mercredi 26 mars 2014

Un fleuve de vin rouge

Poète de la rue, proche de la Beat Generation, Jack Micheline, né en 1929 dans le Bronx et mort d’un infarctus à bord du train rapide reliant San Francisco à Orinda le 27 février 1998, a publié l’essentiel de son œuvre à tirages limités, chez de petits éditeurs. Il aura fallu attendre la réédition de son premier livre, en 1986, pour le voir enfin présent en librairie. C’est ce recueil, paru initialement en 1957 et préfacé par Jack Kerouac, que publie les éditions Dernier Télégramme. On y retrouve, déambulant sur les trottoirs, dans des poèmes rapides, écrits d’une seule traite et destinés à être lus à haute voix, les ombres fragiles de tous ceux que l’auteur n’a cessé de croiser. Comme lui, ils passent la plus grande partie de leur temps dans la rue. Il y a là musiciens, clochards, gamines fugueuses, jeunes crieurs de journaux, cireurs de chaussures, prostituées, mendiants et vagabonds. Jack Micheline leur dédie son livre.

« Hommes invisibles comme des fantômes
ils habitent les abords sombres
des villes
ils s’assoient dans des terrains vagues
sur de vieux cageots
causent à des boîtes de bière rouillées. »

Le quotidien qu’il décrit est rude. Subsister au jour le jour tient du miracle. Garder intacte cette parcelle de liberté a un prix. Souvent payé cash par un corps bien malmené, et pas seulement par les intempéries du dehors. C’est une vie précaire, rebelle, « sauvage et sans chaîne », qu’ils mènent à l’écart de « la folie du dollar », loin de l’enfermement dans les tours, bureaux ou banques et loin également de l’Amérique des « gens endormis » et des « esprits apeurés ».

« Des bohémiens dansaient et lisaient l’avenir
dans les mains de marins ivres

des prostituées se tenaient sous des porches
éclairés de lumières rouges par des nuits glaciales

des vieux et des vieilles guettaient
au travers des fenêtres sans fin

des enfants jouaient à la balle
dans les rues l’été

tandis que l’aveugle foulait aux pieds
les souvenirs fugaces de sa jeunesse. »

Ce sont ces déshérités adeptes de la débrouille, ces familiers de la dèche qui n’abdiquent pas, ces sans-voix dont il partage le quotidien, d’abord à Greenwich Village (dans les années 50) puis à San Francisco (à partir de 1960), que Jack Micheline invite dans ses textes à travers de courts tableaux qui sont autant d’instantanés saisis sur le vif. Le swing lancinant et si particulier qui habite ses poèmes leur procure un rythme soutenu. Il y scande son désir de vivre autrement.

« Nous saignons dans les
déserts de votre monde
et des gouttes de notre liberté
vient la naissance. »

Son écriture simple, presque instinctive (et par ailleurs très visuelle) s’enroule autour de faits anodins que personne, d’ordinaire, ne voit mais qui ne peuvent échapper à son regard affûté. Il s’en empare (et s’en sert) pour dessiner un tas de croquis et portraits qui remettent à leur vraie place (autrement dit aux premières loges) tous ces anonymes sans qui les rues ne seraient pas si intensément habitées.

Jack Micheline : Un fleuve de vin rouge, traduit par Alain Suel, éditions Dernier Télégramme.

mardi 18 mars 2014

Retour à Liscorno

Les jours où la pluie et le vent donnaient de la voix, surtout en milieu de matinée, quand je vivais en banlieue,  logeant au cinquième étage, dans un immeuble bâti au milieu de la plaine, je ne pouvais me défaire de la nostalgie. Celle-ci jouait des coudes dans ma mémoire. Elle tirait sur un fil invisible. Qui avait ses racines au cerveau. Je retrouvais mes points de repère au hameau en un éclair et remettais mentalement mes pas dans les empreintes laissées sur place par les semelles des vieilles godasses que j'avais balancées à la poubelle avant de partir. Je me revoyais allumer l'ampoule soixante watts qui pendait au bout d'une douille cassée et d'un fil dénudé et prétexter une visite aux saumons pour sortir et me rendre à la rivière. Je prenais soin d'éviter le moulin, pour ne pas rencontrer le meunier à la voix coupée, et passais sur l'autre berge avant d'escalader le versant abrupt qui me permettait d'avoir une vue imprenable sur la maison familiale. Je la repérais facilement, et ce grâce à la lumière blanche qui vacillait derrière les arbres. J'avais l'impression d'être présents aux deux endroits en même temps, avec en chant continu, se répercutant dans les creux, le roulement de l'eau sur les pierres. Je percevais tous les bruits. À la fois le froissement poussiéreux produit par les ailes d'une chouette-effraie qui s'envolait, le déplacement ventre à terre d'un renard qui se faufilait entre les feuilles mortes et le couinement presque animal de deux branches qui ne cessaient de frotter leurs écorces blessées l'une contre l'autre.

Un soir, je fus surpris de voir, à une vingtaine de mètres, l'espace d'une seconde, un ciré noir et luisant briller sous la lune. Je reconnus, à sa démarche déhanchée, le cultivateur Ropert qui se dirigeait vers la rivière. Il clopinait de flaque en flaque et s'arrêta près d'un trou où il se mit à relever ses lignes de fond. Les truites étincelaient entre ses mains. Il insérait à chaque fois son index et son majeur droits entre leurs ouïes pour leur casser la colonne vertébrale d'un coup sec avant de les déposer dans la musette verte qu'il tenait à l'épaule. Il reproduisit le même geste à trois reprises et s'en alla, disparaissant entre les joncs pour se diriger sans doute vers d'autres lignes.

Je restais immobile, à l'affût du moindre signe de vie. J'avais une vue plongeante sur les toits bleus, les tôles ondulées, le clocher de la chapelle et la brume qui commençait à napper l'horizon. Debout sur les hauteurs, je ne pouvais m'empêcher de penser au monde secret et habité du poète Reverdy, ce familier des lucarnes, des soupentes et des ardoises disjointes. Certains lyriques le disaient capable d'isoler la lune dans un seau d'eau et de récupérer des étoiles dans le courant des rigoles. Je lisais et relisais (pris, ferré, mordu) Plupart du temps depuis des semaines et cela me suffisait. Je pouvais, grâce à lui, imaginer une ville qui m'était encore inconnue, toucher de près des trottoirs humides, le reflet des lampadaires sur les pavés, des silhouettes floues en mouvement derrière les rideaux des appartements et les hommes solitaires s'en allant, tête basse, dans des impasses. 

Fébrile, debout en bordure d'un champ fraîchement ensemencé au milieu duquel se dressaient quelques épouvantails colorés, hésitant à gratter une allumette de peur d'être repéré par le braconnier, je laissais mes pensées s'enrouler autour de la présence énigmatique (lointaine, improbable) d'un ténébreux qui avait depuis longtemps quitté les coteaux ensoleillés de ses montagnes noires pour ne plus y revenir. Sa solitude s'effritait entre les doigts d'un vent humide avant de s'éclairer aux reflets des becs de gaz, dans des rues sombres et parisiennes datant de plus d'un demi-siècle, le long de hautes palissades où des fantômes en lambeaux le précédaient, lui ouvrant les marches bringuebalantes d'un escalier étroit qui craquait et serpentait pour porter cet inquiet en tenue sombre jusqu'à sa table de travail.

« Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans la rue des gens qui passent. »

Traîner dans les bois pour repérer, via un trait de lumière figé dans la pénombre, la mansarde au loin, puis commencer à dessiner son image en moi, pointant quelques détails de mon intérieur austère – des livres de poche, des poèmes photocopiés, une table de chevet, des toiles d'araignées, deux, trois carnets ouverts et un réveil – c'était déjà, je m'en doutais bien, me préparer à la quitter et à caser au plus vite son intimité protectrice dans un coin de ma mémoire, pour pouvoir la transporter, plus tard, partout où j'irais.

(Petit additif inédit à Liscorno, éditions Apogée)


dimanche 9 mars 2014

Ne pas oublier Yves Martin

" Poètes, vous avez tort de ne pas déguster, une nuit de noël, les petits bars,
Le patron en marcassin, la patronne cinglante dans ses ferrailles,
Les cancres fiers de lambiner dans leurs liquettes,
Les passeurs furieux de ne pas rencontrer de courant."

                               Yves Martin, Le Marcheur (1972)


Il descend la rue Caulaincourt. Porte la veste de chasse (munie de nombreuses poches) qu'il arborait déjà, il y a quelques mois, place Saint Sulpice. Sa bonhomie fait plaisir à voir. Ses rouflaquettes collent bien à son visage de Pierrot Gourmand. Le repérant par hasard, ce soir-là, venant en face, sur le trottoir opposé, je n'ose pourtant pas l'accoster. Peur de le déranger. Et que lui dire ? J'ai beau le lire régulièrement, lui avoir écrit et demandé des poèmes que j'ai ensuite publiés, rien à faire, je reste à nouveau au bord de la rencontre.

J'essaie par contre de poursuivre le lien via les livres. Cela n'est pas simple. Il faut s'imprégner d'une langue inimitable et déambuler longuement, de texte en texte. Faire un détour en Bourgogne pour retrouver ces lieux de la Côte d'Or qu'il évoque dans Le Partisan, son premier recueil (roman-poème) publié en 1964, où l'on découvre la présence réconfortante de son grand-père, chez qui il passait ses vacances. Il faut également retourner à Villeurbanne, là où il est né (en 1936), bifurquer sur Lyon, retrouver la Saône, le Rhône (repérer l'ombre du flâneur sur les berges) et filer en suivant des routes buissonnières en direction de Paris, qui reste sa ville capitale. Il l'arpente de long en large. La saisit dans un livre, Le Marcheur, en détectant, le regard constamment à l'affût, ce que la plupart des passants ne soupçonnent pas. Il brosse les portraits rapides de ceux qui, comme lui, errent en solitaire dans les rues. Il se glisse dans les soupentes, prend la lumière d'un troquet pleine face, capte les yeux lumineux d'un buveur, salue le fantôme du laitier ou du charbonnier, entre dans un cinéma presque vide, en ressort à la tombée de la nuit, active le pas, remplit son cabas et s'en retourne en cassant le petit bois d'un poème à venir dans sa tête.

" Jamais il n'a fait aussi beau.
Mouches pompons. Métros loukoums.
Un chien de ma chienne prend une cuite
dans une rue noiraude fêlée comme un cul."

Parfois il va se poster près des anciens coteaux de Montmartre. Il regarde le passe-muraille et la jument verte passer bras dessus, bras dessous. Plus loin un chauffeur pour dames astique le capot d'une mythique Rosengard. Il note ce fragment de vie minuscule et poursuit sa balade. Se coltine au moins cent marches par jour. Ce sont de rudes grimpettes. Avec à la clé de foutues pointes de côté, qui ne disparaissent qu'à la troisième pinte de bière, à condition de savoir l'écluser calmement, au sec, dans un bistrot aux murs tapissés (par exemple) de photos extraites de vieux numéros de Cinémonde.

« On me retrouvera un jour mort sur le rivage
Fragile comme mon ami le sorcier.
L'oiseau moqueur prononcera le palabre traditionnel.

En attendant, il habite (habitait, jusqu'à sa mort en 1999) rue Marcadet. Il niche dans un appartement avec ses chats, ses livres, ses revues. Des vestes amples sont accrochées derrière la porte. Il y a des calepins éparpillés sur la table. Avec dedans des vers coupants qu'il met en scène chaque jour, leur demandant de cingler le quotidien avec force en n'oubliant pas de lui rendre ce caractère mystérieux caché sous l'infiniment banal. Les soirs de tempête intérieure, il les incite, tous ces mots, ces morceaux, ces strophes, ces poèmes en mouvement, à prendre la mer de biais pour tanguer et chalouper en se laissant porter par la force motrice des courants marins qui font gîter son corps en le propulsant, en un éclair, du côté d'Anvers ou de Rotterdam.
« Tout est maritime chez moi », dit-il. Le lire, c'est effectivement se frotter au toboggan des vagues. Aux embruns, aux coups de vent. Apercevoir des paquets d'écume à hauteur des gratte-ciels. Suivre le vol planant des mouettes. La dérive des macareux. Et l'impeccable plongeon du fou de Bassan.

" À chaque fois, Anvers devenait de plus en plus invisible.
Les marins s'emmitouflaient de limonaires.
La brume malicieusement levait le coude. "

Le lire c'est aussi retrouver, discrètement distillés entre les pages, quelques uns des éléments de sa biographie. De son escapade par dessus les murs, chez les Jésuites lyonnais (où il fut mis en pension) jusqu'à l'air vivifiant du Plateau d'Assy (où, malade, il séjourna un temps) en passant par ses fréquentations assidues des salles de cinéma. Il garde en permanence un œil sur ses parents. Les rappelle à son souvenir. Leur parle de sa solitude. Leur demande de ne pas s'inquiéter. Pour lui, tout va. La désespérance aiguise son couteau sur le comptoir du boucher d'à côté. S'il regarde la lame, il voit son visage dedans.  Tout à l'heure il va sortir prendre l'air des rues. Voir si le sous-sol du cimetière de Passy ouvre sur une bouche de métro. Si oui, il va s'y engouffrer, jouer des coudes, fermer les yeux dans la rame, sentir un parfum de femme, songer à du lilas tardif, ou au "muguet des premiers contacts", sortir à proximité de la gare du nord et s'asseoir, peinard, sur un tabouret de bar pour corriger quelques notes anciennes, écrites à propos de Barfly, ce film qu'il a déjà vu tant de fois, et qu'il se repasse les nuits où l'insomnie revient, comme au bon vieux temps, ceinturer ses rêves.

" Je ne me vois pas sans écrire. Au moins un poème de temps à autre. Sinon je serais un homme mort. C'est mon utilité publique, je n'en vois pas d'autre. N'ayant pas d'ambition sociale, au sens habituel du terme, c'est ma seule raison d'exister. " (entretien avec Gilles Pudlowski, dans Je rêverai encore, éditions Le Tout sur le Tout)


Yves Martin (1936-1999) est l'auteur d'une œuvre poétique importante. La plupart de ses recueils ont été publiés chez Chambelland puis à La Bartavelle. Le Partisan (1964) et Le Marcheur (1972) ont été réédités en un même volume, en poche, aux éditions de La Table ronde. On retrouve chez le même éditeur Manège des mélancolies (poésies inédites 1960-1990). La mort est méconnaissable a été réédité par Le Castor Astral. Également disponibles : Retour contre soi (Le Dilettante), Il faut savoir me remettre à ma place, récit (Le Cherche-midi), Mes prisonnières, roman (Zulma), Les rois ambulants (promenade dans les anciens cinémas x de la capitale, Zulma).


samedi 1 mars 2014

Pour chorus seul

En choisissant de s’approcher au plus près des œuvres et parcours respectifs de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, deux des poètes les plus marquants de l’immédiate après-seconde guerre mondiale, Patrice Beray retrace non seulement l’itinéraire particulier de chacun de ces auteurs mais aussi les lignes de force de deux aventures qui bousculent bien des codes établis. Les évoquer dans un même ouvrage est une initiative très pertinente. L’un et l’autre (tout comme Stanislas Rodanski qui apparaît également dans ce livre) n’ont en effet jamais publié avant guerre. Ils sont, de plus, souvent oubliés par la critique et sujets à de fréquentes éclipses éditoriales. Si le surréalisme (ou plutôt “l’esprit surréaliste”, non assujetti à un modèle) est présent chez eux dès leurs premiers textes, ce sont avant tout des solitaires, des irréguliers, des créateurs discrets qui désertent volontiers. Ne désirant pas s’attacher à un territoire, ils préfèrent se rendre aux frontières (de la langue et de l’imaginaire) pour les franchir en dissimulant leur ombre, si besoin, dans l’encoignure de quelques portes.

« Pour l’essentiel, c’est donc en eux, fût-ce séparément, que ces poètes doivent éprouver “ce caractère d’existence de la liberté” que Georges Bataille reconnaît (en juillet 1946) au mouvement surréaliste dans son ensemble. »

Patrice Beray revient, dans la première partie de son essai, sur la trajectoire fulgurante de Jean-Pierre Duprey. Celui-ci, né en 1930, a publié son premier livre, Derrière son double, (avec une lettre-préface d’André Breton) en 1950 au Soleil Noir. Il s’est ensuite consacré à son œuvre de sculpteur et de peintre pour ne revenir à la poésie que quelques années plus tard, n’achevant son dernier manuscrit, qu’il titre de façon prémonitoire La Fin et la manière, que quelques jours avant de se pendre, le 2 octobre 1959, dans son atelier de l’avenue du Maine.

« De tous les jeunes poètes qui se déclarent dans l’immédiat après-guerre, il n’est parvenu sans doute message plus désespérant, et retentissant, que celui du suicide en 1959 de Jean-Pierre Duprey, pas seulement pour ceux qui gravitaient dans l’orbe du surréalisme mais tous ceux qui en cherchaient les issues. »

Cela n’en fait pas pour autant un poète maudit. Et pas plus un poète sans œuvre. Son passage-éclair est d’une rare densité. Patrice Beray le note avec justesse, en pointant les poèmes, leur force, leur capacité à s’adapter au présent, et à le dépasser. Lire aujourd’hui un auteur de cette envergure (disponible en Poésie Gallimard) reste très revigorant.

Il en va de même pour Claude Tarnaud, tout aussi discret, familier du silence et également marqué par la présence de ses doubles, réels ou inventés. Il travaille à distance, d’abord à Genève, puis longuement à Mogadiscio et enfin à New York pour recueillir nombre d’intersignes, de coïncidences et de concordances afin de jeter les bases d’un récit à plusieurs. Ce sera L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, son grand livre, qui vient d’être réédité par Les Hauts-Fonds.

Patrice Beray s’attache d’abord aux textes et à leur genèse. Il les replace ensuite dans l’époque qui les as vus naître, éclaire certaines zones plus sombres (les solitudes, les doutes, des amitiés qui se délitent) et montre enfin combien ces poètes s’avèrent éminemment actuels.


 Patrice Beray : Pour Chorus seul, Les Hauts-Fonds.
Journaliste à Médiapart, Patrice Beray anime également, sur le site d’informations en ligne, un blog que l’on peut retrouver ici.

vendredi 21 février 2014

Orgasme à Moscou

1972. Interrogatoire serré dans le bureau de Nino Pepperoni, le patron de la mafia new-yorkaise. Il veut savoir qui a pu mettre enceinte sa fille Anna Maria qui vient de rentrer d’un long voyage journalistique à Moscou. Pour lui, pas de doute, ce ne peut être que le "camarade" Brejnev ou, à défaut, Kossyguine puisque c’était pour les interviewer tous les deux qu’elle s’était envolée pour l’U.R.S.S. Détails à l’appui, il apprend bientôt que le futur père n’est ni l’un ni l’autre mais tout simplement Sergueï Mandelbaum, dissident juif fauché qui a jadis travaillé dans l’armement et qui n’a, pour cette raison, plus le droit de quitter le pays. Anna Maria ajoute que cet homme a fait d’elle une femme en lui procurant son premier orgasme. « Orgasme ? Kezako ? » Pepperoni découvre le mot en même temps que sa signification. Il en informe sa femme qui, elle non plus, n’en a jamais entendu parler.

« Pour un authentique Sicilien tel que Nino Pepperoni, un homme très à cheval sur la morale, il y a deux moyens de régler son compte au séducteur de sa fille : le buter ou lui faire épouser Anna Maria. »

C’est la seconde solution qui est adoptée lors du conseil de famille qui s’en suit. Pour cela, pour que Mandelbaum traverse sans problèmes le rideau de fer , le chef de la mafia, aidé de son fidèle avocat et conseiller Archibald Seymour Slivovitz vont se payer les services du passeur le plus célèbre de la planète, un nommé Sepp Karl Lopp, citoyen autrichien vivant à Mexico. Problème : celui-ci aime les hommes et serait, dit-on, adepte du dépeçage sexuel. Ce dernier point inquiète tout particulièrement Nino Pepperoni.

« Interpol recherche Lopp, dit Mr. Slivovitz. Mais Interpol est une organisation peu compréhensive envers les petites faiblesses humaines. Lopp n’est pas un mauvais bougre. Il est juste malade. Et on peut le guérir. »

Le traitement le plus rapide reste la castration pure et simple. C’est ce qui est décidé. L’illustre passeur ne devra jamais connaître le nom des commanditaires du guet-apens dans lequel il va tomber. L’opération sera pratiquée dans les règles de l’art par le docteur Benito Russolini, un ami de la famille. Une fois « guéri », Lopp pourra gagner Moscou l’esprit libre et mener à bien sa mission. C’est tout au moins ce qu’espèrent Pepperoni et Slivovitz.

L’affaire Mandelbaum est lancée. Un chauffeur en Cadillac jaune attend déjà S.K. Lopp à l’aéroport J.F.K.
Edgar Hilsenrath surveille tout cela de près. Ses yeux rieurs pétillent. Il mène tout ce beau monde là où il le souhaite. Avec malice et irrévérence. Il faut dire que l’auteur de Fuck America est ici en très grande forme. Il prend plaisir à s’amuser. Il détourne à sa façon le traditionnel roman d’espionnage. La verve, l’hilarité, la tension burlesque qui l’animent lui sont d’un précieux secours.
Il lui a fallu six jours, pas plus, pour concocter cette histoire ponctuée de rebondissements en séries. L’envers du décor (de la guerre froide, du rêve américain et de la mafia pimpante) lui sert de moteur. Il y ajoute une folie contagieuse. Y glisse des portraits plus vrais que nature. Ses personnages font des allers-retours mouvementés de l’Est à l’Ouest (et inversement) avec escales en Israël ou à Rome en en apprenant toujours un peu plus sur l’état fébrile du monde.

Hilsenrath revisite les années 70 à toute allure. Le grand théâtre loufoque qu’il met en forme et en scène (à coups de dialogues enflammés) est imparable et diablement réjouissant.


 Edgar Hilsenrath : Orgasme à Moscou, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et par Sacha Zlberfarb, illustré par Hennig Wagenberg, éditions Attila.

vendredi 14 février 2014

Ils marchent le regard fier

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 Marc Villemain : Ils marchent le regard fier, éditions du Sonneur.

mercredi 5 février 2014

L'Aventure de la Marie-Jeanne

1953 : Claude Tarnaud vit désormais à Mogadiscio en Somalie. Avant de partir, il a fait la connaissance à Paris du poète Ghérasim Luca. Un lien très fort les unit et ils s’écrivent régulièrement. Tous deux sont passionnés par les coïncidences, les intersignes, les rapprochements et l’alchimie qui permet à divers événements apparemment isolés de s’assembler pour créer une constellation capable d’alimenter la lanterne de tous les curieux qui, comme eux, recherchent l’étonnement. L’aventure de la Marie-Jeanne se nourrit de ces approches plus ou moins étranges qui sollicitent de fréquents aller-retours entre la réalité d’un fait et son interprétation subjective. Tarnaud mène son projet tel un journal, en suivant la chronologie des faits.

« En présentant cette aventure sous la forme classique du journal, je lance au-dessus de l’abîme que l’on a délibérément creusé entre le "vécu" et l’imaginaire un pont de lianes luxuriantes en aval de ceux qui ont déjà permis à certains élus de passer. »

Pour faciliter les conditions du passage, il lui faut d’abord s’arrêter sur l’origine de sa quête. L’élément déclencheur est un article du quotidien Il Corriere della Somalia qui évoque le naufrage, le 27 mai 1953, sur la plage d’El Dalbile, au sud de Mogadiscio, d’une chaloupe à moteur nommée Mary-Jane. Tarnaud y voit un lien avec une autre chaloupe, la Marie-Jeanne, partie du port de Mahé, dans les Seychelles, le 28 janvier 1953 et qui, victime d’une panne de moteur, fut abandonnée par ses occupants en pleine mer. Ses recherches minutieuses lui prouvent qu’il s’agit là de deux embarcations différentes mais peu importe : le « hasard objectif » rôde et ce d’autant plus qu’il a écrit peu avant son départ pour la Somalie, trois textes en prose qu’il a regroupé sous le titre Le Thé de Marie-Jeanne, en hommage à la marijuana et à Thelonious Monk qui en était un grand consommateur. Le hasard, intervenant à nouveau à sa façon, a même voulu que Ghérasim Luca lui offre, quelques heures après la composition de ses textes, « comme ultime cadeau, trois cigarettes de thé indien. »

« L’échange de lettres hebdomadaires se poursuivit pendant plusieurs mois entre Ghérasim Luca et moi. Les rencontres les plus exaltantes, les interprétations les plus aventureuses se succédaient, qui toutes tournaient autour du mystère de la Marie-Jeanne, véritable mythe en puissance. »

L’un et l’autre, creusant leurs investigations et tentant de comprendre le monde secret qui se cache derrière l’apparent, trop brut, trop prévisible, vont découvrir d’autres faits, pour le moins troublants, qui ont à voir avec des bateaux fantômes et quelques naufrages inexpliqués. Un nouveau protagoniste va les rejoindre. Il s’agit de Stanislas Rodanski, dont quelques lettres (signées Stan Lancelo) sont ici reproduites.

L’aventure retracée méticuleusement par Claude Tarnaud (1922-1991), avec l’aide de ses proches, et tout particulièrement de Gibbsy, sa femme, est également intérieure. Le faisceau de coïncidences qu’il débusque au fil de son récit (qui va de 1953 à 1959) et qui met en lumière les aspects de sa vie quotidienne à Mogadiscio, ses correspondances, sa quête initiatique, ses lectures, ses troubles émotionnels et son besoin de tout noter (il travaille en permanence sur le motif) ouvre des puits marins au fond desquels scintillent non seulement quelques embarcations qui ne rentreront jamais au port mais aussi, et surtout, leurs occupants, occupés à poursuivre la route sous d’autres cieux.

L’Aventure de la Marie-Jeanne (publié à compte d’auteur en 1967 puis édité à 335 exemplaires par L’écart absolu en 2000) est un livre rare. Qui emporte et qui trouve place, par sa conception même, dans la proximité de Nadja de Breton et de La Victoire à l’ombre des ailes de Rodanski.

 Claude Tarnaud : L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, éditions Les Hauts-Fonds.


mercredi 29 janvier 2014

Que la ténèbre soit !

Les personnages qui apparaissent dans les treize nouvelles composant l’étonnant petit livre d’Alain Roussel sont des êtres épris de solitude. À force de vivre en retrait et d’écouter en boucle « la musique des sphères », ils ont réussi à toucher quelques unes des faces cachées de la pensée et à acquérir dons et psychisme intérieur capables de faire entrer l’improbable, l’imprévu, le dérèglement, le crime et la folie passagère là où règnent d’ordinaire routine et calme plat.

Une secrète alchimie née entre tel ou tel objet et l’imaginaire en irruption d’un Casimir Laroche ou d’un Pierre Lune ou d’un Barillet ou d’un Morphéas ou d’un Pénardin ou d’un Lafouine (tous convoqués par l’auteur en ses périples menés aux confins de la logique) suffit pour que la mort violente frappe vite avant de s’en aller cingler sous d’autres latitudes.

Il ne faut souvent pas plus qu’un invisible aléa (par exemple une étoile mal arrimée au ciel un soir de brume) pour qu’un galet retrouve soudain ses anciennes velléités d’assassin, pour qu’une ombre quitte subitement son locataire habituel afin d’aller commettre un meurtre à proximité ou pour qu’un collectionneur de casquettes subtilise celle d’un matelot qui « venait de massacrer deux paisibles promeneurs » pour se métamorphoser lui aussi en tueur.

« Ici les personnages sont des somnambules sous l’emprise d’un rêve implacable, à la fois tragique et dérisoire, dont ils ne peuvent espérer maîtriser les règles. Seul doit régner le destin ! »

Dans ces nouvelles aux chutes subtiles et implacables, l’auteur de La Vie privée des mots (La Différence, 2008) et de Chemin des équinoxes (Apogée, 2012) intercepte à chaque fois, entre fantastique et imaginaire, une séquence de l’existence ténébreuse d’un individu au parcours jusque là anodin. Il le fait au moment précis (et crucial) où celui qui touche le couteau tranchant de la lumière voit son destin s’assombrir puis vaciller et basculer dans l’inconnu et le néant.

Alain Roussel : « Que la ténèbre soit ! », éditions La Clef d’argent (9 rue du stade 39110 Aiglepierre).

mercredi 22 janvier 2014

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal

Jean Arbousset est mort, « tué à l’ennemi à Cuvilly (Oise) », le 9 juin 1918. Il venait d’avoir 23 ans. Sa chance, si l’on peut dire, est d’avoir réussi à publier l’année précédente un ensemble de poèmes qui restera hélas sans suite, puisque le second manuscrit qu’il avait achevé – et qui devait s’appeler L’Amour, monsieur – et le roman de guerre qu’il était en train d’écrire n’ont jamais été retrouvés. Il ne reste donc présent que par Le Livre de « Quinze Grammes », caporal. C’est à son côté frêle et fluet qu’il devait ce surnom dont il se servait  pour signer lettres et textes.

« Ce sont les Poilus de l’Argonne
qui viennent de me baptiser.
J’aime mon surnom, car il sonne. »

Pour Éric Dussert, qui a établi et préfacé cette édition, ce recueil est « une sorte de petit chef-d’œuvre autonome ». Jean Arbousset y glisse de la douceur et de la noirceur. La mort est omniprésente. Celles des hommes tout comme celles des chevaux. Elle rôde surtout de nuit, bouge sur les talus, s’installe sous un ciel étoilé. Il essaie parfois d’atténuer la gravité de ses poèmes en leur procurant un rythme mélodieux. Procédant ainsi, il parvient à donner encore plus de tonicité à son propos. Ainsi, pour ces blessés qui attendent le remplissage de la voiture pour partir vers l’hôpital :

« Mais ils ne sont, ces blessés,
pas assez
pour mériter assistance.

Car l’auto ne se complaît
qu’au complet
à partir pour l’ambulance.

Les sept blessés ont crevé,
su’l’pavé
comme des choux à la crème,

pour avoir trop attendu,
temps perdu,
pendant un mois, le huitième. »

Arbousset sait se faire cinglant. Ses comptines se terminent mal. Le rire devient grinçant. La chute s’affirme tranchante. Derrière un tempérament joyeux, se cachent un esprit sarcastique, une sensibilité aiguë et une force remarquable. Pas de langue de bois. Pas de rêves portés trop haut. Mais çà et là un réalisme implacable, tel ce poème, saisissant, dédié à sa mère :

« Lorsque la mort viendra, comme une bonne femme
tout simplement, tout bêtement, faucher un corps
chez vous,
aimez jusqu’au détail du funèbre décor,
et si vous êtes pauvre
vous aimerez encore
jusqu’à ce triste bruit des clous
dans le sapin. »

Arbousset a beaucoup circulé entre 1915 et 1918. « On peine d’ailleurs à croire qu’un seul destin puisse conduire à la fréquentation de tant de zones de combat », note Éric Dussert. Il a connu les batailles d’Argonne, de Champagne, de la Somme, de l’Aisne, de la Lorraine. Il est mort peu avant que ne se termine la grande boucherie. En laissant un seul livre et pas le moindre portrait. Paul Géraldy, à qui il avait remis son ultime manuscrit pour qu’il le fasse parvenir à un éventuel éditeur dit qu’il « avait dans les traits quelque chose de fin comme d’une femme, de malicieux comme d’un enfant. Il faisait penser à un page. »

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal est plus qu’un témoignage. Il marque le début d’une œuvre qui n’a pas pu se réaliser pleinement en y adjoignant les lettres que Quinze Grammes écrivait à sa marraine de guerre. Y figurent également des textes signés Paul Géraldy et Louis Dubreuil-Chambardel (qui côtoya Arbousset dans les tranchées) et une bibliographie complète.

 Jean Arbousset : Le Livre de « Quinze Grammes », caporal, édition établie et présentée par Éric Dussert, éditions Obsidiane.

samedi 11 janvier 2014

Brouillard

Jean-Claude Pirotte revisite régulièrement les territoires secrets que sa mémoire garde en réserve. Il le fait à la façon d’un arpenteur à l’esprit vif qui avance en quête de traces disséminées au fil du temps. Le passé a empilé ses multiples séquences dans une boîte intérieure qu’il entrouvre quand il en ressent l’envie. Ou quand le besoin s’en fait sentir. Et le besoin, irrépressible, vient cette fois du corps. Qui fatigue, qui flanche, qui, rattrapé par un cancer qu’il croyait endormi pour longtemps encore, ne peut émarger au présent qu’en renouant des liens ténus avec une époque pas vraiment révolue.

« La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. À mesure que l’on avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli. »

La sienne le ramène aux années qui vont de 1957 à 1963. Il est alors étudiant, peu assidu, déjà marié et père d’une fillette qu’il doit (son mariage battant de l’aile) élever pratiquement seul. Plus tard, ce sont les grands-parents qui prendront la relève. Il vit dans une maison isolée où il rêve, lit, écrit. Ne sort que pour retrouver quelques types en sursis (Raymond, Frans, Carlo, Manu) avec lesquels il a récemment mené quelques virées et braquages nocturnes.

« Je suis de retour dans la maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes. »

Le narrateur (appelons-le Pirotte) qui feuillette ses carnets d’époque, tandis que la maladie gagne et nécessite de fréquents séjours à l’hôpital, tente de se situer dans le brouillard du passé, dans le brouillon de ce début de vie où il s’est très vite retrouvé, presque par inadvertance, avec un tas de fils à la patte. S’affranchir d’un faux mariage, d’une paternité de hasard, d’un père honni, d’une famille bourgeoise et d’une bande de voyous locaux : voilà quelques uns des handicaps qu’il lui faudrait surmonter pour gagner enfin sa part de liberté.

« Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. »

Comme toujours, Pirotte ne se cherche pas d’excuses. Il assume. Il gratte le vernis et appuie là où ça fait mal. Au cœur du réel. En filtrant juste ce qu’il faut (surtout ne pas s’épancher) pour récolter ce que celui-ci contient de romanesque. Et de tension, de douleur, de disparitions, de mal-être. Mais aussi d’incitations au départ, à l’errance, au voyage. Dans le temps, dans l’espace et dans les livres. Autrement dit partout où son écriture précise peut travailler, à la manière de cette araignée qu’il évoque au tout début du roman, pour tisser une toile discrète et lumineuse à l’intérieur de laquelle il ne cesse de se déplacer.

 Jean-Claude Pirotte : Brouillard, Le Cherche midi.

samedi 4 janvier 2014

Cap au Nord

C’est un road movie hors du commun. L’homme qui parle roule à bonne vitesse. Il a beaucoup à dire. Sur la solitude, la mémoire et le silence des pères. Le sien vient tout juste de mourir. Il lui doit un ultime voyage, le seul qu’ils feront vraiment ensemble. Et ce sera un retour aux sources, un périple souvent évoqué mais toujours remis. Pour le réaliser, il préfère l’asphalte la nuit. Se laisser guider par les phares qui éclairent un peu plus que la courbe des virages. Traverser la montagne en enfilant montées et descentes de cols avec arrêts rapides dans la vallée. Le père mort penche un peu vers l’avant. Il est assis sur la banquette arrière, casquette sur la tête et mains bien posées sur les genoux.

« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne. Nous jette au sol. »

La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux, ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au patron.

« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de salaire qu’on voit jamais venir. »

L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours. En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en mémoire d’un autre mort.

Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre... Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.


 Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.

vendredi 27 décembre 2013

Alain Jégou, au fil des rencontres

 Je le revois cet été-là, debout au bord de l'Atlantique. Dans ma mémoire, derrière l'apparition rapide de cette image, semble se deviner le blues du capitaine. Il a des braises qui couvent dans les yeux. Il regarde au loin. Reste assez silencieux. Près de lui, Le Bayon s'active à peine. Il crie tout de même après les mouettes, histoire d'essayer d'enrayer le concert en cours au-dessus de nous. Je les suis à distance. Les ai laissés prendre un peu de champ. Je suis avec eux à Belle-Ile pour une semaine. On a passé une bonne partie de la nuit précédente dans la boulangerie à Momo qui bossait au fournil avec ses frères et, vers quatre heures du matin, boulot terminé, on a débouché une bouteille de muscadet en dégustant des croissants chauds sur un bout de table en ferraille.

Je ne réussis pas à expliquer pourquoi, mais quand j'essaie de revivre au ralenti certaines de mes rencontres avec Alain Jégou, c'est souvent celle-ci qui revient. Peut-être parce que depuis Momo est mort (happé par une vague alors qu'il pêchait aux abords de l'île) et que je n'ai jamais réussi à remettre mes pas dans ceux du virevoltant boulanger de Bangor. Je ne sais pas pourquoi la scène déboule ainsi, hirsute, à l'improviste, entortillée là-haut à la manière de ces volutes de fumée qui traînent en spirales, de la table au plafond, dans un bar de préférence, puisque c'est là que nous avons pris l'habitude de nous réfugier pour sécher nos (déjà presque) vieilles peaux.

Autre lieu, autre rencontre. Ce jour-là, le bistrot était planté dans les dunes. Je crois qu'il s'appelait Les Mouettes. On avait simplement pu repérer, en arrivant à la tombée de la nuit, le beau toit couleur verveine qui chapeautait la bâtisse. C'était quelque part du côté de Lomener. Alain et Georges connaissaient. Avant d'entrer, on s'est soulagé des deux ou trois bières qu'on avait sifflées en compagnie du peintre Le Brusq dans un café près de la gare de Lorient. On avait fait attention à nos chaussures et à nos pantalons. Ici, l'air est turbulent et il est nécessaire de savoir bien orienter son jet. Le vent soufflait en tempête. On entendait la mer qui hurlait derrière. Les oyats n'en pouvaient plus de battre le sable. On a ensuite découvert, un rien échevelés, l'agréable chaleur du bar. Deux vieux picolaient au comptoir. On s'est installé à l'écart, près de la grande baie vitrée. Avec vue sur l'océan. Qui ronflait toujours mais dont on n'apercevait plus que des crêtes d'écume disséminées dans le noir... Sitôt la commande passée, on s'est embarqué avec, en vrac, sur nos chaloupes de solitaires qui venaient de se retrouver, poésie, peinture, revues, livres, souvenirs, projets. On a glissé de la fin des années soixante-dix à aujourd'hui (en 1998), comme ça, mine de rien, grâce à un nom, un lieu, une anecdote. Cela nous a mené très loin, très tard.

Parfois, il y a des mots, mais jamais, bien sûr, de coups échangés avec les voisins de table, quand on s'emporte trop vite, pris dans le tourbillon de nos barcasses qui ont du mal à faire face aux caprices du vin qui se met à sauter comme un cabri dans nos veines. Ainsi, cet autre jour, autre bar (ou plutôt resto) à Saint-Brieuc cette fois. Je ne sais plus exactement lequel d'entre nous avait mis le feu aux poudres. En tout cas, nos éclats de voix avaient fini par enflammer quelques broussailles sèches dans les cerveaux pourtant patients des autres clients. Eux, ils étaient là pour manger et discuter calmement alors que nous on commençait, le hors-d’œuvre à peine entamé, à faire cliqueter nos verres de plus en plus fort en donnant libre cours à notre roulis intérieur. C'était, je ne peux pas ne pas m'en souvenir, notre première rencontre. Le peintre Georges Le Bayon était présent, en ce samedi soir de l'an 1981, dans le havre situé dans la vieille ville, rue des Trois Frères Le Goff, entre la place de la Grille et la descente en pente raide vers le port du Légué... Il faut dire que l'on avait préparé l'entrevue de longue date. On s'écrivait depuis deux ou trois ans, depuis le jour où je lui avais commandé son recueil La suie-robe des sentiers suicidaires, livre préfacé par Marc Villard, avec crâne intact, revenu des tréfonds de l'océan, incrusté sur la couverture noire. Auparavant, j'avais lu certains de ses poèmes dans quelques revues, j'avais repéré son nom dans une anthologie de Bernard Delvaille (éditions Seghers) et dans un volume de "Poésie 1". Ce type-là, on voyait bien qu'il n'écrivait pas qu'avec sa tête. Il fouillait également en lui, il se tiraillait les tripes et n'hésitait pas à les balancer sur la page. Il cherchait à être en accord avec lui-même. Ne biaisait pas. Ne jouait pas. Se foutait de la gloriole. On le plaçait d'emblée dans la lignée des discrets, des enragés, des mélancoliques, des solitaires et des rêveurs éveillés. Autrement dit du bon côté de la barrière. De plus, il habitait à moins de deux cents kilomètres de Liscorno. La distance n'était pas un obstacle. Par contre, nos emplois du temps respectif, le sien surtout (en mer six jours sur sept sur son chalutier Ikaria) ne nous permettaient pas de nous voir aussi souvent que souhaité. Mais au final peu importe... Bientôt vingt ans vont passer depuis nos premières lettres, et si je regarde un peu en arrière, j'y vois de superbes balises, des points d'ancrage lumineux, des rencontres furtives ou prolongées, un peu partout en Bretagne, chez lui à Fort-Bloqué ou ailleurs, à Paimpol, Quimper, Rennes, Lorient, Douarnenez ou Saint-Brieuc donc, pour la première, l'inaugurale, qui s'était finalement à peu près bien terminée, aux alentours de minuit, à genoux place de la Gare, nous escrimant tous les trois à changer une roue de voiture sous l’œil écœuré et fatigué des flics.

Curieusement, je n'éprouve pas le besoin de parler de ses textes. Ceux-ci sont extrêmement directs, rugueux et violents. N'excluent tendresse ni humour. Ils viennent du corps. Leur effet est immédiat. Ils bousculent, barattent le mental, se cognent aux vagues, balancent des uppercuts bien ciblés là où il faut justement frapper. Ce qu'il faut ajouter, mais cela va de soi, c'est que derrière ces pages, derrière ces morceaux d'écume et ces carnets de route au large, il y a un mec qui va de l'avant en se colletant les intempéries de l'âme et du monde. Ce bonhomme-là, j'aime le rencontrer et le lire : c'est à chaque fois une bonne et revigorante claque dans la gueule de mes petites certitudes de terrien capable (ou presque) de se donner l'illusion d'un départ en pêche avec le capitaine rien qu'en fabriquant un bateau en papier destiné à l'eau du ruisseau d'en face.

Ce texte, légèrement remanié, a été publié dans le n° 52 de la revue Travers consacré à Alain Jégou en 1998.

 

vendredi 20 décembre 2013

Chaissac - Mougin : une correspondance

Chaque numéro de la revue Travers (créée en 1979 par Philippe Marchal) est construit et pensé avec précision, en fonction du thème ou des textes, dessins et reproductions publiés. L’objet est toujours en adéquation parfaite avec le contenu. Témoin ce n° 58, consacré à la correspondance entre Gaston Chaissac et Jules Mougin. Celle-ci court de 1948 à 1962 et chaque lettre est ici reproduite en fac-similé et en typo, sur feuilles blanches grand format assemblées sous un long bandeau de papier kraft où sont mentionnés expéditeur, destinataire et date. L’ensemble est réuni dans un coffret dont les quatre battants permettent de découvrir, sous enveloppes ornées d’un timbre signé Jean Vodaine, des courriers de Michel Ragon, de Jean L’Anselme, de Jean Mougin (fils de Jules) et de Camille Chaissac (femme de Gaston).

Dès le début de leur correspondance, s’affirment deux tempéraments curieux et en état d’alerte, deux créateurs qui écrivent, dessinent et peignent en se tenant résolument à l’écart. Ce sont des solitaires, très attentifs aux autres, tout particulièrement à ceux qui viennent, comme eux, du monde ouvrier où le bluff et la notoriété ont rarement cours. Ils parlent du ciel, du vent, des soucis ou joies de la vie ordinaire et de leurs travaux ou projets. L’un est un épistolier hors pair et l’autre distribue des centaines de plis tous les jours. Ce fil les relie. Le facteur Mougin (1912-2010) est discret et avenant tandis que le cordonnier Chaissac (1910-1964), plus volubile, aime donner des nouvelles de ceux du village en se souciant peu de l’orthographe.

« roger Sionneau est justement soldat à laval qui est aussi la patrie de notre confrère Madeleine brunet dont la poësie se situe parfois dans les sables d’olonnes et le pétrin du boulanger voisin tourne à en perdre haleine dans le candide matin ensoleillé sans que les pierre s’en mettent à parler. Mais le roquet de la commère qui ne pivoine pas vient d’aboyer. Tres amicalement
G Chaissac, valetudinaire, orfèvre en vieux cuir et gandineur de l’école des Laids arts. »

Mougin attend chaque lettre avec impatience. Son fils Jean explique le lent rituel mis en place pour l’ouverture de l’enveloppe, la lecture du courrier et le plaisir à le partager avec sa femme avant de le ranger soigneusement.

« J’aime ses délires. J’aime sa vision du monde. J’aime sa solitude. J’aime ses dessins. J’aime Chaissac, c’est tout. »

Ils se retrouvent au sommaire de la revue Peuple et poésie (1947-1951) , initiée par Michel Ragon et Jean L’Anselme. Ils cohabitent également au sein de la revue Dire de leur ami Jean Vodaine. Ils portent une parole simple et efficace, celle qui adopte « les mots qui font pas leur fier-à-bras, une parole appelée à dire avec plus de justesse, mettant au cœur de l’homme, cette fantaisie qui l’ensoleille », rappelle le poète et facteur Claude Billon, qui a aidé Philippe Marchal à collecter les documents rares (dont de nombreux dessins) réunis dans cette superbe livraison.

« L’un gribouillait des milliers de lettres. L’autre les portait à domicile. Il sont tous les deux, à la fois des Anomalies dans la littérature et l’art contemporains, et de merveilleux créateurs », note Michel Ragon.

Chaissac - Mougin : une correspondance, Travers, 10 rue des Jardins 70220 Fougerolles.



mercredi 11 décembre 2013

Un paralogue futural

L’avant-livre, étonnant, est traversé par de brefs rebondissements comme seul le hasard sait en produire. L’épopée débute au printemps 2006 quand Matthieu Messagier crée de toutes pièces une feuille de match mettant aux prises les équipes du Sporting Club de Trêlles et le Football Club des Ailleurs. Il ne se doute pas alors que la Fédération Internationale du Football Sans Jeu et Sans Sueur est en train de naître et qu’un autre adepte du beau jeu, Malek Abbou, en déplacement à Lisbonne, va bientôt lui renvoyer la balle et l’inciter à donner, comme il le souhaitait, plus de corps, d’espace et d’envergure à son projet initial.

« Ce qui m’intéresse au fond dans la composition que j’ai faite de ces deux équipes, c’est leur avenir repris par d’autres comme toi, avec remplaçants, transferts, scandales hydrauliques, travestis, chants drôlatiques, entraîneurs véreux ou alcooliques endormis sur le banc mais sapés comme des dandies, et ainsi de suite... »

Et la suite, tout naturellement, s’enclenche. Elle connaît son apogée avec la tenue du match au sommet entre les deux clubs phares de ce nouveau championnat dans lequel évoluent également des équipes telles l’Olympique J’étais Cigare, l’Express Inutile en Retard ou l’A.S. Délinquance Abstraite. La conférence de presse d’avant-match a lieu à l’Hôtel Multicontinental des Ailleurs et la confrontation a pour décor le Stadium de la Flaque Solaire où 82 000 spectateurs en liesse ont pris place. Le gagnant sera qualifié d’office pour la Ruby Baby Cup des Clubs Champions. L’enjeu n’est donc pas mince et Buster Keaton, qui siffle le coup d’envoi de la rencontre, en est conscient. Tout comme Jacques Vaché, le portier du Sporting Club de Trêlles, ou Gène Vincent, le goal de l’équipe adverse. L’ambiance est électrique. La spontanéité des uns et des autres offrent des phases de grande intensité. La Flaque Solaire est secouée par de longues bronquas.

« Corner. Calamity trouve la tête de Lucrèce monté aux avant-postes, mais Vaché sort le ballon d’une claquette. Corso accroché dans la surface par Vigo. Monsieur Keaton ne bronche toujours pas. Sur la ligne des seize mètres calmement Vaché tire sur sa pipe d’opium. Très belle ouverture de Scott Walker en direction de Manzoni mais Piranèse rivalise de vitesse et couvre le ballon pour laisser en six mètres. »

On le voit : il y a du beau monde sur la pelouse. Le jeu est vif et aérien. Les mouvements de corps et les feintes de tir s’enchaînent de façon imparable. Malek Abbou et Matthieu Messagier multiplient talonnades métaphoriques, roulettes verbales, ailes de pigeon humectées de rosée, pichenettes magnétiques et une-deux rapides et percutants. Non contents de mettre en scène des joueurs (et joueuses) de tempérament, plus connus sur d’autres terrains que sur celui du football, ils les dotent d’un sens du dribble et de la répartie qui suscitent surprise et ferveurs.

« J’écris de la poésie moderne
non musicale
qui mange le foin de l’ogre
rien ne la dompte
elle s’est coupée des fertilités
des fébrilités
superficiellement compréhensives
Mais tout cela
elle ne l’a pas fait
intentionnellement
mais par évitements naturels
des cellules
gagnées par l’expérience »

Le livre, outre l’élan que lui donnent les virtuoses qui l’ont conçu, permet à qui le souhaite de prendre connaissance de toutes les équipes en lice dans cette compétition singulière. Sigles et logos, dessinés du bout des doigts par Matthieu Messagier, y figurent aussi. À noter également les entrées en jeu des virevoltants Michel Bulteau et Jacques Ferry. Passages brefs et percutants. D’individualités qui jouent collectif. Déjouant ainsi, le temps d’un match, dans un ensemble construit avec plaisir et malice, un principe très répandu qui dit que souvent (mais pas toujours) « la poésie consiste à être seul ».

 Malek Abbou & Matthieu Messagier : Un paralogue futural, éditions Impeccables.

lundi 2 décembre 2013

Maintenant ou jamais

Pas de mer d’huile, de calme plat, de pot-au-noir dans la poésie d’Henri Droguet. Mais des bourrasques, des vacarmes d’air et de vagues, des avis de grand frais et des dépressions nées dans les creux de la mer d’Irlande ou du golfe de Gascogne. Et le vent brusque qui va avec, qui balaie tout sur son passage, qui hurle aux fenêtres, qui s’immisce sous les ardoises, qui profite de la nuit pour se faire les crocs, qui souffle en rafales, qui alimente l’incessant tumulte du dehors et qui demande au poète de dénicher en lui les mots justes, rêches, bien aiguisés, râpeux, raclés, rincés s’il veut rendre compte du tonitruant charivari sans oublier les torgnoles salées, les ciels déchirés et les balises hurlantes.

« ça danse foudre aux yeux
pinceau du jour souple et véloce à la gambade
ça fauche aussi à tout petits crocs
ça herse ça dé visage ou figure ça rit
ça bousille les gisements feuilletages
la papeterie fourragère des nuits
(houille blanche & noire) estampé fourbi
papiers chinois chinés déramés
fouillis à tranchées boyaux labyrinthes »

Ça cogne à mains nues. Des uppercuts chargés d’iode et d’écume, portés sur le ring des mots par quelqu’un qui sait détecter leurs secrets sonores et se servir de leur potentialité physique et musicale en les associant au mieux. Ils peuvent alors craquer, gémir, gicler, vibrer hors de leur corps et atteindre des zones sensibles qui produisent fragrance, chant et choc. Il y a de l’esquive dans l’air, des sautillements près des cordes mais pas de mise au tapis ou de jet d’éponge.

« une pluie perdue dans l’amont
disloque un batardeau pointille
un chemin traversier rempaille
dépareille et retouche les houles
et les saumures au ciel quasi tartare
la broue songeuse
imbibe les spongieuses sphaignes »

L’allitération, maniée avec entrain, ouvre la voie à de discrètes et très efficaces alchimies, toutes liées au plaisir de pétrir la langue en s’en emparant totalement. Cela aide à dire la force inouïe des éléments. C’est dans ces nœuds serrés qu’ils inventent, dans leurs parages toniques et tonitruants que naissent les poèmes d’Henri Droguet. Chez lui, la mer est tout aussi présente que les nuages et le vent. Il ajuste son vocabulaire en fonction de la météo quotidienne et de la perception intérieure qu’il en a, il emprunte au lexique marin, croche les mots, trouve le bon adjectif et le verbe adéquat et donne à tout cela une intensité et un flux formidables. Quel souffle ! Il marche vite, se rapproche du Gulf Stream, laisse Saint Malo (où il vit) derrière lui, fonce, caresse les morsures, date tous ses textes et les déroule, selon l’humeur et l’ironie du jour.

« Je n’écris pas de poésie figurative, je défigure et c’est du tohu-bohu élémentaire et verbal que je mets en espace, en musique, en crise, en désordre, que je bricole avec ma caisse à outils. Il y a un piéton anonyme, une figure nomade et bancroche en marche dans les nuits dévorées dévorantes, sous les mansardes des cieux en bataille ; la mer bossue s’affuble et se démène ; une étoile fume ; les pluies picotent un lièvre, des schistes, un deltaplane ; la forêt sent le bétail bleu et le poumon froid. »

 Henri Droguet : Maintenant ou jamais, éditions Belin.


lundi 18 novembre 2013

Terre sienne

Si Terre sienne a été écrit en « regardant intensément », comme le note en fin de volume Yves di Manno, des peintures destinées à trouver place dans un livre peint de Mathias Pérez, il n’en demeure pas moins poème autonome, apte (après avoir pris corps) à tenir et à avancer de page en page en délimitant son propre espace. Il bouge en même temps que le regard. Il semble se placer alternativement dedans et dehors, glissant « du noir au vert », tour à tour à l’abri (précaire) d’une vitre cassée et au contact d’éléments soumis à de grandes turbulences.


« (ce qu’on voit à travers
n’est pas le pré

déterminé ni le ciel

à l’envers, l’étendue
d’ombre bleue surplombant

les corps couchés
dans la nuit verte) »

Ce qui a lieu dans les tableaux comme dans le poème apparaît sombre et douloureux. S’y dessinent un décor, un paysage, des lumières basses, des corps pris dans la glaise... D’autres détails encore, plus secs, plus rudes, disent qu’il y a là entailles et coutures, désolation et désir de réparation.

« comme un besoin de la
meute ignorée

froissant le rideau
des fourrés, abandonnant

à l’humus, à la glaise

les corps aux torses
lacérés »

Yves di Manno ne s’imprègne pas seulement de l’œuvre du peintre. Il y ajoute une implication physique et sensitive qui lui permet de toucher de près la rugosité d’un trait de pinceau, la brusquerie d’un geste bref, l’épaisseur de la matière, la place infime des êtres perdus entre ciel et sol ou la légèreté apaisante du vent dans les herbes folles. Conçu en deux volets (terre et sienne), « ce-livre-ce poème », s’empare de la page pour que s’y impriment les différentes nuances d’un paysage habité, vu, senti, ressenti par celui qui, inévitablement relié aux champs, au pré, à la terre, ne s’y absente que pour mieux y revenir.

« langue de terre
(sienne)

s’avançant dans la nuit
dont j’émerge

chaque jour ayant dû

ignorer le corps
qui la signe...

 Yves di Manno : Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage (Coat Malguen – 29410 Plounéour-Ménez).

lundi 11 novembre 2013

Travails

Il ausculte sa mémoire. Revient sur ses vingt, trente ans. À cet âge où il changeait fréquemment de travail. Il fouille, tire sur un ruban puis sur un autre. N’a pas à sonder bien profond. Tout est resté à fleur de peau. Les scènes rappliquent par saccades. Les gestes, les outils, leur maniement, les habitudes et les réflexes huilent la mécanique du corps. Sa fatigue, il l’atténue grâce à une saine désinvolture qu’il partage avec ses camarades d’infortune. À l’atelier ou sur une dalle de béton, sur un échafaudage ou derrière un bar, ou encore sur une mobylette postale aux sacoches bourrées jusqu’à la gueule en faisant gaffe au chien du n°17 qui bave et exhibe ses canines quand il passe pétaradant.

Les poèmes d’Hervé Bougel possèdent cette verticalité qui les fait tenir (debout) sur le côté gauche de la page. Fragiles, ils y trouvent leur équilibre et leur cadence. Ils sont construits en vers brefs, incisifs, rythmés et percutants. Ce que la mémoire retrouve y est inscrit, le mot juste tombe impeccablement à la bonne place, sans esbroufe et sans besoin de séduire. Le monde ouvrier se dit avec simplicité et efficacité. Le texte est direct et narratif. Çà et là, des portraits saisis sur le vif défilent, tous remis en selle et en scène par celui qui restitue des fragments de leur parcours de façon quasi manuelle.

« Dans la rue des jardins
Chez cette autre femme
J’entrais
Les murs étaient
Jaunards
Baveux
De crasse noire
Je ne vois plus
Mes yeux sont morts
Me disait-elle
Qui sait
Mon fils viendra
Ce soir
Apporter le dîner »

L’autobiographie est constamment traversée – et enrichie – par les gestes, les paroles, les souvenirs et les différentes perceptions de la réalité. Employés et patrons s’y côtoient. Petits chefs et lèche-bottes également. Qui ne peuvent rien contre l’inaltérable soif de liberté de celui qui bosse un temps avec eux puis s’en va découvrir ailleurs (toujours du côté de Grenoble et de ses environs) d’autres décors, personnages, outils, machines et règlements.

« Quand vint le patron
Silvère de son prénom
À la fin de l’après-midi
La nuit tombait
Comme du verre cassé
Il me darda
De son œil rond
De bête marine
À écailles froides
Et Hocine
Dit Daniel
Lui parla
Et lui dit
Je le connais
Ce type-là
Et je l’ai embauché
Ainsi longtemps
Je lavai verres
Assiettes et couverts
À la maison dorée. »

Travails poursuit avec minutie et réalisme ce qu’Hervé Bougel avait déjà entrepris avec Les Pommarins, livre (Les Carnets du dessert de lune, 2008) dans lequel il revenait, par séquences, en de courtes proses narratives et souvent cinglantes, sur ses années d’usine.

Hervé Bougel : Travails suivi de Arrache-les-Carreaux, Éditions Les Carnets du dessert de lune.
On peut retrouver Hervé Bougel ici et .


samedi 2 novembre 2013

Aléa second

Filtrer le peu, l’infime d’un présent au monde (et aux autres) en puisant dans sa mémoire ce qui reste à vif, ce que l’oubli n’a pas réussi à effacer, semble être au centre de ce que tente de transmettre, en équilibre sur un fil très tendu, Jean-Claude Leroy.

« corps accroché à l’image
brouillard des cellules
glace crevée par le désir

sur des murs de tessons et d’azur coagulé
tu rampes souvent, et saignes »

Trouver assez de force pour tenir et avancer ne peut se faire sans multiplier les retours sur soi, sans interroger son corps, sans y associer plaintes, plaisirs et blessures, sans s’en aller, de temps à autre, « pleurer aux arbres », sans extraire de ce chantier à ciel ouvert les mots qui devront ensuite se toucher et se frotter pour produire un déclic, un poème, une présence. C’est ce genre de fusible qu’il répare et branche dans l’obscurité d’un livre qui donne de la lumière par éclats brefs et successifs, en touchant des fils dénudés et des prises dissimulées, sur terre ou dans le désert, voire même dans « l’ancien garage des solitudes ». Çà et là, des souvenirs affleurent. L’enfance n’est jamais loin. Le corps non plus, qui quémande, cherche à revivre ces secousses intenses et fulgurantes qui le font vibrer.

« être ce rien qui leste le temps
corps noyé sec sur l’étal de l’ennui

prêt à jouir d’une lame, devenir fragment »

Jean-Claude Leroy associe ces fragments d’une façon particulière. Il n’y a pas chez lui besoin de suite et de continuité mais des décrochages réguliers, des télescopages naturels (et très subtils) d’un vers l’autre avec, à chaque fois, limitant les césures, un point de suture (ou de jonction) qui permet à l’image, à l’intuition, à l’imprévu, à l’être et à son ressenti de se caler dans un même poème.


Jean-Claude Leroy : Aléa second suivi de Nuit élastique, éditions Rougerie.

J.C. Leroy anime le site Tiens, etc

vendredi 25 octobre 2013

Irène, Nestor et la vérité

Irène partie, emmenée, on imagine (rien n’est prouvé, tout est suggéré) par une ambulance à destination d’une clinique où l’on tente de réparer les vies qui dévissent, Nestor s’interroge. Il sort un vieux cahier du placard et cherche, assis à la table de la cuisine, le dictionnaire grand ouvert à la lettre v, et plus précisément à la page où figure le mot vérité, ce qui a pu clocher dans cette histoire d’amour où deux solitudes, un jour, se sont rencontrées et reconnues. À son avis, les torts sont imputables à Irène. Qui lui a menti. Par omission ou par pudeur, peu importe, elle n’a pas joué franc jeu avec cette vérité qui lui tient tant à cœur et dont il vérifie à nouveau le sens.

« Ça m’a toujours semblé important d’avoir la certitude des mots, parce qu’il n’y a de vérité que dans la définition et qu’elle est décidée par ceux qui ont réfléchi. »

Armé de sa quasi bible, Nestor, cinquante ans, désœuvré, claudiquant, seul, à peu près sûr de lui, s’adonnant au vin rouge, sujet à une paranoïa bien trempée, de plus un rien obsessionnel, ressasse et soliloque. Trop terre-à-terre pour pouvoir pénétrer dans le monde secret de celle qui n’est plus à ses côtés, il navigue entre amertume et regret, remontant le cours de leur histoire en s’attardant la plupart du temps sur ses propres déceptions et en s’étonnant de ne pas vraiment connaître la femme qui partageait sa vie depuis plus de dix ans.

« Ce que je sais d’elle tient en quelques mots. Une ville, une école, une université car elle y avait été. Un carnet sur lequel elle gribouillait. Un paquet de cigarettes. Une robe sans âge. Des bottines à lacets. Une fixation sur la mer. Rien d’autre ou par recoupements. »

Irène, de son côté, se souvient elle aussi. Sa voix est plus intense. Son vécu plus intérieur, plus sensible aux odeurs, aux sensations, plus en phase avec la nature, la forêt, la pierre, le soleil, les mouettes. Il y a en elle un imaginaire et un élan qui butent inexorablement sur la réalité. Une envie de partage qui ne collait plus avec cette vie de recluse à la campagne qu’elle a mené aux côtés d’un homme dont elle s’est peu à peu détachée.

« Je n’ai pas grande pensée sur les choses mais il me semble me souvenir d’une gaieté jadis vécue et de ricochets qui ont bondi longtemps. »

Au-delà des portraits incarnés et ciselés de deux êtres en marge, qui  se dévoilent alors qu’ils sont au bord du gouffre, (s'y ajoute un regard extérieur mais proche, celui du voisin apiculteur) la vraie réussite de ce premier roman de Catherine Ysmal tient dans la densité de son écriture et dans la faculté qu’elle a de passer d’un personnage l’autre en s’attachant à saisir, par petites touches, le caractère bien déterminé de chacun d’entre eux. Elle révèle ce qui ne peut qu’entraver leur harmonie, tous ces manques, ces retenues, ces réflexes qui les empêchent de s’abandonner totalement. Tous deux, tous trois même, s’expriment à tour de rôle et à plusieurs reprises, distillant au fil du texte des détails qui permettent de comprendre leur psychologie, leurs failles, leur passé et leur difficulté à se mouvoir dans une société où ils ne trouvent plus leur place.


 Catherine Ysmal : Irène, Nestor et la vérité, Quidam éditeur.