Né en 1957 à Beijing, Gu Cheng, dont le père est également poète et
la mère écrivaine et critique (de cinéma), doit quitter sa ville natale
en 1969, année où ses parents, Révolution culturelle oblige, sont
déplacés sur les grèves d’une province pauvre et isolée du Shandong, où
ils deviennent porchers. C’est là, non scolarisé, au contact permanent
de la nature, qu’il s’initie à la poésie, lisant le seul livre que les
équipes de propagande, qui ont saisi la bibliothèque familiale, ont
épargné : une traduction des Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre.
« Un soir, alors que les membres de l’équipe de propagande ouvrière
venue saisir nos livres repartent en tirant derrière eux de gros sacs de
jute, je m’assois seul devant les étagères vides, sans savoir à quoi je
pense. La lumière s’affaiblit de plus en plus quand, déplaçant ma main,
je sens soudain, sous de vieux journaux, quelque chose. J’allume la
lampe : c’est un ouvrage de vulgarisation scientifique très célèbre : Souvenirs entomologiques de Fabre. »
Juste avant de partir, il écrit un poème :
« En plein rêve,
Mon rêve est détruit ;
Le rêve pardonne toujours la destruction,
Mais la destruction ne laisse jamais rien passer au rêve. »
Il ajoute que « parfois, le poème est plus clairvoyant que son
auteur », ouvrant déjà la voie à ce qui caractérisera bientôt sa
poésie : des vers vifs et succincts qui s’avèrent à la fois évidents et
porteurs d’énigmes – y compris pour lui-même – à travers lesquels il
peut affiner sa pensée en s’offrant un incroyable champ de réflexion.
Dans la rude campagne du Shandong, il se lance, avec son père, dans
de grandes joutes poétiques autour de la soue et ils terminent leurs
exercices en jetant leurs textes dans le fourneau d’argile où cuit la
nourriture destinée aux repas des porcs.
« Mon père dit : les flammes seront les seules lectrices de nos poèmes.
Avec du charbon, j’écris cette phrase sur la plaque du fourneau, puis l’efface doucement des doigts. »
L’adolescent Gu Cheng trace sa route poétique en développant une
ligne personnelle où l’émotion doit rester à sa place tout en circulant
entre réalité, réflexion et onirisme. Il est persuadé que la poésie
est le chemin idéal pour parvenir à une meilleure connaissance de soi.
Quand il revient à Beijing, après cinq ans d’absence, il a déjà beaucoup
écrit. Il reprend l’école et la quitte bientôt pour s’essayer à divers
métiers, avant que ne surviennent, le 5 avril 1976, les manifestations
place Tian’anmen, en mémoire de Zou Enlai, décédé trois mois plus tôt,
et toujours sans sépulture.
« Au milieu des cris de joie, mon désir ardent de sacrifice atteint
son apogée : j’applaudis, je crie, je veux couper les tuyaux des pompes à
incendie, je veux, avec le peuple, mettre à feu ces instants les plus
obscurs...
Les hauts-parleurs retentissent. Je suis jeté à terre par une troupe de
robustes soldats, et en heurtant le sol dur je réalise soudain le sens
de toute ma vie... »
Dès lors, la poésie sera sa boussole. Il expérimente, lit beaucoup,
tant les contemporains que les anciens, s’adonne aux formes brèves,
propose ses inédits à quelques revues et reçoit rapidement des réponses
positives. Sa voix commence à porter. On y décèle une écriture
originale, sans influence encombrante. Il pose des questions
essentielles et laisse la possibilité à chacun d’y adapter sa propre
grille de lecture. Sa poésie est dite "floue", tout comme celle de
poètes qui lui sont proches et qui se retrouvent à ses côtés au sommaire
de la revue Aujourd’hui, parce qu’entourée d’une ombre, d’une brume qu’il faut dissiper pour pouvoir bien la percevoir.
« Ce mot "flou" peut s’écrire en chinois de deux manières : l’une
contient l’élément pictographique de la Lune, l’autre celui de l’œil. Le
premier implique que la Lune est nébuleuse, le second que ta vue est
trouble. Bref, on ne nous comprenait pas clairement. »
Dès le début des années 1980, Gu Cheng est publié, lu et reconnu. On
se déplace en nombre pour venir l’écouter. Son œuvre se densifie et
s’ouvre à la prose. Il est traduit dans plusieurs pays, y compris en
France où il apparaît dans des anthologies et des dossiers de revues
consacrés à la poésie chinoise. Il est également invité à l’étranger. En
1982, il rencontre Xie Ye, poète shangaïenne, qui deviendra sa femme.
Après un premier séjour en Allemagne, tous deux décident de quitter la
Chine pour s’installer, en 1987, en Nouvelle-Zélande où ils achètent une
maison aux murs délabrés et au sol instable sur l’île de Waiheke.
D’abord lecteur de chinois et enseignant à l’université d’Auckland, il
démissionne pour se consacrer à l’élevage des poules et à la culture de
la terre.
« Quand je casse des cailloux en Nouvelle-Zélande, je me sens un peu plus proche de la Chine que lorsque j’étais en Chine. »
Il cherche à vivre au plus près de la nature, à s’en nourrir, à la
respirer amplement, à l’écrire, à y trouver une harmonie et un équilibre
certes précaire mais vivifiant. C’est ce qui ressort du très captivant
récit intitulé Rêve dans le poulailler rouge, qu’il écrit sur place, comme un journal, et que l’on retrouve, à côté d’autres textes autobiographiques, dans le livre Sur l’île.
Cet ouvrage permet de mieux connaître l’homme et le poète Gu Cheng. On y
lit également la traduction d’un grand entretien qu’il avait accordé à
une radio an Allemagne, où il passa plusieurs mois en 1992.
L’autre volume publié par les éditions Les Hauts-fonds, à qui l’on
doit de pouvoir enfin lire ce poète en France, grâce à la traduction de
Yann Varc’h Thorel et de Liu Yun, est un ensemble de poèmes écrits à
partir de 1991. Gu Cheng remet de l’ordre dans ses rêves. Et l’on
touche, par là même, à l’un des éléments clés de sa création : le rêve.
Ainsi dans spectre en Ville, c’est lui, lors de son séjour en
Allemagne, spectre ou âme errante, qui revient en rêve à Beijing. Il s’y
rend une semaine entière, circule dans la ville qui bouge et s’anime
jour après jour, donnant à voir des scènes qu’il cisèle à sa façon. Il
en va de même dans la série de poèmes titrée Ville où chaque lieu de la cité lui suggère un poème qui surprend et interroge.
« l’assassinat est une fleur de lotus
ayant assassiné on la tient à la main
la main on ne peut la changer »
écrit-il ainsi dans Xinjiekou, nom d’un « quartier du centre de
Beijing où eut lieu la répression sanglante après évacuation de la place
Tien’anmen, au matin du 4 juin 1989 », notent les traducteurs en bas de
la page où figure ce poème écrit en 1992.
« Je rentre souvent à Beijing dans mes rêves. Mais là où je suis ramené, naturellement, ce n’est pas le Beijing d’aujourd’hui. »
Bien d’autres découvertes sont proposées au fil de ces deux livres
nécessaires - et superbement édités - pour saisir la portée de l’œuvre
de Gu Cheng. On y trouve, outre les poèmes, les récits et l’entretien,
une préface très éclairante des traducteurs ainsi que des repères
bibliographiques très précis. Qui se terminent avec la mort tragique du
poète et de sa femme, sur l’île de Waiheke. Le 8 octobre 1993, Xie Ye
est découverte mortellement blessée (elle décédera à l’hôpital) et Gu
Cheng pendu à un arbre, près de leur maison.
« mes désirs pour cause de Longue Marche à pas chassés
sont tout désorientés. »
Gu Cheng : spectre en Ville suivi de Ville, 124 pages et Sur l’île, 168 pages, traduits du chinois par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, illustrations et couvertures de Catherine Denis, éditions Les Hauts-Fonds