi ma Vendée natale. Mais si ces noms de pays peuvent évoquer des cultures particulières c’est pourtant un vivre commun à toutes ces "nations" que ces objets font découvrir : un vivre humain universel à travers des activités et des inventions qui sont de partout et de toujours. Tissages, tressages, inventions de poteries, d’outils, d’armes, de nourritures, de jardins, de maisons, musiques, peintures, paroles et langues. Autant de merveilles (avec parfois de dangereuses dérives). Chacun de ces objets, nommé et regardé dans ses singularités, nous ramènent vers ce nœud d’activités à l’origine de toutes nos aventures humaines. »

James Sacré : Choix de poèmes, éditions Unes, Des Objets nous accompagnent, éditions PURH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre.

jeudi 12 juin 2025

Un peu de nos vies

« C’est une sorte de journal de bord de ma vie », dit François de Cornière en préambule à cette anthologie qui donne à lire, sur 384 pages, un choix de poèmes et de textes courts écrits entre 1978 et 2023. On y retrouve sa simplicité, son regard attentif, sa propension à s’emparer d’un détail anodin pour enclencher un poème qui est inévitablement bref, qui s’insère dans un lieu, en un moment particulier, et qui lui permet d’exprimer une émotion à la fois fugitive et précieuse.

« Ce ne sont pas de grands poèmes
mes petits vers.
Tout au plus des impressions
que j’ai du fond de moi
laissés venir sur le papier
- et quand je le pouvais. »

Il a toujours un carnet à portée de main. Pour noter, ne pas laisser s’échapper un mot, une expression, un regard, une silhouette, un pan de ciel traversé par un oiseau, un nuage, le crépitement de la pluie sur le pare-brise, le cri d’un geai qui s’envole, des voix dans la montagne, un martin-pêcheur qui rase l’eau de la rivière... Ces instants fragiles, infimes traces du quotidien, s’effaceraient s’il ne les saisissait pas sur le champ. Il prend plaisir à « attraper ce qui fuit ». C’est de là, de ces scintillements du présent (mais aussi du passé) si prompts à aiguiser sa pensée que le poème peut jaillir.

« J’ai noté
qui venait de la cuisine
le bruit d’un couteau sur une pomme.
Je l’entendais je l’ai marqué
avec d’autres mots
pour dire d’autres bruits
(comme celui d’un frigo
dans une maison vide
ou encore d’un râteau
sur des graviers l’été).

Aujourd’hui je les retrouve
- mots et bruits -
au milieu d’un carnet
qui me parlent toujours
me renvoient à des lieux
à des jours très précis »

Ce sont ces moments, subtilisés au temps qui passe, que François de Cornière assemble dans cette anthologie constituée de façon chronologique. Moments de sa vie mais aussi de celles de ses proches (femme, enfants, ami(e)s), le pluriel du titre s’avérant on ne peut plus explicite, moments agréables (vacances, plaisirs du bord de mer, séjours en Ardèche, lectures, jazz, haltes au café ou au resto) – le poète guettant ces émotions positives, sources de bien-être et génératrices d’énergie – mais aussi moments douloureux, tel le décès de sa femme, évoqué notamment dans Nageur du petit matin (Le Castor Astral, 2015).

« Je croyais pouvoir
ne jamais écrire sur ta mort
- question de pudeur
ou de dignité.

Pendant toutes ces années
- opérations, chimiothérapies
hospitalisations urgences -
je t’avais accompagnée.
Toujours c’était toi
qui montrais la voie.

Terrible faiblesse de ma part :
aujourd’hui j’ai écrit. »

Chez François de Cornière, l’image n’est jamais figée. Elle se déplace imperceptiblement, glisse dans le poème et disparaît au moment où celui-ci s’arrête, dans une chute (jamais brutale) qui laisse la boucle ouverte. À l’instant d’après et à la réflexion.

Un autre livre, Ces traces de nous, regroupant les poèmes écrits en 2022 et 2023 paraît simultanément au Castor Astral.

 François de Cornière : Un peu de nos vies, Points Poésie, Ces traces de nous, Le Castor Astral.