Il y a des années que Lambert Schlechter capte ce qu’il appelle le murmure du monde.
Il en recueille les bruits, bruissements et bourdonnements et s’en fait
l’écho en publiant régulièrement ses carnets de route et travaux
d’inventaire. Le quatrième volume vient de paraître. Il rassemble, en
paragraphes brefs, d’à peine une page et demie, des fragments qui
touchent au présent ou au passé (plus ou moins lointain) et autour
desquels sa pensée sautille. Elle bifurque, explore des chemins de
traverse, mêle voyages, désirs, volupté, érudition, lectures en cours,
bribes de mémoire, actualité, et s’arrange toujours pour retomber sur
ses pieds à la fin de chaque paragraphe.
« encyclopédie permanente & portative que je construis par bribes
& lambeaux, dilettantement, quelques zones du savoir où esquisser
des jalons, alimenter mes hantises et mes fascinations »
Il vit au Luxembourg, passe l’été en Toscane, fait de fréquents
séjours en France ou ailleurs (et pas seulement en Europe). Il réussit à
se mouvoir dans chaque lieu avec le même plaisir, la même curiosité, la
même envie de découvrir et de tisser les liens infimes (générés tant
par la pensée que par le corps) qui vont l’aider à aimer, lire, voir,
sentir et habiter l’endroit où il se trouve. Il veut vivre. Simplement
mais avec intensité. Sans pour cela occulter les tueries et terreurs
qui ont cours et se répètent de siècle en siècle de par le monde. Qui
alors ne murmure plus mais hurle.
« des images passent dans ma tête, images de meurtre et de
destruction, villageois qu’on rameute, alignés nus au bord d’une fosse,
et qu’on fusille par familles entières, encore & toujours ces images
viennent noircir la poésie »
Il passe subrepticement (un peu comme s’il s’agissait d’une
conversation) d’un sujet à l’autre et y revient pour tenter de
comprendre ce qu’il n’a, au départ, fait qu’effleurer. Il avance en
butinant, par strates successives, doté d’une grande attention aux
autres et mettant en permanence sa mémoire à l’épreuve, s’arrêtant
furtivement sur les bons et mauvais moments de sa vie. La mort y est
forcément présente. Son bel appétit de vivre ne peut suffire à
l’éloigner. Elle touche ses contemporains. Il n’oublie pas de le noter.
Revient sur celle de Raymond Carver au moment où il est en train de le
lire. Puis sur celle de Mathieu Bénézet qui intervient pendant la
rédaction de ce journal de bord qui couvre les années 2013 et 2014. Il
reprend leurs livres. Tous vont continuer de l’accompagner.
« cet après-midi Jean-Claude Pirotte sera incinéré à Ciney, j’ai
écrit un message à Alain Dantinne que je ne pourrai pas être là, les
poètes s’en vont, après Alain Bertrand et Pierre Autin-Grenier, c’est
maintenant Pirotte, j’aurai attendu en vain, après quelques mois, une
dernière lettre, dans une enveloppe peinte à la gouache »
Lambert Schlechter relate également, comme dans tous ses livres, sa
sexualité avec malice et bonne humeur. Il est souvent radieux. Jamais
frustré. Ses yeux brillent. C’est un joueur et un jouisseur qui affiche
son éclatante santé en toute décontraction. Il ose là où beaucoup
d’autres s’autocensureraient. Et cela colle parfaitement à l’homme
libre, humble et sincère qui nous adresse, une fois encore, ses si
singulières et foisonnantes salutations.
Lambert Schlechter : Inévitables bifurcations, éditions Les doigts dans la prose.
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