mercredi 21 décembre 2016

Des opéras de lumière

Le roman, quand il met en scène des artistes disparus, réussit parfois à percer des secrets et à éclairer des zones d’ombre que ne parviennent pas à saisir obligatoirement l’essai et la biographie. Ainsi des liens étroits qui unissaient, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, le peintre François-Auguste Ravier (1814-1895) et l’industriel et photographe Félix Thiollier (1842-1914). Si de nombreuses lettres échangées entre eux permettent de témoigner de ce que fut leur amitié, on ne s’attardait, par contre, pas vraiment sur leurs caractères bien trempés, sur leurs parties de chasse communes, sur leurs joutes verbales, sur leur désir de se surpasser et sur ce même élan créatif qui allait les faire, l’un et l’autre, tout plaquer pour s’isoler et se consacrer uniquement à leur art. Cela, seul un roman pouvait espérer le toucher du doigt, pourvu qu’il se donne assez d’espace et de liberté pour oser inventer, embellir et même falsifier certains pans de réalité. C’est ce que fait ici, avec finesse, aplomb et légèreté, tout en s’appuyant sur une solide documentation, Jean-Noël Blanc.

Il suit les deux hommes à la trace. Du début à la fin. De leur enfance jusqu’à leur mort. L’un est né à Lyon et l’autre à Saint-Étienne. Trente ans les séparent. Ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. Thiollier est issu d’un milieu aisé. Photographe estimé, à défaut de devenir le peintre qu’il envisageait d’être, il est littéralement subjugué quand il découvre, un peu par hasard, l’œuvre de Ravier. Il pense à Constable, à Turner, à Corot. « Une telle fougue dans les ciels, cela ne s’oublie pas ». Il lui écrit, va le voir là où il s’est retiré, à Morestel, au fond du Dauphiné, et n’aura, dès lors, de cesse de faire connaître ce peintre cabochard qui n’a pas plus envie d’exposer que de vendre et qui passe son temps à traquer les lumières du jour.

« Je continue à suivre ma folie – nous avons eu deux ou trois jours de vent du midi qui ont exaspéré ma palette – j’ai des fringales de ciel – c’est l’infini – je médite les drames de la lumière, j’essaie de piéger le fugitif, d’attraper le brouillard argenté – il y a des heures où personne n’a vu ce que j’ai vu. »

Thiollier, qui voyage beaucoup, allant de galeries en ateliers, nouant des liens avec de nombreux peintres, achetant au passage beaucoup d’œuvres, comprend très vite que Ravier, qui peint les ciels comme personne, n’a rien à envier aux impressionnistes. Il en est même l’un des précurseurs. Il convient de le faire savoir. Il ne va pas lésiner pour tenter d’y parvenir, en multipliant les contacts, en établissant et en publiant la première monographie du peintre dont il deviendra plus tard, après sa mort, l’exécuteur testamentaire.

« Il faut démarcher, trouver des clients. Non, clients n’est pas le mot approprié : l’affection et l’amitié demandent mieux qu’un négoce anonyme. Il n’alerte donc que ceux qui aimaient le vieux peintre : des acheteurs dignes de Ravier, dit-il. Il en connaît déjà suffisamment pour écouler des pièces. Il vend par lots : quinze, vingt, plus encore. »

Cela ne l’empêche pas de continuer à photographier. Sans autre ambition que de restituer ce qu’il voit : les paysages, les terres noires, les ciels tourmentés mais aussi la ville, les mines, les forges, les lieux industriels. Il est en train, mais ne le sait pas, et ne le saura jamais, de devenir l’un des pionniers et des maîtres de la photographie.

« Il ressemble à un Moïse sculpté par Michel-Ange, dit un flatteur. Thiollier secoue la tête quand on lui rapporte ce propos, quel imbécile a dit cette ânerie ? Moi, une statue ? A-t-on jamais vu une statue aller blaguer avec un fossoyeur comme je le fais au cimetière de la Tour-en-Jarez. »

Il devient aussi bourru que Ravier et aura, tout comme son ami, et comme tous les solitaires qui n’entendent pas se plier aux exigences de tel ou tel milieu, bien du mal à entrer dans la postérité. Jean-Noël Blanc, en s’attachant à leurs parcours, en les faisant revivre plus d’un siècle plus tard, leur rend, avec ce roman particulièrement prenant, dont l’édition est augmentée de nombreuses reproductions, un très bel hommage. Il leur redonne, tout simplement, la place qui devrait être la leur dans l’histoire de la peinture et de la photographie.

Jean-Noël Blanc : Des opéras de lumière, Ravier & Thiollier, roman, éditions Le Réalgar.

mercredi 14 décembre 2016

Leçons de vertige

L’œuvre du poète catalan Joan Margarit a été traduite dans de nombreux pays mais elle était jusqu’à présent peu disponible en langue française. L’anthologie publiée par les éditions Les Hauts-Fonds vient combler ce manque. Elle permet de suivre de façon chronologique le parcours du poète en donnant à lire de larges extraits de chacun des treize recueils qui constituent sa bibliographie. On y découvre une écriture simple, concise et narrative, faite de courts tableaux autobiographiques qui disent les rudesses de la vie, le désarroi, la tristesse de l’auteur et son besoin, quasi existentiel, de toujours se regarder en face pour s’interroger et comprendre ces pensées néfastes qui peuvent, en certaines circonstances, venir noircir son être intérieur. Ainsi au sujet de sa fille Joana, née avec un lourd handicap physique et mental, morte en 2001 à l’âge de trente ans, dont il parle fréquemment, avec tendresse et douceur, tout en s’en voulant d’avoir pu espérer sa disparition.

« J’écoute la Pathétique et je me vois
souhaiter que la mort de Joana
nous rende l’ordre et la joie
que nous croyions avoir perdus à sa naissance.
Mon amour, Joana, la tendresse
que je voulais tuer comme ces enfants
des tragédies, enfants coupables de menacer
l’avenir de leur bourreau.
Mes mains – comment ai-je pu les arrêter ? »

Si son extrême lucidité et son intégrité morale lui empoisonnent (sans doute) parfois l’existence, elles lui ouvrent, en contrepartie, des portes qui resteraient fermées s’il décidait de se mentir à lui-même. De multiples scènes de la vie quotidienne sont ici placées sous le signe de cette ambivalence. Le bien-être est souvent atténué par une angoisse soudaine, une incompréhension susceptible d’enrayer l’harmonie du couple, un souvenir peu rassurant (parfois lié à la guerre, au franquisme, aux libertés cadenassées). Le dire par le biais du poème lui paraît un cheminement naturel pour tenter d’ atténuer les effets déstabilisants de cette intranquillité qui surgit à l’improviste.

« J’entends frapper à la porte et je vais ouvrir,
mais il n’y a personne.
Je pense à ceux que j’aime et qui ne reviendront pas.
Je ne referme pas. Je souhaite la bienvenue.
La main sur le cadre, j’attends.
La vie s’est appuyée sur la douleur
comme les maisons sur leurs fondations.
Et je sais pour qui je m’attarde, pour qui je laisse une lumière
accueillante dans la rue déserte. »

Est-ce que son métier d’architecte l’aide à mieux construire ses poèmes ? C’est assez probable. Il fait souvent référence à son travail (« pendant des années j’ai commencé ma journée / dans le désordre organisé des chantiers ») et il y a dans la structure même de ses textes des indices qui laissent penser que ces deux activités (qu’il mène sur le terrain et sur le motif) restent pour lui indissociables.

« Les ouvriers à l’aube font un feu
avec des restes de coffrage.
La vie a été un immeuble en chantier,
le vent frappant au plus haut de l’échafaudage,
toujours face au vide, car on sait
que celui qui pose le filet travaille sans filet. »

Né en 1938, pendant la guerre d’Espagne, Joan Margarit écrit à la fois en catalan (langue interdite sous Franco) et en espagnol. « Chaque poème signale un événement de ma vie, mais mon intention lorsque je l’écris va bien au-delà », dit-il. Ajoutant, dans l’instant, que le poème, pour atteindre son but, doit nécessairement se frotter à une autre sensibilité, celle de celui ou de celle qui, le lisant, le fera vraiment exister.

Joan Margarit : Leçons de vertige, poèmes traduits du catalan par Noé Pérez-Núñez, Les Hauts-Fonds.


Il faut souligner, à l’occasion de la parution de ce livre, le rôle important joué par les éditions Les Hauts-Fonds dans la publication de poètes étrangers en France. Ainsi, récemment, l’écossais Hugh Mac Diarmid (1892-1978), avec Un enterrement dans l’île, poèmes traduits par Paol Keineg et le gallois R.S. Thomas (1913-2000) avec Qui ?, ensemble traduit par Marie-Thérèse Castay, Paol Keineg et Jean-Yves Le Disez.

dimanche 4 décembre 2016

La Magie dans les villes

La magie naît parfois de presque rien. Un simple détachement de soi, allié à une capacité d’étonnement qui n’a pas été altérée par les aléas du temps qui passe, peut suffire. Il faut bien sûr y ajouter une bonne dose d’imagination et de belles velléités de planeur au long cours, qualités essentielles qu’il convient ensuite de maîtriser. C’est ce que fait, à la perfection, le personnage central du premier livre de Frédéric Fiolof.

« Il arrive qu’il s’efforce d’être celui qu’on voudrait qu’il soit. Il se rend à un dîner, à une soirée chez des amis, il accroche son cœur au porte-manteau et il fait des phrases qui tombent rondement dans la conversation. Il sait flatter sans en avoir l’air, grincer ou pétiller quand il le faut »

Il sait aussi voler légèrement au-dessus de lui-même en posant chaque jour un regard neuf sur les siens (sa femme, son fils, sa fille) et sur un passé récent qu’il aime revisiter. Il peut ainsi reprendre aisément une conversation avec son père mort qui apparaît, perché sur une échelle, pour lui donner quelques conseils quant à la construction de sa future maison. Ou jouer au rami avec son grand-père. Ou encore papoter dans la rue en compagnie de Robert Walser, qu’il croise un matin, par hasard, à la sortie d’une boulangerie.

« Le père agite encore ses mains de carreleur, ses mains de maçon. (….) Mais lui, il n’a pas la tête à tirer des plans sur la comète. Son esprit est ailleurs. Il demande à son père comment font les morts pour donner des conseils. Son père descend d’une marche et s’emporte :
Et tu voudrais qu’ils fassent quoi, les morts, à part donner des conseils ? La vaisselle, peut-être ? Ou qu’ils se promènent à bicyclette le long du canal de l’Ourcq en sifflant des chansons de Trenet ? »

Quand il ne dialogue pas avec les absents, il s’occupe comme il peut. Il demande l’avis éclairé d’une fée cabossée et reçoit ponctuellement la visite d’un ange volage qui semble expert en état de grâce. Il s’amuse à devenir invisible. Il rêve qu’il rêve les rêves des autres. Il essaie également de lire sur les lèvres, en particulier sur celles qui ne bougent pas du tout. Il coupe l’ennui en tranches. Il se glisse dans les allées du cimetière voisin pour y caresser quelques tombes. Chaque mercredi, il va dans les rues arroser les chagrins asséchés. Il dit que "procrastiner, c’est apprendre à mourir". Il dit aussi, mais plus fermement, qu’il aimerait enfin tomber enceint, pour porter le prochain enfant de la famille.

« Nous n’aurons un troisième enfant que si c’est moi qui le porte, dit-il à sa femme. J’ai cédé pour les deux premiers mais je ne céderai pas pour le troisième. »

Avec La Magie dans les villes, Frédéric Fiolof brosse, en enchaînant les scènes brèves, le portrait à multiples facettes d’un perpétuel étonné doublé d’un pince sans rire. Il prouve par l’absurde que l’impossible reste bel et bien à notre portée en créant sous nos yeux un personnage très attachant. Cet être, bien décidé à mener sa vie comme il l’entend, ne s’en laisse pas compter. Il ne se laisse pas, non plus, abattre par le monde conventionnel et rugueux qui l’entoure.

Frédéric Fiolof : La Magie dans les villes, Quidam éditeur.

Frédéric Fiolof anime depuis 2010 le blog La marche aux pages. Il est également le créateur de la revue littéraire La moitié du fourbi.

lundi 21 novembre 2016

Baby spot

Il s’appelle Tomás. Il a douze ans. N’a pas de père mais un beau-père plus ou moins violent, une mère qu’il trouve trop pleurnicharde et une petite sœur, Diana, (prénommée ainsi en hommage à la princesse morte) qu’il adore plus que tout. Il habite à Madrid, de l’autre – du mauvais – côté du périphérique, avec ceux qui, faute de mieux, glandent, galèrent, boivent, chapardent, cognent, traficotent. C’est dans cet espace de non-droit, situé au cœur d’un chantier abandonné suite à des malversations immobilières, que l’on a retrouvé, pendu à un échafaudage, le corps de Lucas, le gamin le plus calme, le plus réservé et le plus solitaire de cette bande d’enfants esseulés dont il était peu à peu devenu le souffre-douleur et à laquelle appartenait aussi Tomás. Celui-ci en a gros sur la conscience. Il lui faut dérouler le fil des événements qui ont eu lieu ce jour-là.

C’était au mois d’août, dans une chaleur torride. Il était aux premières loges. A tout vu. Pourrait le dire de vive voix mais préfère, pour ne rien oublier, poser les faits tels qu’ils se sont déroulés en s’en remettant à l’écriture.

« Moi, je pense que sur le papier, si j’arrive à tout écrire sur des lignes bien droites, une chose après l’autre et sans faire de ratures, j’y verrais plus clair. Parce que quand j’essaie de me souvenir, ça me fait comme avec les images de certains films, pas moyen de les revoir dans sa tête comme on voudrait, mais elles reviennent sans arrêt quand on s’y attend le moins. »

Ce qu’il a à dire n’est pas simple. Il lui faut convoquer tous les protagonistes de l’histoire. En commençant par le Zurdo, le caïd, le héros du coin, grand frère de son pote Martín. C’est à ce type qui a déjà tâté de la prison, et qui roule des mécaniques dans le quartier, que tous les gamins de la zone aimeraient ressembler.

« En fait, le zurdo nous défendait toujours : un jour il a même tuer à coups de pierres un chien qui avait mordu Martín à l’épaule. »

Mais le zurdo, après la découverte du corps de Lucas, est appréhendé dans un bar, amené sur les lieux du drame et embarqué, menottes aux poignets. Antonio, le flic véreux qui sévit dans les parages, le soupçonne de meurtre.

« C’était plus le même, le Zurdo, il était mort de trouille, lui qui était un vrai courageux, lui qui n’avait même pas bronché quand il s’était fait faire son tatouage sur la joue gauche. Mais cette nuit-là, quand on l’a amené, il gémissait à chaque gifle que lui donnait Antonio, le policier, le mari de Rosa, la boulangère. »

On apprendra, à la fin de la confession de Tomás, les circonstances exactes de la mort de Lucas. Des aveux terribles et glaçants qui n’interviendront qu’aux dernières pages de ce roman mené de main de maître par Isabel Alba. Son écriture est dense et lumineuse. La façon avec laquelle elle parvient à rendre évidents les mots, le vocabulaire et la voix déjà rude d’un gamin qui a grandi trop vite est d’une implacable précision. Il en va de même pour les portraits croisés et les personnalités tranchées de tous ceux qui sont au centre de cette histoire. Baby spot est un roman grave et incisif. Il est traversé par un réalisme finement ciselé. C’est, de plus, un monologue incandescent. Qui parle vrai et juste.

Isabel Alba : Baby spot, traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno, éditions La Contre Allée.

dimanche 13 novembre 2016

Icare au labyrinthe

Juillet 2015. Une voiture roule sur les routes départementales qui sillonnent les puys d’Auvergne. Elle s’arrête fréquemment, sur le parking d’un restaurant ou d’un hôtel, avant de repartir à l’aventure, allant des monts du Forez aux plaines du Poitou, dans un "road movie" que le conducteur (et narrateur), écrivain à la cinquantaine bien entamée, souhaite libre et improvisé. Il voyage en compagnie d’une jeune femme, vingt ans tout au plus, qui semble bien réelle et délurée. Il ne l’a pourtant inventée que le mois précédent, alors qu’il était assis sur la banquette de moleskine d’une brasserie parisienne. Il l’a aussitôt prénommée Palombine, en hommage à Plombagine, "la fée du Condurango" qu’évoquait naguère Léon-Paul Fargues.

« Elle est Palombine, aérienne et claire, manifestement colombe à la ressemblance du Paraclet, si tant est qu’elle existe et ne se résout pas en une fiction de pure utilité romanesque, jeune fille censée m’accompagner dans mon périple et m’évitant le soliloque ».

Elle va devenir bien plus que cela, prenant rapidement toute sa place et donnant à l’écrivain, qui ressemble beaucoup à Lionel-Édouard Martin, quelques clés pour entrer dans ce monde actuel qu’il a quelque peu délaissé en s’arc-boutant sur un passé chargé de nostalgies. Elle l’appelle affectueusement Lio-Lio et lui assène, avec ses mots à elle, qui n’ont rien à voir avec les siens, quelques vérités qui tournent plus autour du bon sens (qu’elle manie à la perfection) que de l’intellect (dont il a appris – et ça tombe bien – à se méfier).

Un jeu, teinté d’une sorte de légèreté, se met ainsi en place. Deux générations, deux façons d’être et d’appréhender la vie s’expriment sans vraiment s’affronter. Lionel-Édouard Martin conduit son récit à sa main, le frottant aux paysages, à l’étymologie des noms de lieux, aux plaisirs du palais et à certains faits rattachés à l’histoire des localités traversées. Il aime le passé sans être  de ceux qui prétendent que tout allait mieux avant. Sa Palombine est là pour le rabrouer s’il déraille. Ce qu’il ne fait pas. S’il lui arrive de se moquer de lui-même et de ses clins d’œil dans le rétroviseur (il revoit alors, pêle-mêle, en un éclair, un lapin éborgné pendu à l’envers, une vieille morte au bourg de Chailly, un couple d’escargots coïtant sur une berme détrempée) c’est pour mieux revenir au présent, s’y promenant avec, empilés dans sa besace, un tas de souvenirs et de livres qui l’ont fait grandir.

Les dialogues fusent. Qui rythment une narration bien moins désinvolte qu’il n’y paraît. L’écrivain la manie à la perfection. Il s’y montre à son aise, brouillant les pistes ou clarifiant les choses, selon l’envie ou la nécessité, ou selon l’interlocuteur qui lui fait face, tel cet imprimeur-éditeur au verbe maniéré qu’il visite en cours de route, ou ce concepteur d’événements culturels pour happy few qui l’invite à lire ses poèmes en public en région parisienne, là où va se terminer une balade qui semblait pourtant devoir se poursuivre longtemps encore. Il suffira d’une page, écrite au cœur d’une flaque rouge sang, au couteau sur un trottoir de banlieue , pour que tout s’écroule. Manière de clore un rêve qui n’a peut-être pas eu lieu. Et de dire adieu à un personnage qui disparaît brutalement, laissant une empreinte légère, une belle clarté, une joie de vivre, tant dans les mémoires que dans l’œuvre (forte) de celui qui, avant de nous réserver ce coup de massue, nous aura permis, une fois encore, de flâner à ses côtés sur les berges de la Gartempe, cette rivière qui coule souvent dans ses livres.

Lionel-Édouard Martin : Icare au labyrinthe, éditions du Sonneur.

samedi 5 novembre 2016

Canicule et vendetta

Thierry Renard se montre parfois mélancolique mais il n’a pas pour habitude de se plaindre. S’il a, comme tout le monde, en lui une part de souffrance, tristesse, déconvenues, il aime la garder secrète, à défaut la réduire en la glissant dans des textes plus sereins et plus sûrement encore la laisser s’atténuer en vivant résolument au présent. C’est sur ce versant-là que sa générosité, sa verve et son goût de l’autre s’expriment, sans pour autant s’empêcher de fréquents aller-retours en arrière, notamment du côté de ses lectures (Camus, Juliet, Grenier, Perros) ou de ses origines (père lyonnais, mère italienne).  
Canicule et Vendetta ne déroge pas à la règle. Ce livre, issu de carnets tenus lors d’un séjour en Corse, lui permet de prendre le pouls de l’île à sa façon : en se frottant aux paysages tout en s’imprégnant de la réalité locale. Il s’y sent bien, se pose, fait le point, revient sur son parcours d’auteur, d’acteur et d’éditeur (Paroles d’aube puis La Passe du vent). Pas de nostalgie dans ses propos. Pas d’amertume non plus. Sincère, écrit dans une prose simple, son récit est d’abord une invitation à le suivre. Il se montre tel qu’il est : direct, sensible, jouant à l’occasion au faux naïf, n’hésitant pas à sourire et à improviser quelques pirouettes (« malgré les échecs successifs ayant parsemé ma vie, toujours je me suis agité avec succès ») quand il évoque ses illusions perdues en cours de route.

 Thierry Renard : Canicule et Vendetta, éditions Le Bruit des autres.

Vient de paraître, du même auteur : Œuvres poétiques, tome 1, éditions La Rumeur libre. Ce volume regroupe sept titres (revus et corrigés) publiés par Thierry Renard entre 1993 et 2006. On y retrouve cette générosité, ce besoin de découvrir d'autres horizons  et cette façon de prendre le quotidien à bras le corps qui l'accompagnent en permanence.
"Il pratique la poésie du cœur à nu. Il ne tente pas de décrire ce qui le dépasse : il le tait de manière telle que cela donne à pressentir l'énigme", notre très justement Jean-Louis Roux.

mercredi 26 octobre 2016

Inévitables bifurcations

Il y a des années que Lambert Schlechter capte ce qu’il appelle le murmure du monde. Il en recueille les bruits, bruissements et bourdonnements et s’en fait l’écho en publiant régulièrement ses carnets de route et travaux d’inventaire. Le quatrième volume vient de paraître. Il rassemble, en paragraphes brefs, d’à peine une page et demie, des fragments qui touchent au présent ou au passé (plus ou moins lointain) et autour desquels sa pensée sautille. Elle bifurque, explore des chemins de traverse, mêle voyages, désirs, volupté, érudition, lectures en cours, bribes de mémoire, actualité, et s’arrange toujours pour retomber sur ses pieds à la fin de chaque paragraphe.

« encyclopédie permanente & portative que je construis par bribes & lambeaux, dilettantement, quelques zones du savoir où esquisser des jalons, alimenter mes hantises et mes fascinations »

Il vit au Luxembourg, passe l’été en Toscane, fait de fréquents séjours en France ou ailleurs (et pas seulement en Europe). Il réussit à se mouvoir dans chaque lieu avec le même plaisir, la même curiosité, la même envie de découvrir et de tisser les liens infimes (générés tant par la pensée que par le corps) qui vont l’aider à aimer, lire, voir, sentir et habiter l’endroit où il se trouve. Il veut vivre. Simplement mais avec intensité. Sans pour cela occulter les tueries et terreurs qui ont cours et se répètent de siècle en siècle de par le monde. Qui alors ne murmure plus mais hurle.

« des images passent dans ma tête, images de meurtre et de destruction, villageois qu’on rameute, alignés nus au bord d’une fosse, et qu’on fusille par familles entières, encore & toujours ces images viennent noircir la poésie »

Il passe subrepticement (un peu comme s’il s’agissait d’une conversation) d’un sujet à l’autre et y revient pour tenter de comprendre ce qu’il n’a, au départ, fait qu’effleurer. Il avance en butinant, par strates successives, doté d’une grande attention aux autres et mettant en permanence sa mémoire à l’épreuve, s’arrêtant furtivement sur les bons et mauvais moments de sa vie. La mort y est forcément présente. Son bel appétit de vivre ne peut suffire à l’éloigner. Elle touche ses contemporains. Il n’oublie pas de le noter. Revient sur celle de Raymond Carver au moment où il est en train de le lire. Puis sur celle de Mathieu Bénézet qui intervient pendant la rédaction de ce journal de bord qui couvre les années 2013 et 2014. Il reprend leurs livres. Tous vont continuer de l’accompagner.

« cet après-midi Jean-Claude Pirotte sera incinéré à Ciney, j’ai écrit un message à Alain Dantinne que je ne pourrai pas être là, les poètes s’en vont, après Alain Bertrand et Pierre Autin-Grenier, c’est maintenant Pirotte, j’aurai attendu en vain, après quelques mois, une dernière lettre, dans une enveloppe peinte à la gouache »

Lambert Schlechter relate également, comme dans tous ses livres, sa sexualité avec malice et bonne humeur. Il est souvent radieux. Jamais frustré. Ses yeux brillent. C’est un joueur et un jouisseur qui affiche son éclatante santé en toute décontraction. Il ose là où beaucoup d’autres s’autocensureraient. Et cela colle parfaitement à l’homme libre, humble et sincère qui nous adresse, une fois encore, ses si singulières et foisonnantes salutations.

Lambert Schlechter : Inévitables bifurcations, éditions Les doigts dans la prose.

mardi 18 octobre 2016

Que n'ai-je

Il note ce qui, dans le paysage, se donne à voir et dit l’émotion, la réflexion ou le souvenir que cela déclenche instantanément en lui. Ce sont la plupart du temps des réalités familières. Des choses anodines. Mais qui bougent et que son regard affûté saisit au vol. Il en fait son miel quotidien. Son matériau préféré est là, toujours à portée de vue, tout en n’étant visible que par intermittences. Ce sont, pêle-mêle, et entres autres, le point de l’aube, les derniers feux du jour, un tapis de feuilles mortes, les empreintes de roues d’un tracteur, l’oiseau de passage, l’avion qui laisse une traînée grise dans le ciel, etc.

Il choisit, à chaque fois, un angle d’attaque très précis. S’empare d’un détail. Qu’il va travailler en orfèvre pour parvenir, en un tour de passe-passe dont il a le secret, à le faire entrer dans une prose brève, subtile, concise.

« Le soleil va finir. Ce ciel qu’on crut transparent va tourner à l’ombre, à l’invisible. C’est la vie usée par les heures, les attentes. Trop d’encre maintenant, et l’on perd la face et la douceur du lavis. Seul le bord du lac est tiède encore des soleils perdus... »

Il ouvre en permanence des brèches dans ce qui paraît simple et évident. Et du coup, ça l’est beaucoup moins. Il y ajoute son grain de sel. Qu’il polit et qu’il glisse dans les rouages. Il sait qu’il est bon que le poème se mette parfois, lui aussi, à boiter. À l’image de la mémoire, du corps et du temps présent.

« Tombe le soir... L’esprit capitule. Récapitule. Tu ne verras plus tes fautes jusqu’à demain. Tout s’estompe, se dilue. Les arbres tiennent la toile de la tente. Je mets une petite laine pour me protéger des fraîcheurs de l’oubli. Même dans la chambre éclairée, la nuit m’absout. »

Jean-Claude Martin cerne ces instants fragiles qui, d’ordinaire, nous échappent. Il les fixe en de courtes séquences – qui sont autant de promenades intérieures – où il questionne à sa manière (autrement dit sans attendre de réponse) la teneur (bienfaits ou désagréments) de l’aube, de l’eau, de la neige, des ombres, des routes, du vent, du soir, de la nuit, en maintenant les êtres humains un peu en retrait.

Jean-Claude Martin : Que n’ai-je, Tarabuste éditeur.

lundi 10 octobre 2016

La pluie à la fenêtre du musée

Jean-Paul Bota est un flâneur un peu particulier. Il arpente – carnet de notes à la main – les musées comme d’autres les sous-bois et l’étonnant est que les premiers l’aident à retrouver assez souvent, et instantanément, la fraîcheur ou la pénombre des seconds. « Quelqu’un en moi s’éloigne », dit-il, quelqu’un qui profite sans doute d’une fenêtre entrouverte dans l’œuvre qui lui fait face pour se porter au dehors en un clin d’œil.

Il débute ses promenades improvisées par un éloge de la sieste, qu’il pratique tous sens en éveil, convoquant pour cela quelques tableaux qu’il garde gravés dans sa mémoire et qu’il se repasse pour l’occasion. Ce peut être un couple de paysans allongés près d’une meule (et surpris par Van Gogh, à Saint-Rémy, en mai 1890), ou une Femme étendue sous un arbre, peinte par Soutine, ou une autre, alanguie, vue par Matisse dans un intérieur à Collioure, ou certaines des siestes saisies par Bonnard, avec chaise longue et table garnie de sortie, ou encore celles, champêtres et apaisantes, sous les arbres, près des vaches, restituées par Courbet à la période des foins sur les hauts-plateaux du Doubs. À chaque fois, le temps se fige, les montres font relâche et l’écrivain poursuit sa route en se rendant en zigzag du côté de Montparnasse, de Pont-Aven, de Port Lligat ou de Lascaux.

Il circule à travers les siècles en changeant aisément de lieux et de saison. Et ce grâce aux artistes qu’il visite. À l’atelier ou au musée, sans oublier de brèves incursions dans leur vie secrète, le temps de ramener à la surface des anecdotes ou des éléments biographiques. Il s’étonne, s’exclame et ricoche d’une œuvre à l’autre sans en dire plus qu’il ne faut. Ses annotations restent concises. Il les aligne avec une vivacité fébrile, en une sorte de coq à l’âne qui bruisse de savoir et de curiosité. Cela donne un ouvrage très foisonnant. Ciselé par un auteur discret et généreux qui va chercher les pépites là où elles se nichent, sachant qu’il y trouvera également une part de lui-même, celle qui se cache entre enfance, imagination et mémoire des lieux habités.

Jean-Paul Bota : La pluie à la fenêtre du musée, dessins de Jacques Le Scanff, PROPOS2 éditions.

Logo : Henri Matisse, Intérieur à Collioure (La Sieste), 1905.

dimanche 2 octobre 2016

Chagrins d'argent

On dit de lui qu’il est le nerf de la guerre. Pour lui, on peut trimer, se vendre, tricher, trahir, voler, mendier, spéculer, licencier, mourir, tuer, etc. Lui, c’est l’argent, invisible, liquide et inodore, qui dicte à peu près toujours sa loi en modifiant aisément nombre de comportements. Isabelle Flaten le place au centre de son livre et montre, à travers une série de portraits et de mises en situation, les rapports particuliers que ses différents personnages entretiennent avec celui qui mène tout ce petit monde à la baguette.

« Depuis bien longtemps elle a compris qu’avec ou sans le sou ce n’était pas pareil, et elle a choisi d’être du bon côté des choses, là où tout va de soi ; il suffit d’allonger les billets et plus personne ne bouge, le souffle suspendu au froissement du papier vers le plaisir. »

Chacun des protagonistes de ce roman-gigogne est suivi sur un laps de temps assez court et en un épisode très significatif pour qu’on puisse déceler sa personnalité, percevoir son statut social et connaître la réaction qu’il adopte face à cet argent qu’il a, n’a pas, ou n’a plus. Quand un personnage disparaît, c’est après avoir été mis en relation plus ou moins fortuite avec un (ou une) autre qui va lui succéder, et ainsi de suite. Tous sont anonymes et certains (qui s’étaient éclipsés) réapparaissent parfois au détour d’une page. La plupart d’entre eux s’avèrent un rien déboussolés, perdus dans leur solitude, barrant comme ils peuvent, en cabotage intérieur, une existence en morceaux que l’argent ne peut pas vraiment réparer.

« Elle se met à rêver d’une vie où un sou serait un sou, et elle emportée dans la foule des sombres silhouettes qui à peine sorties de leur nuit écrasent le macadam pour aller gagner leur croûte d’un pas de plomb. Elle se voit déjà parmi eux, corsetée de partout, sans même l’espace d’une respiration, aspirée toute entière dans le grand tourbillon de la nécessité. »

Le sens de l’observation très aiguisé d’Isabelle Flaten est imparable. Rien ne lui échappe. Son écriture est fluide, dynamique et extrêmement visuelle. Elle vise au cœur de la cible en une succession de tableaux vifs, cruels et réalistes où banquière, clochard, joueur de poker, bourgeoise frivole et voleuse à la tire (pour n’en citer que quelques uns) tentent de colmater les brèches de vies qui toutes, semble-t-il, avec ou sans argent, prennent l’eau.

Isabelle Flaten : Chagrins d’argent, éditions Le Réalgar.

Isabelle Flaten vient de publier Lettre ouverte à un vieux crétin incapable d'écraser une limace, chez le même éditeur.

mardi 20 septembre 2016

76 clochards célestes ou presque

Kerouac les a croisés sur sa route, dans les bars ou dans les souterrains, chez le vieux Bill Gaines à Mexico ou dans le gourbi que louait Burroughs à Tanger. Il les a vus se perdre, se retrouver, se hisser sur les marche-pieds de la Southern Pacific ou grimper à l’arrière des camions de bestiaux qui sillonnaient certains des grands espaces du continent américain. Il était des leurs. Il les a côtoyés, les a aimés, écoutés et a même fini par leur consacrer un livre si tonique qu’il ne peut que donner envie au lecteur de se porter, illico, sur les traces de ces funambules qui ne tenaient pas en place.

Certains d’entre eux se retrouvent réunis dans la galerie de portraits des clochards célestes qu’a concoctée ces dernières années Thomas Vinau. La plupart passent à toute vitesse, le temps d’un portrait succinct mais assez ciselé et documenté pour bien saisir ce que fut leur vie. Ce sont des hobos, des irréguliers, des dissidents. Des habitués des bords de route. Qui écrivent, peignent, composent. Des êtres qui marchent à l’ombre et qui savent lire la très changeante carte du ciel. Beaucoup d’entre eux ont connu des destins terribles. L’issue fatale de vies cabossées mais pourtant menées tambour battant.

« Thierry Metz a été exclu de la vie par la souffrance. C’était pas un gringalet. D’abord, il a été poète. Non, manœuvre. Non, poète. Non, manœuvre. D’abord il a été poète et manœuvre. Il écrivait avec sa pioche. Une fois la sueur évaporée, l’encre disait la pierre. Et la main. Et le souffle. L’encre disait le rien. La bouteille et la trime. Le temps qui creuse les lombaires. »

« Roger Gilbert-Lecomte est mort seul, pauvre et camé jusqu’aux doigts de pied une nuit du 31 décembre. Son Monsieur Morphée est bien réédité. Dans un de ses poèmes, il écrit : "Je frappe de la tête en sang contre le ciel en creux / Au point de me trouver debout mais à l’envers". »

D’autres parviennent à déjouer les pièges et ne tirent leur révérence qu’à l’approche de leurs cent ans ou presque, tel Jules Mougin qui ne lâchera prise que poing levé face au ciel, histoire de préciser que la cavale et l’anarchie seront aussi de mise là-haut, dans ces contrées astrales où brillent, par intermittences, des étoiles filantes qui se nomment, pour n’en citer que quelques-unes, Jean-Claude Pirotte, Georges Perros, Pierre Autin-Grenier, Arthur Cravan, Jéhan-Rictus, Jack London, Billie Holiday, Elisabeth Cotten, Helno, Chet Baker, Richard Brautigan, Nicolas Bouvier...
Ce sont quelques-uns des phares de la constellation Vinau. Des balises qui aident à naviguer dans les nuits noires.

« De notre belle lignée de clochards célestes, je décide qu’il est le premier. Diogène le Cynique, le clochard-philosophe, ami des chiens et penseur-pervers-pépère du monde antique. Notre père à tous. Habitant de l’amphore et des rues de Sinope, d’Athènes et de Corinthe. L’homme qui n’avait besoin que d’une écuelle pour vivre, jusqu’au jour où il prit exemple sur un enfant pour jeter l’écuelle et boire avec ses mains. »


Thomas Vinau : 76 clochards célestes ou presque, préface et bibliographie déraisonnée d’Éric Poindron, éditions Le Castor Astral.

Du même auteur, vient de paraître, aux éditions Les Venterniers : Ferme ta gueule s’il te plaît, je suis en train de t’écrire un beau poème d’amour, 78 billets amoureux.


samedi 10 septembre 2016

Palimpsestes & rigodons


Il ouvre les fenêtres, laisse entrer les vents dominants, happe au passage des morceaux d’embruns, mâche un peu d’écume, respire l’air du large à pleins poumons et parvient à faire entrer – par une étrange alchimie qui relie les mots et leur sonorité – le lancinant ressac et le bleu-gris (ou le vert bouteille) de l’océan au cœur de ses poèmes.

« énorme ventru vif
bouillon l’océan bouge
fracasse et flue follement
sous le ciel de traîne et de soufre »

Cela ne l’empêche évidemment pas de lâcher la ligne d’horizon pour regarder derrière lui, du côté des terres noires, des chemins boueux, des arbres emplis de pluie. Il note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Et ce qui remue aussi. Tout a l’air d’aller à peu près bien. Les couleurs jouent entre elles. La lumière évite les angles morts. L’ordinaire suit son cours. Ici, perdue au bout du monde, « une vache pisse dans le brouillard », là « un chien gueule au ciel », ailleurs « un serpent se remord la queue ».

Henri Droguet n’en demande pas plus. Il manie l’infime et continue de capter, de livre en livre, quelques uns des soubresauts d’un monde où les hommes (mais le savent-ils seulement ?) ne font que subrepticement partie du paysage. Il relie celui-ci au corps et à la langue en une mécanique qu’il ne veut surtout pas voir tourner rond. Alors elle s’emballe, grince, ronfle, déraille, gémit, avale des séries d’allitérations et se nourrit « d’ombres de tourbillons et de mauvais songes ».

Le lire, c’est se laisser porter, emporter par ce rythme à la fois soutenu et saccadé qui lui appartient, qui charrie des brassées d’intempéries qui lui fouettent le sang, vont du ciel à l’âme en cognant sur la peau dure d’un globe terrestre qui en a vu d’autres.

Henri Droguet : Palimpsestes & rigodons, éditions Potentille.

samedi 3 septembre 2016

Les Pigeons de Paris

Juan est seul, assis au soleil sur une vieille chaise en bois. Il attend. Et perçoit au loin le bruit d’une voiture. Ce sont les hommes de loi chargés de l’expulser de sa maison – pour la raser et construire à la place une résidence balnéaire – qui viennent. Ils sont jeunes, implacables, silencieux. Il n’a rien à leur opposer, à part son bon sens, sa paix intérieure et sa mémoire, qui est adossée à celle des lieux, des murs, des arbres...

Ce sont quelques bribes de cette histoire qu’il veut avant tout (avant de lever le camp) leur conter, très calmement, en leur disant – en pure perte : ils ne sont pas instruits pour pouvoir entendre et comprendre ce genre de discours – les liens secrets et invisibles qui lient étroitement un homme et un lieu.

« Vous vous demandez en râlant pourquoi cette résistance, pourquoi je m’accroche à ce bout de désert qui nous entoure. C’est normal, vous êtes des étrangers sur cette terre habitée par mes souvenirs. Cet endroit n’a pas de nom, comme je n’en ai pas non plus, ni nom, ni vie, sur ces paperasses que vous brandissez devant moi comme la vérité suprême. »

Ceux qui se trouvent à l’origine de ces documents brandis sont les héritiers d’une jeune fille expatriée qu’il a jadis aimée (le temps d’un été, d'un retour au pays en compagnie de ses parents, issus de ce même village isolé d’Espagne) puis perdue de vue et retrouvée bien plus tard, alors qu’elle était en fin de vie, lors d’un séjour rapide à Paris où elle lui avait enfin offert ce livre, intitulé Les Pigeons de Paris, dont elle lui lisait, lors de ce fameux été, des extraits.

« Elle m’apprenait à lire quelques mots, des phrases courtes de sa moitié de langue dans un petit livre à couverture bleue dont elle ne se séparait jamais. (…) Que vous me croyiez ou non, je n’avais jamais vu un livre d’aussi près. Pas plus qu’une Française à moitié, et encore moins senti au bout des doigts le contact d’un soutien-gorge en dentelle. »

Les hommes de loi l’écoutent à peine. S’ils sont présents à sa table, c’est simplement pour lui signifier qu’il a, un jour, reçu un courrier d’un cabinet d’avocats lui annonçant le décès de cette femme qui lui laissait en héritage tous ses biens. Courrier dont il n’a pas tenu compte, se contentant de prendre soin, en l’enterrant près d’un vieil olivier, de l’urne couleur acajou qui contenait les cendres. Il en profita pour caler également le petit livre bleu au fond du trou. C’est cet héritage qui est aujourd’hui contesté par les descendants de la défunte. D’où cette procédure extrême, en guise de dédommagement.

Víctor del Árbol – connu jusqu’alors pour ses romans noirs (traduits chez Actes Sud) – noue les fils de ce récit  avec une grande finesse. Il met face à face deux mondes irréconciliables : celui de Juan, le vieil homme et celui des froids représentants de la justice. L’un évoque son passé et son intégrité pendant que les autres se posent en exécuteurs des basses œuvres d’un présent qui lui échappe.

« Avant, il y avait des loups dans les montagnes, mais il ne reste que des moutons. »


Víctor del Árbol : Les Pigeons de Paris, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions La Contre-Allée

jeudi 25 août 2016

L'Ombre animale

Celle qui prend la parole, qui se lance dans une longue et effrénée confession, qui n’a plus envie de se censurer, et pas plus de ménager qui que ce soit, est morte depuis peu. Ce nouveau statut lui ouvre des portes qu’elle ne pouvait jusqu’alors franchir et lui procure assez de distance et de liberté pour comprendre – et dire – ce que fut sa vie et celle de ses proches. Sa voix vient de loin. Elle a ses racines dans un village isolé d’Haïti. Elle est en prise directe avec une manne de souvenirs qui courent sur plusieurs siècles et s’en va fouiller là où nul être vivant ne peut espérer s’aventurer : dans les méandres d’un passé rude où quelques ombres se mettent parfois à bouger sans qu’aucun corps ne les porte.

« je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m’en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer »

Sa voix ne tremble pas. Elle cherche et trouve les mots justes pour dire le microcosme familial et ses à-côtés. Il y a d’abord Toi, la mère qui tient la maison et fait bouillir la marmite, Makenzy, le père atterré, violent, violeur, glandeur, alcoolique, Orcel, le frère mutique qui reste des heures à scruter la mer, et elle, la morte qui reconstitue, dans le désordre, quelques pans d’une existence pauvre et douloureuse.

« les désirs de Makenzy étaient des ordres, c’était sa façon d’aimer, et Toi la poubelle où il jetait toutes les ordures de sa vie »

Circulent aussi, en embuscade, toujours sur le qui-vive, dans ce village replié sur lui-même, ceux qui s’immiscent dans les têtes pour y instiller bribes d’éducation, de religion, de peur, de servitude, de mystère. Chacun d’entre eux a son chapitre dédié.

« l’envoyé de Dieu vivait dans un dortoir à l’arrière de l’église où il fumait des joints et recevait les petites sœurs bien rondes pour des confessions spéciales »

« le Maître d’école se donnait pour mission de partager le pain de l’instruction, dans ce village perdu au milieu de nulle part, il n’était pas habitué à voir ses rêves se réaliser, alors quand un de ses élèves donnait la bonne réponse à la question posée, il lui disait merci et se mettait à danser, il n’avait jamais connu l’amour d’une femme, pour plus d’un c’était la raison pour laquelle il aimait tant son métier »

Celle qui parle ainsi, qui n’a pas de nom, qui re-suscite portraits et scènes d’un passé plus ou moins récent, où l’on retrouve, en filigrane, celui d’Haïti, a aussi le pouvoir – c’est là le privilège des morts – de continuer à voir ses proches vivre. Elle les regarde déménager de leur village à la ville, les voit changer, vieillir, souffrir, se débattre et bientôt, pour certains, mourir.

« je t’avais prévenu, ça n’a absolument rien à voir avec une histoire, je ne ferai toujours que vomir, crier pour ne pas m’étouffer, la parole des morts est une parole solitaire, car les vivants sont des vases vides, ils n’ont d’écoute que pour eux-mêmes »

L’Ombre animale est traversé de part en part par l’écriture incandescente de Makenzy Orcel. Doté d’un souffle époustouflant et d’une énergie sans faille, il construit avec fougue un roman âpre, sombre et endiablé. Un livre remarquable. Un long cri de rage et de révolte.

Makenzy Orcel est né à Port-au-Prince en 1983. Il a publié en 2015 La Nuit des terrasses à La Contre-Allée. Ce printemps-ci, L’Ombre animale s’est vu décerner, coup sur coup, le prix Louis Guilloux 2016 et le prix Littérature-monde lors du dernier festival Étonnants Voyageurs.

Makenzy Orcel : L’Ombre animale, éditions Zulma

samedi 13 août 2016

Planche

Antoine Emaz le précise dès la première note de ce nouvel ensemble. Chez lui, le poème ne répond plus. Quelque chose l’empêche de venir et il ne sait (ne peut) expliquer ce blocage qui dure et qui pourrait entamer sérieusement sa nécessité de « vivre-écrire » s’il n’y avait, pour pallier ce manque et garder l’équilibre, l’écriture réconfortante et régulière de ses carnets.

« Qu’est-ce que c’est ? Quelle part de ma vie ne passe plus, racle au point que des coupe-circuits soient nécessaires pour me permettre de la supporter ? »

Qu’on ne compte pourtant pas sur lui pour se plaindre. Cela est ainsi. Ça lui pèse mais il fait avec et continue d’avancer sur un chemin qu’il connaît bien, qu’il empruntait d’ailleurs déjà du temps où le poème ne se dérobait pas, celui des carnets. Ceux-ci sont en grande partie rythmés par ses lectures et par les réflexions qu’elles suscitent en lui. Il s’y montre curieux et attentif, plutôt bienveillant, perpétuellement à l’écoute des autres, suivant de près chaque parcours, heureux d’ajuster sa pensée pour la rendre claire et précise.

« J’aime bien me sentir dans la circulation des œuvres des autres. Sans cela, j’aurais sans doute l’impression d’être formolé dans un bocal. »

Ces notes, qui tournent autour de l’axe lecture-écriture, s’ouvrent également à certains aspects du quotidien de l’homme Emaz. Il évoque ainsi, sans jamais s’épancher, le travail qui parfois l’exténue, la fatigue qui s’empare de lui chaque soir, son corps qui tombe malade, mais aussi des moments de brève plénitude, dus à « la densité du silence », ou à quelques « traînées roses dans le bleu passé du ciel », ou encore à un soleil de fin d’après-midi qui ne réussit pas à « chauffer le vent ».

Un livre, tout particulièrement, l’accompagne lors de la rédaction de cet ensemble. C’est le Carnet de notes de Pierre Bergounioux. Il y revient régulièrement. Se montre intrigué, étonné et captivé par le travail de fourmi de celui qui pointe minutieusement tous ses faits et gestes ainsi que les diverses turpitudes de sa vie en parlant à peine de ses travaux et projets littéraires. Emaz extrait çà et là quelques fragments du journal de Bergounioux. Il les analyse, les commente, dit ses accords ou ses réserves. Le suivre ainsi, lisant un autre, sur la durée, est tout simplement passionnant.

« Distance et litote : il est "contrarié", "marri", pas en colère ou énervé. Toujours des faits et une distance prise, comme s’il se voyait à travers sa main d’écrivain. Du coup, il ne livre pas de l’intime brut mais de l’intime décanté. »

Antoine Emaz travaille au plus près de l’instant présent. Qu’il nourrit à sa façon. "En lisant, en écrivant". En prenant, en recyclant, entraîné dans ce mouvement essentiel et très tendu du « vivre-écrire », ce qui lui paraît nécessaire pour tenir en restant perpétuellement en éveil et en alerte.

Antoine Emaz : Planche, éditions Rehauts.

mercredi 3 août 2016

Je rêve que je vis ?

Issue d’une famille de marchands de chevaux rom, les Lovara-Roma, Ceija Stojka avait onze ans quand elle fut déportée avec toute sa famille, d’abord à Auschwitz, puis à Ravensbrück et enfin à Bergen-Belsen. Ce sont les quatre mois passés dans ce camp, de janvier à avril 1945, qu’elle relate dans ce court récit. Elle témoigne en retrouvant le regard qui était alors le sien (celui d’une petite fille qui côtoyait l’horreur au quotidien) et en se remémorant les différentes émotions qui s’emparaient d’elle.

« J’étais toujours assise entre les morts, c’était le seul endroit toujours calme. On était à l’abri du vent. La Maman savait très bien où j’étais. Quand elle était fatiguée, elle venait et me prenait par la main. »

Son texte est proche d’une certaine littérature orale, celle qui porte et restitue des événements précis sans s’aventurer du côté de l’histoire épique ou de l’épopée. Ce qu’elle raconte est terrible mais sa façon de l’exprimer reste calme et lucide. Elle affronte l’innommable et tient grâce à sa vivacité enfantine et à la présence réconfortante de sa mère, « la Maman », dont elle ne sera jamais séparée.

« Quand on est arrivé là-bas, derrière ces barbelés tout neufs, qui scintillaient au soleil, les morts, c’est la première chose qu’on a vue. Ils étaient ouverts de haut en bas, vidés, il n’y avait que les côtes et la peau, toutes les entrailles manquaient, ça veut dire qu’ils avaient été déchirés par les gens et les gens avaient mangé l’intérieur. Il y avait tellement de cadavres, tellement. »

Disant cela, et leur survie dans le camp, en mangeant de l’herbe ou des feuilles, en mâchant des lacets de chaussures et des bouts de bois, en se protégeant du froid en tirant de la montagne des morts gelés par l’hiver des bouts de tissus, des vestes déchirées, des haillons, elle sait, et le souligne, que cette réalité ne sera peut-être pas totalement crue tant elle paraît inimaginable.

« Maintenant c’est un tohu-bohu là, en bas, beaucoup regardent avec le visage dans la terre et pas vers le haut. Moi et ma mère, la Tschiwe et le Burli, la Ruppa, nous on a vu ça. Parfois, quand je me lève le matin, je me dis : Ceija, tu es au ciel et tu rêves ? Tu rêves que tu es sur terre ? Tu n’as pas pu t’échapper de Bergen-Belsen ! Ça n’existe pas ! »

Le camp est libéré par les Anglais le 15 avril 1945 mais cela ne signifie pas la fin de leur calvaire. Beaucoup, malades et affamés, ne survivront pas. Les autres entreprendront un long périple pour rejoindre les villes d’où ils avaient été chassés. Pour Ceija Stojka et sa famille (hormis son père et son frère, morts en déportation), ce sera Vienne, où ils ne retrouveront plus aucune trace de la petite maison en bois qui était la leur.

« On est alors retournées dans la Odoakergasse, dans le 16ième arrondissement, chez ma marraine Ceija, là on a pu rester un temps. Ils nous ont aidées, mais bientôt ils ne pouvaient plus beaucoup nous aider, parce que de plus en plus de Roms qui avaient survécu arrivaient de partout. »

Ce récit est né d’entretiens menés au cours de l’été 2004 par Karin Berger, auteur du film documentaire Ceija Stojka – Portrait d’une rrom. Décédée en 2013, celle qui a reçu plusieurs distinctions pour ses deux précédents livres (et qui n’était jusqu’à présent pas traduite en Français), n’aura cessé, durant toute sa vie, de témoigner et de créer (elle était aussi peintre et musicienne), attirant l’attention sur le sort des Roms sous le nazisme mais martelant aussi, avec force, son bonheur d’être toujours en vie et son besoin, en tant que « voyageuse de ce monde », d’aller transmettre cela aux autres en leur rappelant combien il est important de regarder l’histoire et ses abominations en face pour enfin se connaître, se comprendre et vivre ensemble.

« Vivre avec ça et recommencer sa vie, c’est pas facile. C’est vraiment toujours liée à la douleur. Mais la riposte, on l’a trouvée dans le fait d’avoir le droit de vivre, puisqu’on est là, parce que Dieu a voulu qu’on ne périsse pas tous. Il en a sorti quelques uns de cette folie, des griffes de cette société de criminels – ils n’étaient rien d’autre. »

Ceija Stojka : Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen, traduit de l’allemand par Sabine Macher, avant-propos de Karin Berger, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 26 juillet 2016

Henri Simon Faure

Oppède-le-Vieux, 11 juillet 1995. Il boit un verre en terrasse du Petit Café où le chat Van Gogh ne cesse de se frotter la tête contre ses sandales. Il est en compagnie d'une jeune femme blonde qui ne pipe mot mais qui, captivée par ce qu'il dit, l'écoute et hoche la tête en souriant. Lui, c'est le poète Henri Simon Faure. Qui est mort dans la nuit du 9 au 10 janvier 2015 à Saint-Étienne, sa ville natale.

Je ne peux parler de lui sans revenir sur ce début d'après-midi estival où je me trouvais assis à deux tables de la sienne, dans un décor de pierres sèches écrasées de chaleur. L'homme, d'emblée, attira mon attention. Sa façon d'être, sa tenue (chemise blanche largement ouverte et pantalon de toile bleue) son visage (les yeux malicieux, la barbe blanche bien taillée, le crâne dégarni luisant au soleil) et son corps robuste respiraient le bien-être et la sympathie. Un peu plus tard, après une balade dans les ruines du village, nous le revîmes dans la ruelle du Portalet. Il se tenait debout devant la porte de sa maison, torse nu, regardant loin devant lui. 

Je ne savais pas à l'époque que celui que je venais de croiser à deux reprises se nommait Henri Simon Faure. Si je connaissais un peu ses poèmes, son visage m'était inconnu. Je ne l'ai découvert qu'il y a quelques années, grâce à Éric Dussert et à son Alamblog, me remémorant tout à coup ces moments brefs et décidant, dans la foulée, de rattraper le temps perdu en lisant enfin comme il se doit, livre après livre, l’œuvre foisonnante d'un auteur qui a toujours voulu vivre et travailler à son rythme, en marge de son gagne-pain dans l'électricité, ne s'imposant d'autres contraintes que celles qu'il choisissait d'inventer.

Le lire en intégralité fut longtemps assez difficile, tant ses ouvrages se trouvaient éparpillés chez nombre d'éditeurs disparus, ainsi Le Cadran lunaire, Onan, Du Corps De Garde, Chambelland, La Tour de Feu, La Main violette... Grâce au travail entrepris par Edmond Thomas (Plein Chant) et Jean-Paul Louis (éditions du Lérot) - ce dernier rééditant la plupart des titres épuisés -, son œuvre est à nouveau disponible. C'est une belle invitation à destination de tous les curieux désireux de sortir des sentiers battus pour suivre un auteur qui agissait en forgeron de la langue, brusque mais jamais brutal, espérant trouver des sensations plutôt que de donner à tout prix du sens à ce qu'il fomentait dans son arrière-boutique d'artisan. Il effleurait flore et faune et terre et sous-sol des lieux qui lui étaient chers. À commencer par Saint-Étienne et Oppède-le-Vieux. D'un côté l'enfance, la mine, le parler Gaga du quartier du Panassa et de l'autre les roches rudes, le soleil éclatant, les promenades ponctuées de surprenantes découvertes, comme ce mouton crevé qui paya cher son désir de liberté hors du troupeau et qu'il célébra dans son poème Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède. Il sondait ces paysages aimés à travers le prisme du présent et de la mémoire. Y ajoutait sa sensibilité, ses révoltes, ses fulgurances, ses jeux de mots, ses aphorismes, ses illusions en berne et ses humeurs fatalistes. Il n'appartint à aucun mouvement mais se montra à l'écoute de ce qui s'écrivait çà et là, appréciant les irréguliers et s'initiant à des techniques mixtes qu'il personnalisait. Celui qui se disait « brocanteur de mots » était d'abord un être généreux. Ses titres (qui le sont aussi) incitent au partage. On y trouve, pêle-mêle : Tournance sur un vieil escalier d'Oppède, Effet de cœur à droite, Mézigue ou le métèque du Panassa, trois paroles de vie (valent jeu) sept années d’écriture, le boustrache sourd de la moustache du bougre ou encore je me brûle l’œil au fond d’un puits, livre de deuil, écrit après le décès en décembre 1998 de sa femme, le peintre Lell Bohem, à qui il consacra un essai en 1953 (édité par ses soins, via Le Cahier du bougre, à Saint-Etienne).

Tous deux reposent au cimetière d'Oppède-le-Vieux, près de leur fils Daniel, peintre lui aussi, disparu en 2002. Cela n'empêche évidemment pas la voix de celui qui aimait tant l'églantine et l'aubépine, parce qu'elles savaient s'y entendre pour attirer tout en se protégeant, de demeurer on ne peut plus vivante. 

Henri Simon Faure sur L'Alamblog 


 

mardi 19 juillet 2016

Tais-toi, je t'en prie

Son père a beau lui avoir dit, juste avant qu'il ne quitte le domicile familial pour la première fois, il y a de cela un bon bout de temps, fiston, la vie est une entreprise ardue qu'il te faudra affronter avec courage et détermination, cela n'a pas empêché Ralph de galérer et de commencer à se pinter sans modération avant de remonter tout doucement la pente pour devenir prof, mari et père de famille. La vie rêvée en quelque sorte. À un détail près : Ralph est persuadé que sa femme l'a trompé, il y a deux ans, lors d'une fête trop arrosée, avec un type qu'ils ne reverront sans doute jamais. Il y pense de plus en plus, cela devient même quasi-obsessionnel et il va, ce soir-là, après avoir corrigé ses copies, la tarabuster pour qu'elle avoue enfin. Ce qu'elle fera, cassant ainsi, en quelques minutes, le bel ordonnancement de leur vie de couple. 

Tout Carver, ou presque, se trouve dans des situations comme celle-ci. Il s'immisce dans une famille de la classe moyenne blanche américaine où l'harmonie semble de mise. Il décrit l'ordinaire du couple. Il y a les enfants, le chien, la maison tenue, le frigo rempli, la bouteille de whisky à portée de main, etc. Tout va à peu près bien jusqu'au jour où l'un des deux se met à dérailler. Et c'est justement ce jour-là, celui où la très monotone mécanique quotidienne va s'emballer, qui intéresse Carver. Et c'est également cela – en plus de son sens du portrait et de sa façon minutieuse, méthodique, de raconter la déflagration en cours – qui me plaît dans ses textes. Il parvient à mettre en scène, sans fioriture, avec un minimum de vocabulaire, sans porter le moindre jugement, à coups de dialogues brefs, le côté imprévisible et destructeur de l'être humain. Il sait que celui-ci est susceptible de foutre en l'air en un instant ce qu'il a mis des années à bâtir. Il nous convie au spectacle. Il tient les rênes d'une main ferme. Ne lâche pas. Gratte jusqu'à l'os. On sent qu'il connaît par cœur la personnalité de ses personnages et leurs réactions pour les avoir côtoyés au hasard des multiples petits boulots qu'il a effectués pour gagner sa croûte. C'est aussi ce versant particulier, celui qui a trait au monde du travail, à ses tensions et à ses défaillances, qui est récurrent chez lui. Il peut parler d'à peu près tout, se déplacer aisément de la ville à la campagne et s'arrêter près des rivières, noter la réalité des rondes de nuit dans un hôpital ou saisir le bruit des trayeuses électriques en action dans une stabulation, en posant à chaque fois un regard éclairé sur ces différents moments de vies qu'il restitue. Il dresse, mine de rien, un sacré panorama d'une Amérique peu visible, celle où se retrouvent, souvent isolés dans leur sphère privée, et parfois occupés à se torturer psychologiquement, de nombreux anonymes qui ne vont pas très bien et qui nous ressemblent beaucoup. 

Raymond Carver : Tais-toi, je t'en prie, éditions de L'Olivier.

lundi 11 juillet 2016

Tombeau de Pamela Sauvage

Ce n’est pas uniquement le Tombeau de Pamela Sauvage que dresse Fanny Chiarello dans ce roman superbement construit mais aussi celui d’une époque, la nôtre. Elle s’y attelle en la faisant disparaître pour mieux la disséquer. Et ce à travers vingt-trois existences reliées les unes aux autres avec en tête de pont, et début de chaîne, celle de Pamela Sauvage dont le nom vient tout juste d’apparaître dans la rubrique nécrologique du journal régional.

Celui qui commente à coups de notes de bas de page le contexte social et politique au sein duquel se sont lovées et déroulées les différentes vies en question, est un philologue patenté. Il a à cœur d’expliquer les règles qui étaient  en vigueur (et c'est bien d’aujourd’hui qu'il s'agit)  dans la société à laquelle appartenaient tous ces défunts. Sa tâche est rude : il lui faut sans cesse revenir sur un lexique d’époque qui n’a plus cours.

Cet homme très scrupuleux vit dans un monde futur qui s’avère, en tous points, bien pire que l’actuel. Cette réalité, Fanny Chiarello la distille discrètement, et ne s’en sert surtout pas pour décerner des lauriers à une période de l’histoire qui, manifestement, ne les mérite pas. Elle se tient en permanence en équilibre entre deux époques aussi peu enviables l’une que l’autre, la première ayant sans doute naturellement (et libéralement) engendré la seconde. Son livre est en ce sens époustouflant. Tonique à souhait. Un  tombeau renversé. Avec à terre vingt-trois vies (dont celle d’un chien particulièrement futé) captées à un moment précis de leur parcours.

Ce joyau malicieux déjoue les règles habituelles du roman et permet aux notes de bas de pages de retrouver enfin toute leur vigueur. Elles sont en l’occurrence le principal matériau d’un texte subtil, inventif et efficace.

D’ailleurs, « ne sommes-nous pas une note de bas de page pour la plupart de ceux qui nous entourent ? », se demande Pamela Sauvage, désincarnée.

Fanny Chiarello : Tombeau de Pamela Sauvage, éditions La Contre-Allée.

dimanche 3 juillet 2016

Ça va aller, tu vas voir

C’est la chronique d’un pays ruiné et mis sous tutelle par les tenants de la finance internationale que tient ici Chrìstos Ikonòmou. Il centre ses textes sur les galères vécues en Grèce, en ce début de vingt-et-unième siècle, par tous ceux, et ils sont nombreux, constituant ce que l’on appelle d’ordinaire la majorité silencieuse, qui essaient de survivre en gardant intact un infime lien social. Ceux qui se retrouvent au centre des seize récits qui composent ce livre vivent dans les quartiers populaires du Pirée. Ce sont des solitaires sans travail, parfois malades, endettés, dégringolant inexorablement, buvant plus que de coutume, traînant derrière eux un passé douloureux, avançant au jour le jour ceinturés par la peur.

« Perdre son boulot c’est comme se casser la jambe.
Au début tu ne sens rien, a dit Àris, la fracture est encore chaude et ne fait pas mal. La douleur et la peur viennent quand ça refroidit. Quand tu penses au loyer aux factures aux petites annonces dans les journaux. Les coups de fil chaque matin, les voix dures. Un autre a pris la place. Rappelle demain. »

Ce que montre, entre autres, Ikonòmou, c’est la peur de perdre le peu que l’on possède (un travail souvent précaire) puis la lente dégringolade qui suit le licenciement. Tout s’enchaîne très vite et les coups pleuvent d’autant plus qu’il n’existe aucune protection, aucun garde-fou, aucune possibilité pour les éloigner ou les faire cesser, l’état ayant pour principale fonction de satisfaire l’appétit d’ogre des financiers étrangers en serrant toujours un plus la vis. Ses personnages tentent pourtant de tenir. Ils ne baissent pas les bras. Ont en eux une humanité qui ne pèse peut-être pas lourd face à la machine infernale qui est train de les broyer mais elle les aide néanmoins à affirmer leur personnalité et leur droit à exister et à s’exprimer. C’est l’élément-clé de tous ces récits. Usant d’une langue âpre, rude et ciselée, l’auteur réussit à saisir l’ intériorité chamboulée des êtres qu’il met en scène. Il parvient, à chaque fois et en quelques pages, à dresser un portrait, un décor, à poser bien à plat une situation particulière et à enclencher un dialogue vif qui emporte le lecteur là où il souhaitait l’amener : au cœur même d’un pays qui se fissure de toutes parts.

« Tous, plus ou moins, avaient en eux une haine profonde contre les politiciens les médecins les employés de la Sécu – tous ceux enfin à cause desquels ils étaient forcés de passer cette nuit-là comme des sans-abri dans une rue glacée loin de chez eux.
Deux ou trois avaient en eux une haine profonde contre eux-mêmes, d’être si petits et insignifiants.
L’un d’eux avaient en lui sa haine contre Dieu qui était sans doute possible plus cruel et plus injuste que les hommes.
Ils avaient en eux le poids de la faiblesse, du temps, de la maladie qui rongeait leur corps. »

Derrière toutes ces histoires souvent situées au sein d’un couple ou d’un groupe d’amis ou d’inconnus, il y a aussi le silence et l’isolement. L’impression, pour beaucoup d’entre eux, de se battre en solo contre une pieuvre invisible et déchaînée.

« Jour et nuit je vois des hommes brisés par le boulot. Des hommes fatigués, effrayés. On dirait qu’on ne peut plus travailler sans peur. On dirait qu’on n’est plus payé pour vivre mais pour avoir peur ».
Chrìstos Ikonòmou démontre une fois encore la vitalité et l’engagement d’une jeune littérature grecque (à laquelle appartiennent également des auteurs tels Christos Chryssopoulos et Yannis Tsirbas) bien décidée à s’impliquer et à redonner dignité et place dans l’histoire à tous ceux et celles que la plupart des médias occidentaux ignorent ou fustigent.


 Chrìstos Ikonòmou : Ça va aller, tu vas voir, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


mercredi 22 juin 2016

J'ai connu le corps de ma mère

Il y a parfois d’étranges concordances de dates entre débuts et fins de vie et il arrive que tel ou tel mois porte en lui, pour certaines familles, une sorte de malédiction qui se confirme au fil du temps. Ici, c’est février qui se pare de noir. Et tout particulièrement deux de ses jours. Le 19, jour de naissance et de mort de la grand-mère maternelle et le 17, jour de l’enterrement du père (1987) et jour de naissance (1951) et de mort (2009) de la mère. C’est elle que Gladys Brégeon évoque. En s’arrêtant sur ce corps qui l’a vu naître et qu’elle a vu vivre et s’agiter, puis dépérir, mourir et disparaître.


« Je me souviens de ses genoux
De ses chevilles
De la forme de son pied au repos

De son dos
Cette courbe que j’ai massée
Sous laquelle tout la tuait

Sa douceur
Sa maigreur »

Elle note avec brièveté et précision les manques, les habitudes, les moments de bien-être, les muscles tendus, détendus, la souplesse, la vivacité, la respiration calme ou haletante, la subtile mécanique d’un corps qui tourne rond avant de se dérégler, provoquant par là même un autre déraillement, plus intérieur et profond, qui laisse les témoins hagards et sans voix.

« Je ne comprends pas ce qu’elle me dit
Dieu
Des visites
Ma sœur
La sienne

Les prolongations

Dit-elle »

Il faut peu de mots, et peu de pages, à Gladys Brégeon pour toucher de près le départ de celle qui s’éloigne du « centre-vie ». Son livre, hommage - et tombeau - à « Celle d’où je viens / Ma mère », est simple et concis. D’une grande sobriété. Et d’une infinie délicatesse.

« Le corps
Qu’allons-nous faire sans le corps
Et avec
Qu’allons-nous faire du corps »

 Gladys Brégeon : j’ai connu le corps de ma mère, éditions Isabelle Sauvage.


lundi 13 juin 2016

La Scie patriotique

Ce sont ceux de la Ultième. Des féroces en quête d’adrénaline. Des déclassés qui hurlent dans la nuit noire. Des types bien décidés à en découdre. Ne demandent même que ça. Se battre, tuer, massacrer. Faire place nette tout autour. Il y a là Rigodon, Septime Sévère, Hilaire, le frère aumônier et beaucoup d’autres qui s’épuisent dans une guerre qui a des allures de 14-18. Tous vivotent à l’arrière, mal en point, avec croûtes,  herpès, diarrhées. Pris dans le froid et la neige, coincés dans des tranchées qui sentent la terre et le sang mêlés mais où ils se préparent néanmoins à fêter Noël, le temps d’un bivouac improvisé sous les bâches. Avec au menu une soupe brunâtre et un bout de viande. Un morceau qui a du mal à se frayer un passage en eux tant il leur rappelle les aboiements joyeux du chien Toto qu’ils sont tout simplement en train de bouffer, noyant leur effroi à coups de grandes goulées de schnaps.

L’infecte festin a pour effet de mettre instamment le feu à leurs boyaux, l’incendie se propageant très vite à leur cerveau, enclenchant une sorte de transe collective au cours de laquelle le seul officier qui tente d’élever la voix a le son coupé net, sa gorge étant tranchée en un quart de tour par la scie égoïne de Septime Sévère.

« Rigodon lançait les hip hip. Septime Sévère levait les bras. Ils le nommèrent empereur. À présent qu’il était chef les choses allaient changer. Les compagnies d’arrière-garde fusionnaient dans une division qui montait à l’ennemi. La Ultième était en route vers la gueule du diable. »

Après quoi, l’escouade zigzague à l’estime. Ils traversent des paysages abrupts. Tuent en cours de route. Des enfants, des femmes, des vieux qui s’étaient réfugiés dans une église pour tenter de sauver leur peau. Le soir, ils posent leur corps déglingué n’importe où. Se recroquevillent, dorment en grognant, ne rêvent pas beaucoup. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur passage. Ce sont des joueurs-tueurs. Des types qui ont perdu toute humanité et qui suivent sans barguigner ce chef qui coupe tout ce qui dépasse.

« Ici pas de plainte. Mais trouver les cancrelats au frais dans la forêt, les enfumer. Détruire le nid. Pas de capture. Les faire crever. »
En à peine cent pages, en un texte tendu et ramassé, Nicole Caligaris tape juste et fort. Elle décrit avec précision la horde funeste en action, offrant au passage un terrible condensé de toutes les guerres en un seul roman, son premier, réédité, vingt après sa première publication, avec en prime douze dessins de Denis Poupeville, à qui elle dédie d’ailleurs son livre, expliquant, en fin d’ouvrage, comment il l’a aidé, grâce à de précédents travaux, découverts dans son atelier au moment où la guerre faisait de nouveau des milliers de morts en Europe (en Bosnie), à entreprendre l’écriture de La Scie patriotique.

« Ce qui a fait naître le texte et par quel mécanisme, je l’ignore. J’ai classé les dessins, j’en ai formé une suite. Et ce qui s’est passé, je suppose, c’est que j’ai changé de plan ce qu’ils représentaient. Voilà comment j’ai déplacé ces figures de Denis dans mon castelet littéraire. »

 Nicole Caligaris : La Scie patriotique, dessins de Denis Poupeville, Le Nouvel Attila.