dimanche 13 octobre 2019

John Giorno

 John Giorno est mort hier 12 octobre. Il aurait eu 83 ans en décembre. En 2005, il avait participé au festival "Les bruits du monde" organisé par la Maison de la poésie de Rennes. Ce fut une rencontre inoubliable.

"Livide, je lis vite. Présente brièvement John Giorno. Poète. Acteur (dormeur) chez Warhol. 69 ans. Fan des rues, des hôtels. Vient directement de New York. Une minute plus tard, il est sur scène. Debout, en jeans et tee-shirt, souffle soutenu, corps chargé de grande énergie, chaloupant sur les planches étroites d’une péniche amarrée près du canal Saint Martin, il dit, scande, malaxe, martèle des textes qui oscillent entre chroniques et bribes récentes.
Il débute par un extrait de La Sagesse des sorcières, son dernier livre. Texte central et précis, titré La mort de William Burroughs.

« William mourut le 2 août 1997, un samedi à 6h30 dans l’après-midi, de complications dues à une attaque cardiaque massive qu’il avait subie la veille. Il avait quatre-vingt-trois ans.
J’étais avec William Burroughs quand il mourut et ce fut l’un des meilleurs moments que j’ai passés avec lui. »


Par son rythme, le tempo qu’il impose à ses textes, Giorno ressemble à un jazzman officiant sans autre instrument que sa voix. Le voir, l’écouter interpréter ses poèmes en public prend des allures de rencontre physique. Celle-ci dure une bonne heure. Il termine en sueur et vanné mais tout heureux (grand sourire aux lèvres) d’avoir pu inviter Burroughs à l’accompagner pour une virée post-mortem à la Villa Beauséjour. "

(Canal Saint Martin / octobre 2005) Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.



mercredi 9 octobre 2019

Pierre Autin-Grenier en poche

C'est une bonne nouvelle. Deux livres de Pierre Autin-Grenier sortent cet automne en poche. D'abord Friterie-Bar Brunetti qui paraît dans la collection La petite vermillon (La Table ronde) et ensuite, dans la même collection, la trilogie qu'il intitulait Une Histoire et qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L'éternité est inutile. Les trois titres (contenant chacun de nombreux récits) sont pour l'occasion réunis en un même et copieux ouvrage. L'occasion rêvée de retrouver l'auteur des Radis bleus (réédités aux Carnets des desserts de lune l'an dernier) qui nous a fait faux bond le samedi 12 avril 2014.

« Mais la vie est ainsi qu'en tout on ne décide de rien, bonheur ou infortune vous tombent sur le paletot comme d'eux-mêmes, l'usure et l'âge font le reste. »

Pierre Autin-Grenier : Friterie-Bar Brunetti (La petite vermillon n° 469), Je ne suis pas un héros (La petite vermillon n° 470).

mardi 1 octobre 2019

Un palais pour deux langues

Les deux langues évoquées en titre par Mohammed El Amraoui sont le marocain et le français. Né à Fès (en 1964) il a dû, dès sa prime enfance, se familiariser avec les langues que l’on parlait dans son entourage, y compris au sein de sa propre famille où son père, instituteur puis imam d’une petite mosquée et grand lecteur du Coran, connaissait l’arabe classique à la perfection ainsi que l’arabe marocain et le tamazigh (la langue berbère) alors que sa mère, qui n’avait pas été à l’école, n’utilisait que le marocain. À ces deux langues, va rapidement s’en ajouter une autre, le français, qu’il découvre dès ses neuf ans.
« Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants. »
C’est son expérience linguistique particulière qu’il livre dans ce récit. Il le fait sous forme autobiographique, en suivant chronologiquement les différentes étapes qui jalonnent son itinéraire. Cela va de l’apprentissage de la langue maternelle à la découverte de l’arabe classique qui lui permet d’assouvir sa soif de lecture et de lire quelques grands poètes arabes.

" Le poète marocain Abdellatif Laâbi était condamné à dix ans de prison, depuis 1972. Son nom faisait peur. Le poète irakien Muzaffar Al Nawab, après des années de torture, fut condamné à la prison à vie, mais put s’en échapper en creusant un tunnel, et put écrire et enregistrer des cassettes où on l’entendait attaquer avec une verve intarrissable tous les gouvernements arabes. (…) Mais de toutes ces voix, celle de Mamoud Darwich était celle qui m’ébranlait le plus. Sa résonance est encore intacte."

Quittant le Maroc avec une (maigre) bourse d’études supérieures en poche, Mohammed El Amraoui, qui écrit depuis l’adolescence, arrive en France en 1988. Il va, dès lors, devoir manier la langue du pays qui l’accueille et en découvrir les subtilités et les potentialités. Ce sera un long cheminement. Passer d’une langue à l’autre, garder son accent d’origine, ne pas parvenir à prononcer telle consonne (le « p », par exemple, qui n’existe pas en arabe) ou voyelles associées parce que le palais n’a pas été formé pour, changer d’alphabet, de graphie, écrire de gauche à droite et non plus de droite à gauche, restent des obstacles difficiles à surmonter.

Les choses sont complexes. D’autant que cette langue, dont il déforme certains mots en les prononçant, il lui faudra, quelques années plus tard, la transmettre à ses enfants. Qui, ayant un palais mieux adapté que le sien, le reprendront quand une mauvaise diction viendra transformer le sens de sa phrase. Son apprentissage est constant. L’oral lui donne plus de fil à retordre que l’écrit mais peu à peu les deux langues s’interpénètrent, ouvrant de nouvelles fenêtres.

" La langue étrangère commence à façonner le quotidien et le rêve, c’est à dire à prendre place dans l’inconscient : dans le rêve, ma mère qui ne comprend pas le français parle avec ma femme qui ne parle pas l’arabe.
Comme si une langue traversait l’autre à son insu."

Ce qu’il note et développe par fragments successifs, en rendant compte de son expérience (qui se poursuit puisque le poète qu’il est traduit également les autres) aide à mieux comprendre ce qu’il en est du délicat parcours de ceux qui vivent en équilibre / déséquilibre entre deux langues.

Mohammed El Amraoui : Un palais pour deux langues, éditions La Passe du vent.

samedi 21 septembre 2019

Chartres et environs

Nul besoin de connaître Chartres et ses environs pour se repérer dans les textes (poèmes et proses) de Jean-Paul Bota. Sa façon de se promener en posant son regard là où il sait trouver de quoi nourrir sa curiosité permet à qui souhaite le suivre de se familiariser aisément avec les lieux. Il les as longuement fréquentés, s’en est imprégné, a découvert leur histoire, les a vus se transformer et les redécouvre à chaque visite sous un angle différent. Ceux qui (célèbres ou anonymes) sont passés là avant lui et qui y ont laissé leur empreinte restent ses meilleurs guides. Raymond Isidore, qui fit de la mosaïque avec des débris de porcelaine et de la vaisselle cassée, que l’on moquait, que l’on surnommait « pique assiette », qui fit œuvre chez lui, décorant avec ses bouts de verre l’intérieur et l’extérieur de sa maison (la maison Picassiette, désormais classée Monument Historique) est évidemment l’un d’entre eux.

« À converser Dubuffet l’art brut, le quartier du cimetière de Saint-Chéron, la maison de Picassiette où lui Raymond Isidore dit et 1930, proche l’actuelle rue du Repos où il débute de construire sa maison, à dire durant près d’un quart de siècle celle-là même qu’il recouvre, parois intérieures et extérieures et pareillement les dallages de la cour, de bris de vaisselle multicolores issus de décharges publiques ou des salles de ventes, »

Les peintres sont, comme toujours chez J.P. Bota, très présents. Beaucoup se sont attaqués à la célèbre Cathédrale (« Surgie en mémoire Cathédrale d’Utrillo. Pierre illuminée des reflets du soleil au déclin du jour ») pendant que d’autres se frottaient à la plaine, à l’immensité de la Beauce. Vlaminck, le « colosse d’Eure-et-Loir » fut l’un d’entre eux. Chaïm Soutine également, qui séjourna régulièrement à Lèves, chez Madeleine et Marcellin Castaing. Il y réalisa de nombreux tableaux dont La Cathédrale, Les Escaliers, La Route des Grands-Prés.

« L’hiver, il faisait très froid. On faisait des feux magnifiques dans la cheminée de ma chambre. Moi je me couchais, Marcellin et Soutine se mettaient de chaque côté de la cheminée et on restait à parler peinture jusqu’à deux heures du matin » (Madeleine Castaing).

Jean-Paul Bota fouille dans les interstices. Il va de rues en ruelles, de portes en cours, de places en venelles en quête d’un chapiteau Renaissance, d’une rosace particulière, d’une sculpture étonnante ou d’une maison romane à découvrir. Il chemine le stylo à la main, se remet volontiers en tête tel ou tel musicien qui l’accompagne, note ce que son regard happe et le relie à sa connaissance des lieux. Une autre main, celle de David Hébert, prend le relais pour dessiner, avec justesse et simplicité, nombre des façades, figures, détails, ponts, statues, édifices, poutres, gargouilles, échauguettes, vitrines, toits et moulins qui apparaissent au fil de ce périple en ville et alentour.

Jean-Paul Bota & David Hébert : Chartres et environs, carnets nomades, éditions des Vanneaux.

jeudi 12 septembre 2019

Johnny Onion descend de son vélo

De 1820 jusqu’à la fin du vingtième siècle, des milliers d’hommes de la région de Roscoff firent la navette entre petite et grande Bretagne en sillonnant à pied ou à vélo les routes et les rues de l’Angleterre, du Pays de Galles ou de l’Écosse pour y vendre, au porte à porte, leurs oignons rosés. Là-bas, on les surnommait les Johnny Onions. C’est en pensant à eux, et tout particulièrement à ceux qu’il a eu l’occasion de rencontrer jusqu’au début des années 1970, que Paol Keineg a créé le personnage de Johnny Onion qu’il présente, page après page, en une suite de soixante-et-onze poèmes qui, assemblés, dessinent le portrait d’un homme avisé et malicieux. Celui-ci se nourrit de tout ce qu’il découvre. Il pédale en s’interrogeant sur les multiples aléas de la vie ordinaire et sur les insolubles questions qui taraudent tout être humain.

« La vie à vélo
quand on se nourrit de patates
est une vie d’élévation perpétuelle.
Du haut de la machine
les yeux voient loin,
le nez recherche les odeurs de cuisine
et de chambre à coucher. »

Johnny Onion regarde son ombre qui s’allonge sur la route. Parfois « l’ombre fume après la pluie ». Il s’arrange pour tenir en équilibre sur son vélo chargé d’oignons tressés. Il file nez au vent et voit ses pensées volages le dépasser en chemin. Elles se promènent au-dessus du bitume, ouvrent des fenêtres dans sa mémoire, se souviennent des seins lourds de Marilyn Monroe ou du vert moucheté de l’œuf de la merle avant de s’attarder, sans crier gare, sur la longue langue rouge du chien ou sur « le jeu multicolore des épingles en plastique » accrochées sur le fil à linge. Johnny est un penseur étonné, doté d’une grande vivacité d’esprit.

« Le monde est une chaîne de vélo
qui saute
quand on est à la peine dans la côte
et que la pluie
pénètre par la bouche grande ouverte. »

Il dialogue régulièrement avec son compère Lakez Du. Et quand il ne le fait pas, il se tourne vers des écrivains qui lui sont, un jour ou l’autre, entrés dans la tête et avec lesquels il entretient d’épisodiques relations. « Il pédale à portée des grands auteurs » et ne se sent en rien écrasé par « leurs phrases splendides et (…) leurs sophismes ».

« Johnny Onion dit à Lakez Du
qui roule une cigarette :
un homme de mon âge
tant qu’il n’aura pas vécu à perte
ira puiser dans les cailloux
la force du déraisonnable. »

Derrière Johnny Onion, il y a évidemment le regard subtil et la poésie très efficace de Paol Keineg. Il mêle (avec finesse, légèreté et humour) anecdotes, réflexions, observations, interrogations, scènes de la vie quotidienne, couleurs du ciel, variations des paysages, humeurs changeantes des oiseaux et bien d’autres choses encore pour bâtir un livre d’une fraîcheur stimulante. Il continue, comme dans ses précédents titres, de bouger, de bouturer, de revivifier son texte. Il va là où ne l’attend pas (1), défriche sans relâche et poursuit, amplifie son œuvre en gardant intact et solide le lien qui le relie à cette terre qui le porte. Et sur laquelle ont vécu, il n’y a pas si longtemps, Johnny Onion et ses semblables.

Paol Keineg : Johnny Onion descend de son vélo, éditions Les Hauts-Fonds.

(1) Il le prouve à nouveau avec Korriganiques, suite de treize poèmes, accompagnés de treize gravures de Nicolas Fedorenko, récemment publié aux éditions Folle Avoine.

lundi 2 septembre 2019

Jeanne ne conduit pas

C’est bien connu : la mort vient souvent quand on ne l’attend pas. Elle débarque à l’improviste, sans s’annoncer. Comme si elle aimait surprendre son monde. C’est ainsi qu’elle a procédé avec le mari de Jeanne. Elle l’a fauché avec brusquerie, le faisant tomber raide, le visage dans la neige, alors qu’il s’apprêtait à sortir le sapin de Noël du coffre de la voiture. Rupture d’anévrisme à soixante-dix-huit ans. Jeanne a capté la scène dans le rétroviseur. Et a instantanément compris que la fête n’aurait pas lieu. Ou alors a minima, après les pleurs, les funérailles, les condoléances et la remise des cendres. Qui seront rassemblées dans une urne qui finira bientôt « dans un petit placard à la maison, sous le téléphone ».

« Dans la salle à manger, ce qu’elle remarque tout de suite dans la pénombre, c’est la petite lumière rouge du répondeur téléphonique. Quinze messages au-dessus de l’urne funéraire. Quinze messages qui semblaient s’adresser à cet homme en cendres qui ne répondait pas ».

Désormais seule, Jeanne – qui habite dans le village de Boisse en Dordogne – éprouve le besoin de bouger, de ne pas s’en remettre au discours de ses enfants qui aimeraient tant lui dicter son comportement et la voir s’accommoder de sa condition de veuve en attendant de rejoindre celui qui n’est plus. C’est dire si la proposition de Denise, qui l’invite à l’accompagner pour une escapade de quelques jours loin de leurs pénates, tombe à pic. Elles n’ont pas le permis de conduire mais peu importe. Il n’y en a pas besoin pour piloter la voiturette jaune citron à toit ouvrant de son amie d’enfance.

Avant le voyage, elle s’en invente un autre, plus secret, plus intime. Elle le fait en songeant à son départ. Des fragments de mémoire se superposent au présent. Ils viennent de loin. Font apparaître le visage d’un amant. Puis celui de son mari, rencontré dans une foire aux bestiaux. Elle revoit également sa chambre d’enfance. Son père, sa mère. Elle circule dans le temps, y retrouve quelques moments de son existence ainsi que d’autres, pas encore accomplis, qui vont sans doute jalonner son périple.

« Denise est à l’heure. Elle entre sans frapper dans la maison de Boisse. Elle passe près du sac à dos fièrement debout dans le couloir. Elle marche vers la scène de la grande salle à manger en fouillant sans raison dans son sac ventru pour se contenir. Hôtel California, la chanson des Eagles, passe à la radio. Elle traverse la cuisine. Il y a une bouteille de rosé débouchée sur la table, près d’un bouquet de fleurs. Jeanne a l’intention de fêter ce départ. La télévision est allumée. Son coupé. Jeanne, maquillée comme à son habitude, est immobile, les yeux dans le vague. »

On dirait que Jeanne est partie avec un peu d’avance. La suite de son histoire est dans le livre de Joël Bastard. Qui nous dit que la mort, en plus d’être imprévisible, est dotée d’une belle imagination. Il sollicite au passage celle du lecteur. Il lui donne quelques indices. Et porte, comme dans ses précédents livres, notamment dans Des lézards, des liqueurs, son dernier ensemble de poèmes publié chez Gallimard en 2018, une attention particulière aux paysages et aux rivières. Ses personnages les découvrent et les sillonnent avec leur regard et leur vécu. A commencer par Jeanne. Qui fait route route vers l’inconnu.

Joël Bastard : Jeanne ne conduit pas, Éditions Esperluète.

De Joël Bastard, vient également de paraître Halva, loukoum et camembert aux éditions La Passe du vent. Ce livre est le fruit d’une résidence d’auteur qu’il a effectuée à Vaulx-en-Velin.

lundi 26 août 2019

Comme une promesse abandonnée

« On ne possède rien, jamais, / qu’un peu de temps ». Choisir d’ouvrir son livre avec cette citation de Guillevic n’a rien d’anodin. C’est ce que l’on met dans ce « peu de temps », sachant qu’on ne maîtrise pas grand chose, et ce qui reste au bout du compte, de bon ou de négatif, qu’interroge Mireille Fargier-Caruso. Elle le fait avec humilité et inquiétude. Le monde meilleur qu’elle (comme tant d’autres) espérait voir venir a bel et bien laissé place à un autre, tout aussi dur que ceux qui l’ont précédé. Le constater ne veut pas dire qu’elle baisse les bras.

« Malgré les gestes ankylosés
les balafres
le noir
la boue
ne pas toucher le fond »

Elle garde les idées claires et l’esprit ouvert à ce qui, au détour d’un regard, d’un paysage, d’une information, d’une rencontre, d’un rappel de mémoire, peut faire naître le poème. Le désir de goûter pleinement tout instant donné (ou gagné) qui surgit à l’improviste devient un réflexe vital. Elle s’y appuie. S’attache à garder intacts des moments fondateurs, des faits précis, dont certains liés à l’enfance, qui résistent au temps et aident à mieux vivre au présent. Les années passant, s’empilant, elle sent que le corps s’érode lui aussi. Pas assez cependant pour entamer son énergie. Celle-ci est un précieux antidote au désarroi.

« il nous faut vivre avec ses failles
chercher dans nos voyages des indices
pour avoir raison d’espérer »

Si Mireille Fargier-Caruso essaie de ne pas se laisser submerger par le réel, elle n’en reste pas moins effarée par l’inhumain qui gagne. Elle le dit avec ses mots. Avec précision et sans emphase. Elle sait qu’ils ne suffisent pas et qu’il y a sans doute de l’impuissance a, simplement, constater. Mais noter, dénoncer, poser des textes qui s’ouvrent et questionnent les sens en assurant que rien n’est inéluctable (« l’espoir rebondit toujours ») est aussi une façon de résister.

Mireille Fargier-Caruso : Comme une promesse abandonnée, éditions Bruno Doucey.

mercredi 14 août 2019

Le nuage et la valse

Le nuage et la valse, le grand livre du journaliste et écrivain tchèque Ferdinand Peroutka (1895-1978), publié en 1976 à Toronto, est enfin traduit en français. On peut se demander, après lecture, comment un texte d’une telle ampleur, a pu rester aussi longtemps hors de portée des éditeurs hexagonaux.

L’histoire débute à Prague, dans la soirée du mercredi 14 mars 1939. Des gens aisés ont l’habitude de se retrouver au restaurant Le Baroque. Il y a là les banquiers Karel Novotny et Arnold Kraus, les époux Mautner, le docteur Pokorny et sa femme. Ils jouent au bridge dans une ambiance agréable tandis que dehors souffle un vent violent. Ce vent, qui ne cesse de s’amplifier au fil des heures, les obligeant à rentrer chez eux sous la neige, n’est rien à côté de ce qu’ils vont très bientôt devoir subir. Ils ne l’apprendront que le lendemain au réveil. Durant la nuit, les allemands ont envahi le pays et pris possession de la ville de Prague.

« Un tank gris s’avançait vers leur rue. Déjà ? Un moment, le tank fut tout seul. Puis il y eut beaucoup de tanks, ils passaient dans les flaques d’eau, écrasaient les tas de neige. Dans la tourelle de chaque tank, un officier debout, bien droit, regardait devant lui. »

Novotny, qui s’apprêtait à partir en vacances à la montagne avec sa fiancée, range ses skis et se rend à la banque pour savoir quoi faire. Le directeur leur dit que la monnaie reste forte et qu’il n’y a rien à craindre mais ce n’est pas cela qui les préoccupe. Tous sont inquiets, notamment Kohn, qui est juif, et Kraus qui, s’étant fait baptisé et étant marié à une blonde catholique, pense ne plus l’être mais sans en être vraiment sûr. Le docteur Pokorny est, quand à lui, appelé en urgence par la voisine du dessus dont le mari, cardiaque, vient de mourir dans sa baignoire en captant la nouvelle à la radio. Plus tard, les joueurs de cartes apprendront que les époux Mautner se sont suicidés peu avant l’aube.

Les jours et les mois qui suivent sont semblables à ceux que vivent tous les habitants des pays occupés. Le drapeau nazi flotte partout. Tout le monde doit le saluer. Les soldats patrouillent. Hitler se fait photographier au Château. Les arrestations se multiplient. Novotny, autour duquel se tisse le roman, n’est pas épargné. Il n’a rien fait mais il a la malchance d’avoir un homonyme qui est militant communiste. On l’emmène dans une prison de banlieue. Persuadé que la méprise sera vite découverte, il décide de pas faire de vagues. Quelques jours plus tard, on le fait monter dans un train. Puis dans un autre, cette fois non muni de banquettes pour s’asseoir, qui le conduit, avec des centaines d’autres, dans un camp de concentration où il restera jusqu’à la fin de la guerre.

Ferdinand Peroutka s’immerge dans le conflit à la manière d’un journaliste. Il s’en tient aux faits tout en multipliant les angles de vue. Il ne s’attache pas uniquement au détenu Novotny. Il déplace son regard. S’intéresse à de nombreux personnages. D’abord dans le microcosme des camps où il parvient à rendre perceptible l’existence des uns et des autres. Il s’arrête sur les discussions, les silences, les corps malades, les coups, les morts, les brimades, les atrocités et les petites lâchetés ordinaires. Il opère comme s’il tenait une caméra à l’épaule. Il bouge dans le temps et dans l’espace. Dit ce qui se passe à Prague (où la vie continue, sans Kraus et Kohn, aux aussi raflés par la Gestapo) mais également sur le front de l’Est, à Berlin, à Londres ou même dans le nid d’aigle d’Hitler. Ce qu’il donne à lire, en une vaste et terrible fresque, c’est la guerre vécue du dedans, jour après jour. Il le fait en posant son texte, en ciselant les dialogues qui l’enrichissent, en ne lâchant aucun des protagonistes qui apparaissent ou disparaissent au fil du roman. Il les présente tels qu’ils sont. La plupart vont mourir. Ce ne sont pas des héros mais simplement des hommes et des femmes qui cherchent à sauver leur peau, et pour certains leur honneur.

Peroutka ne juge pas. Il a conscience que la faiblesse est inhérente à la nature humaine. Persécuté par le régime nazi en raison de ses convictions démocratiques, il a lui-même été déporté à Dachau puis à Buckenwald. Le nuage et la valse s’appuie sur les journaux qu’il a tenu pendant sa détention, de 1939 à 1945. L’ensemble (une somme de 570 pages) est constitué de quatre livres qui vont des débuts de la guerre à la débâcle allemande.

« Les écrivains parleront de cette époque pendant des décennies. Ils ne sauront pas tout. Ils découvriront beaucoup de choses grâce à des photographies, mais il leur manquera les détails. Ils ne sauront pas qu’un coq a chanté au moment où un homme vivait ses derniers instants. »

Le texte est habité par une tension extrême. Soutenue par un rythme d’une incroyable fluidité, dû au style percutant adopté par Ferdinand Peroutka, elle ne se relâche jamais. Vaclav Havel considérait Le nuage et la valse comme l’un des plus importants des romans tchèques. Il s’ouvre, en réalité, bien au-delà des frontières de ce pays. C’est un livre majeur. Qui plonge dans la grande histoire en suivant le quotidien de ceux qui furent, d’une façon ou d’une autre, pendant et après la guerre, dans tous les pays d’Europe et même au-delà, les victimes du nazisme.

Ferdinand Peroutka : Le nuage et la valse, présenté et traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel, éditions La Contre Allée.

vendredi 2 août 2019

Voguer

Chacune des cinq séquences qui composent ce livre s’ouvre par une prière adressée à un personnage dont le prénom apparaît en titre. Les deux premières évocations – celles de Venus Xtravaganza, « fille de la maison Xtravaganza, retrouvée morte dans sa chambre d’hôtel en 1988 » et de Pepper LaBeija, « mère de la maison LaBeija, décédé au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003 », permettent de comprendre ce que le terme « Voguer » exprime ici.

Il fait référence au "Voguing", (la vogue), danse née sous forme de compétitions, en suivant le principe des défilés de mode, chacun/chacune représentant sa maison, dans les bals gays et trans-sexuels organisés par la communauté LGBT afro-américaine et latino à New York dans les années 1980. La caméra de la documentariste Jennie Levingston a capté quelques uns de ces bals pour Paris is burning, film où l’on retrouve Venus Xtravaganza et Pepper LaBeija, qui furent deux des figures emblématiques du mouvement.

Marie de Quatrebarbes a choisi de les célébrer en leur dédiant des pages où se mêlent poèmes et récits et en leur donnant la parole par delà leur disparition. Tous les personnages, les deux premiers comme les autres, à savoir Thérèse, « le garçon disparu à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017 », l’amant de Ninetto (Pasolini), assassiné sur la plage d’Ostie en novembre 1975 et Heinrich, en qui l’on reconnaît le poète et dramaturge allemand Kleist, furent des étoiles filantes. Leurs ailes ébréchées les ont portés tant bien que mal. Il en va de même pour leur corps. Tous sont morts prématurément, souvent de façon violente, laissant derrière eux des traces de lumière toujours perceptibles. Ce sont celles-ci que Marie de Quatrebarbes explore en s’aventurant avec tact dans les sinuosités de ces vies menées avec la détermination que possèdent tous ceux et celles qui ne peuvent avancer qu’en faisant coïncider leur corps et leur être intime.

« Je crois que la partie de ma vie qui était la plus secrète, un ruban de peau chiffonné, une citadelle, un cerveau, est à présent refermée

Je ne sens plus cette épine que je portais dans ma chair et qui me faisait pleurer »

Ces vies ont été menées avec vivacité et grande intensité. Elles donnent à voir des corps en mouvement, des corps mus par des pensées, des désirs, des envies de création et de liberté qui ne peuvent s’exprimer qu’en brisant les cadenas qui les ceinturent. Les scellés ont parfois été posées dès la naissance et les faire sauter n’était possible qu’en adoptant une démarche radicale. Afin de pouvoir se glisser dans les failles ainsi ouvertes.

« Ce n’est pas arrivé en un jour, il a fallu pousser lentement, doublement, comme des rameaux se rejoignent au-dessus d’une tombe ou d’un lit, mais il n’est pas indispensable de se sentir extraordinaire pour survivre »

Tous ces parcours, en ce qu’ils ont de plus secret, sont construits avec sensibilité et empathie. Marie de Quatrebarbes n’oublie pas d’évoquer les liens ténus qui relient ces êtres au monde qui les entoure. Non pas à celui qui génère la violence (celui-là, ils l’affrontent en permanence) mais à l’autre, celui qui les aide à se situer dans un environnement (végétal, minéral et animal) plus apaisant. C’est un cheminement existentiel qui s’avère essentiel. Il va de pair avec la plénitude du corps qui se libère de ses entraves.
« Je voudrais me déplacer sur un char tirés par des moineaux fornicateurs, dans la prairie, je voudrais être cette petite fille blanche, riche et gâtée »

 Marie de Quatrebarbes : Voguer, éditions POL


dimanche 21 juillet 2019

La vie secrète des mots et des choses

Alain Roussel aime les mots et ils le lui rendent bien. Ils ne l’ont jamais déçu. S’ils l’aident à s’exprimer et à communiquer, ils attisent également sa capacité à rêver et son insatiable besoin de savoir. Un jour, il s’est mis à les collectionner. Il les a laissés venir en s’en remettant à ses intuitions et les a regroupés dans un album qu’il a ouvert à leur intention. C’est celui-ci qu’il nous invite à découvrir.

« Depuis toujours, les mots sont là. Ils sont parmi nous, ils sont en nous. Ils font partie de notre vie la plus intime, et ils parlent, continuellement ils parlent. »

Il faut donc les entendre, les écouter et comprendre ce qu’ils ont à dire. C’est ce qu’il fait en nous dévoilant de précieux indices quant à leur vie privée. En tant que guetteur et collectionneur de mots, il se doit d’être vif comme l’éclair. Dès que son esprit l’alerte, il entre en action. Il les saisit au vol. Parfois une syllabe, un haut ou un pied de consonne, voire le jambage d’une lettre, l’aident à mieux les appréhender. Quelques uns, plus rebelles, résistent mais cela ne lui déplaît pas, bien au contraire.

« Je m’introduis en eux par effraction. Dès que je suis à l’intérieur, je fouille le moindre espace, chambres, boudoir, donjon, oubliettes, du vocable récalcitrant. J’en travaille la matière vivante, frottant les lettres les unes après les autres pour apporter un autre éclairage à ma pensée. »

Il suit leur manège d’un œil avisé. Il étudie leur corps, leur phonétique, leur sonorité, leur façon de relier le signifiant et le signifié et leur propension à s’assembler en multipliant les combinaisons. Il les regarde vivre. Certains apprécient les relations cordiales. D’autres osent à peine se toucher. D’autres encore restent méfiants vis à vis de leurs congénères. Chaque mot a son tempérament. Il a une odeur, une couleur, un attrait particulier. Il porte souvent d’autres mots en lui. Chameau contient le mot eau. Seau aussi. Et cela leur va bien. Chien porte sa niche en anagramme. En réalité, les mots jouent entre eux. Et incitent l’auteur à les rejoindre.

« Je suis entré dans leurs jeux, devenant leur complice, leur confident. J’ai été témoin de leurs amours, de leurs rivalités, de leurs émotions, des complots qu’ils fomentent dans l’ombre. »

Il procède de manière ludique, avec une réelle gourmandise, construisant à l’occasion de brefs récits où circulent des personnages qui apparaissent dans le livre presque par inadvertance. Il en est le premier étonné. Un soir, caché derrière les syllabes du mot psychanalyse, c’est Freud en personne qui a déboulé. Il était en compagnie de Anne et d’une mystérieuse Lise. Ces arrivées l’enchantent. Il aime être surpris et les remercie, entre les lignes, d’élargir ainsi le champ de sa créativité.

Les mots ne seraient évidemment pas ce qu’ils sont sans les lettres qui les composent. Alain Roussel s’arrête plus précisément sur elles. Consonnes et voyelles stimulent sa pensée. Il arrive que celles-ci se rencontrent en privé. Les lettres r et l ont, par exemple, entretenu pendant quelques semaines une aventure plutôt torride. Leur correspondance est tombée entre les mains de l’auteur. Qui ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho. Parmi les missives, certaines s’avèrent on ne peut plus expressives, telle celle-ci , émanant de l qui, de retour chez elle, écrit à r :

« Cher r,
Quel tempérament, quelle fougue, quel verbe vous avez, mon ami ! Je suis rentrée fourbue et moulue. Ah ! Quelle belle queue ! Comme tu m’as foutue ! Que me fais-tu dire là mon amour ? J’ai longtemps cru ces mots imprononçables. Je n’ai même pas honte. Que se passe-t-il dans la langue ? »

Et que se passe-t-il dans le nom des choses ? Que dit le mot table de la table, le mot chemin du chemin, le mot arbre de l’arbre ? Les choses, tout comme les mots, ont une vie secrète. À laquelle s’attelle Alain Roussel dans une séquence intitulée L’ordinaire, la métaphysique.

« De témoin, je suis devenu médiateur entre les mots et les choses. Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde dans mon univers intérieur sans trop les défigurer. »

La vie secrète des mots et des choses est une mine à page ouverte. Elle est pleine de pépites. Le « gay sçavoir » y est à l’honneur. Porté par un écrivain qui sonde son être intérieur, sa mémoire et son imaginaire en les frottant judicieusement au langage et à l’extrême richesse de la subtile langue française. Ce faisant, il façonne un chant tonique, celui-là même qui lui permet de s’accorder avec ce qui l’entoure.

Alain Roussel : La vie secrète des mots et des choses, éditions Maurice Nadeau.

samedi 13 juillet 2019

Un homme avec une mouche dans la bouche

Il parle à une quarantaine de personnes réunies dans la salle de lecture de la maison de la poésie de Rennes. Visage détendu. Voix calme et posée. Souad Labbize, sa traductrice le présente. Il vient de la province de Babil, l’ancienne Babylone, au centre de l’Irak. Il est né à la fin de la guerre Iran/Irak. Il s’exprime d’une voix douce. Il garde la nostalgie de son enfance. S’y attache pour ne pas sombrer. Il vivait alors avec sa mère et sa sœur. Il y avait des bêtes dehors. Des chèvres, des moutons. Son père, soldat, s’absentait souvent. C’était avant la mort du dictateur, avant la nouvelle guerre, avant qu’on ne pulvérise maisons et immeubles, avant que les corps déchiquetés des victimes (hommes, femmes, enfants, vieillards) ne soient abandonnés par dizaines au bord des routes ou sur des trottoirs couverts de sang.

« La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance »

Il a un peu plus de trente ans. Au fond de lui, il se sent sali par ce qu’il a vu et vécu et contaminé par ce que son pays est devenu. Un homme avec une mouche dans la bouche, c’est lui et bien d’autres. Auparavant, elle s’est posée sur les morts ou sur les joues grasses des tortionnaires. Elle s’est imbibée de plèvre, de sueur, de sang séché.

« La poésie me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie », précise-t-il. Il est également performer au sein d’un collectif de poètes irakiens qui ont décidé de résister en mettant en adéquation leurs mots et leurs actes. Leurs lectures ont lieu en public ou sont filmées là où la mort a frappé. Près des champs de mines, au milieu des voitures piégées ou enfermés dans des cages reprises à Daesh. Ses textes sont percutants, assez courts, parfois teintés d’humour noir.

« Les assassins ont
des enfants qui ont besoin de se promener
des amantes qui les attendent
des rendez-vous avec leurs amis
des jardins qui requièrent davantage de soins
des rêves ignorant tout de la fatigue des pieds
ils sont très occupés
c’est pourquoi nous devons mourir facilement
mourir en évitant de les retarder »

Il dit ne pas accepter de voir un être humain mourir autrement que de mort naturelle. Cherche des forces pour surmonter ce qu’il voit au quotidien et pour l’écrire sans avoir recours à la violence verbale ou à la simple dénonciation de rigueur. Il manie un réalisme subtil. Qui peut être cru tout en étant teinté d’ironie et d’étrangeté. Il tisse une âpre succession de scènes, d’images, d’impressions saisies sur le vif sans jamais tirer sur le pathos.

Ali Thareb : Un homme avec une mouche dans la bouche, traduit par Souad Labbize, éditions des Lisières

On peut voir et entendre Ali Thareb lisant ses poèmes sur le site Tapin 2

lundi 1 juillet 2019

Arabat

Accueillies en résidence de février à mai 2018 à Plounéour-Ménez, au cœur des monts d’Arrée, dans le Finistère, Caroline Cranskens et Élodie Claeys, qui sont auteures et vidéastes, parcourent les lieux, vont à la rencontre, écrivent, enregistrent, photographient et filment en prenant le temps de se poser et en étant toujours à l’écoute de ce que les habitants ont à leur dire. Elles s’immergent dans un territoire qui leur était jusqu’alors inconnu tout en gardant les yeux ouverts sur le vaste monde.

« Où commencent, où s’arrêtent une vie, un lieu ? À soi, à sa maison, à sa famille, à sa ville ou à son village, à ses connaissances, à sa région, à son pays, à son monde ou au monde, à l’univers, à l’infini ? Prenons un globe terrestre dans les mains, branchons-le à la place du grille-pain, éteignons la lumière. Faisons tourbillonner la sphère. »

Les monts d’Arrée sont évidemment peu visibles sur celle-ci. Cela n’empêche pas leurs 192 000 hectares d’avoir une longue histoire. Ils appartiennent à l’ancien massif armoricain. Le relief est escarpé. On passe constamment de crêtes en ravins. Décor rude et bosselé. Des gens y vivent, y travaillent. Ce sont eux qui les accueillent dans leur maison ou dans leur ferme ou qu’elles croisent (au Café des brumes, Au Crépuscule (pizzeria) au Huelgoat, lors d’un fest-noz à Saint-Cadou ou dans un café-librairie à Berrien. Tous ont besoin de s’exprimer. Il faut les écouter, les interroger parfois. Ce sont encore eux (et elles) qui les aident à mieux comprendre le quotidien en ces terres rugueuses, à la mémoire ancestrale, où montagnes râpées, roches branlantes, chicots de schistes, marais et landes dessinent un paysage qui paraît hors du temps.

« Troupeaux d’astres tourbes folles
Au creux des monts
La pierre penchée
Vers la lumière
Toujours la même
Et qui meurt et se change
En ténèbres
L’œuvre des yeux »

L’ouvrage qui naît de leur résidence est extraordinairement vivant. Poèmes, photographies, journal de bord (écrit sous forme d’abécédaire par Élodie Claeys), films ainsi que dessins et gravures d’Agnès Dubard (qui est venue les rejoindre pendant quelques semaines) forment une œuvre collective qui possède plusieurs portes d’entrée.

Le titre, Arabat, est un mot breton qui signifie « interdit », « ne pas » ou « défense de ». Il est inspiré de la poétesse et paysanne de langue bretonne Angela Duval qui, en le choisissant pour titre de l’un de ses poèmes (traduit par Paol Keineg), disait ne pas vouloir évoquer dans ses vers son mal être et son amertume. Elle se l’interdisait et entendait se battre en transmettant son énergie aux autres sans jamais se morfondre. Elle vivait dans le présent, espérait et luttait pour un avenir capable d’effacer « des siècles de honte ». On retrouve le même esprit dans cet ensemble (superbement édité) qui s’attache à rendre visibles, à l’écart des routes touristiques, de nombreux îlots de résistance et zones à défendre habités par des êtres qui veulent (et font tout pour) s’ouvrir et se relier aux autres.

Caroline Cranskens et Élodie Claeys : Arabat, dessins et gravures de Agnès Dubart, éditions Isabelle Sauvage.

samedi 22 juin 2019

La seconde augmentée

C’est une voix discrète. Qui porte sans jamais hausser le ton. Ce qu’elle dit est fragile et précieux. Cela a à voir avec ce que l’œil saisit. Il peut être ébloui. Et changer d’axe en une seconde. Non sans avoir, au préalable, attiser la pensée ou la mémoire de celle qui observe. Elle le fait avec tous ses sens en état d’alerte. Ce sont eux qui sont sollicités. Ils s’aiguisent pour éviter les débordements. Ils se nourrissent de ces paysages (en bord de mer, dans les champs ou en ville) que Denise Le Dantec fait entrer dans ses poèmes en les recousant à sa manière.

« J’ouvre une phrase. Le monde est là. Une grande roue éclairée rouge.
La fenêtre est ouverte. J’entends tomber la pluie. Je couvre de la main. La page comme une fleur.
Une rose de septembre. Constellée de rousseur et d’or.
Ma main. La fleur. J’aurais voulu. »

Ce sont des fragments habités et bien vivants. Découpés au ciseau du regard, liés à l’instant où ils apparaissent. Ordinaires et immédiats, ils offrent des points d’appui à une pensée qui bouge sans cesse. Qui va de l’un à l’autre – du brin d’herbe à l’arbre, du fossé à la grève, du ciel bleu ou tourmenté à la terre humide ou de l’enseigne au trottoir – en ouvrant, à chaque fois, de nouvelles routes. Celles-ci, bordées d’énigmes, d’odeurs secrètes, de retours d’enfance, de lectures fondatrices, de sensations retrouvées, de bribes de voyages, de lieux précis ou d’images fugitives viennent, par saccades, revivifier un présent entièrement dédié aux mots.

« Une fin d’été. Une citation d’absence. Au ciel, une proposition nacrée, auxiliée de rose. Ou beige. Ou pivoine. Ou safran.
Je traverse le soleil. Un brusque feu. Ça brûle.
Il y a beaucoup de fleurs là où je marche. Des dahlias. Magiques.
Tachetés.
Je dois apporter le poème.
Dahlias. Feu. Soleil.
On ne jardine pas à l’apogée de la lune. »

Les herbes, les fleurs, l’espacement dans le paysage, les talus récepteurs d’eau et toute la faune invisible – tous les insectes, les larves minuscules – qui couve, naît, butine, respire tout autour, sont (entre autres) très présents chez Denise Le Dantec. Ces signes, ces traces qu’elle cisèle et imprime dans ses poèmes mettent en lumière – en un canevas subtil – tout ce qui foisonne de vie sur terre.

Denise Le Dantec : La seconde augmentée, éditions Tarabuste.

vendredi 14 juin 2019

Mauvais Anges

Le quartier d’Athènes qu’évoque ici Mènis Koumandarèas se trouve au cœur de la ville, à proximité de la place Victoria. C’est là qu’il a passé sa jeunesse et qu’il ancre ces dix récits qui s’assemblent pour n’en former qu’un. Les personnages circulent de l’un à l’autre, guidés par la mémoire et l’écriture de l’écrivain. Le narrateur (qui lui ressemble beaucoup) puise dans ses souvenirs. Il revient aux années 1945-1950. Remet en scène ceux qui, parmi ses voisins d’alors, l’ont particulièrement marqués. Il leur brosse le portrait. Les suit dans leurs pérégrinations et, ce faisant, retrouve un quartier que la rénovation urbaine a défiguré. Quand il y retourne, il ne peut désormais y croiser que fantômes et revenants. Mais ce sont eux qui donnent vie à son texte.

« Les nuits où je n’ai rien à faire ni personne à qui parler, ils viennent s’asseoir près de moi comme des anges et partagent ma veille. Et j’ai un moyen magique pour les appeler. Je prends la plume ou je frappe simplement les touches de ma machine. Alors, dociles, tous apparaissent. »

Il y a là Séraphin qui poinçonne les tickets dans le métro, Savvas, le frère du concierge qui fait escale dans l’immeuble entre deux voyages en mer, la femme du général qui vient de perdre son mari, le prof de gym qui apprécie les salles obscures pour s’approcher des lycéens, Clémence, l’infirmière vive et discrète et quelques autres encore. Koumandarèas maîtrise l’art du portrait et parvient, en quelques pages, à donner corps et épaisseur à ces êtres qui continuent de l’accompagner.

« Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car nous avons souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres. »

Il n’éprouve pas de nostalgie. La Grèce de ces années qui le voient sauter de l’adolescence à l’âge adulte sortait à peine de l’occupation allemande et entrait dans une guerre civile où s’affrontaient les forces gouvernementales du général Papàgos et l’armée démocratique issue de la résistance. Ces événements apparaissent évidemment dans le livre. Discrètement, avec la subtilité de qui sait dire ce qu’il pense sans jouer au prosélyte. Le sommet de l’ouvrage se trouve être le récit « La Juive ». C’est également le plus long. Un vrai joyau où la douceur terriblement efficace de Koumandarèas atteint son apogée. Tout y est suggéré de la complexité des êtres, de leur ambivalence, de leurs désirs, de leurs attirances sexuelles, de leur façon de passer souvent à côté, à force de tergiversation et d’un curieux manque de légèreté.

Dans la chronologie de l’œuvre de Mènis Koumandarèas, Mauvais anges, qui était jusqu’alors inédit en français, se place entre La Femme du métro et Le Beau Capitaine (disponibles chez le même éditeur). Ce sont les trois livres majeurs de l’écrivain qui a connu une fin tragique puisqu’il est mort assassiné, chez lui à Athènes, le 6 décembre 2014. Peut-être même (comme le laisse à penser cet article) par l'un de ces mauvais anges qu'il lui arrivait de fréquenter.

Mènis Koumandarèas : Mauvais Anges, traduit et présenté par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.


lundi 3 juin 2019

Sur la route du Danube

Emmanuel Ruben est un habitué des fleuves. Il ne s’en éloigne jamais très longtemps. Né à Lyon, à proximité du Rhône, il habite aujourd’hui sur les bords de Loire. Les fleuves, il aime les voir, les sentir, les suivre, les dessiner, s’y baigner et, bien sûr, leur donner corps dans le texte en écoutant tout ce qu’ils ont à dire.
Celui qui le fascine entre tous est le Danube. Les pays qu’il traverse ont, pour beaucoup, changé de nom et de frontières durant les dernières décennies. Avec un ami, qu’il choisit de prénommer Vlad, il est parti d’Odessa à vélo en juin 2016 pour remonter le fleuve de son delta à ses sources, de la mer Noire à la forêt Noire. Ils ont parcouru quatre mille kilomètres en quarante-huit jours et découvert une Europe que l’on connaît peu. Celle des vallées, des corniches, des hameaux isolés, des cafés perdus au milieu de nulle part, des ponts instables ou détruits, des marécages couverts de moustiques et des villages aux rues désertes qui somnolent sous un soleil de plomb. Mais aussi celle des capitales qui se dressent sur leur route : Bucarest, Belgrade, Bratislava, Vienne. Et celle des migrations, celle que découvre ceux qui fuient les pays en guerre en espérant y trouver refuge. Celle-là, c’est l’Europe des clôtures, des barbelés, des patrouilles en armes, l’Europe qui rejette, qui se ferme, qui oublie que deux guerres mondiales sont nées sur son sol.

Par delà la froideur politique et bureaucratique, vivent des hommes et des femmes qui n’acceptent pas forcément cet état de fait. L’auteur-narrateur et Vlad les rencontrent en chemin. Ils dialoguent. Sont d’accord, pas d’accord mais discutent. Ces êtres croisés en cours de route sont très présents dans le livre. Ensemble et forts de leur diversité, ils constituent une galerie de portraits attachants. Ce sont les gens du fleuve. Comme lui, ils ont leur histoire. Elle n’est jamais éloignée des rives. Et de l’eau qui a vu, dans ces contrées, couler beaucoup de sang.

C’est le cœur de l’Europe qui bat sur la route du Danube. L’érudition d’Emmanuel Ruben est communicative. Il parvient, dans un texte vivant, aux phrases entraînantes et au lyrisme contenu, à insérer des fragments qui éclairent l’histoire récente ou lointaine de ces pays, les guerres subies par les peuples qui y vivent ou y vécurent, les langues qu’on y parle, les religions, les terreurs, massacres et tueries que rappellent monuments, plaques et statues édifiés çà et là. S’y ajoute son regard de géographe. Qui entre dans le paysage. Le sonde, le perce, le feuillette. Lit entre les lignes. Convoque Élisée Reclus ou Bachelard. Découvre les lieux sous un angle différent. Il procède de même avec les écrivains auxquels il se réfère et qui sont reliés au fleuve.

« J’aime les peuples passeurs de frontières, j’aime les peuples qui se jouent des bordures. Les grands écrivains de l’Europe danubienne sont tous des métèques et des contrebandiers de ce genre : Paul Celan, Benjamin Fondane, Panaït Istrati, Elias Canetti, Joseph Roth, Danilo Kis, Ivo Andrić, Alexandre Tišma, Predag Matvejević, Attila József , Imre Kertész, Herta Müller, Imre Secabjezar, tous ont vécu entre les cultures et les religions, issus d’une union mixte, à cheval entre deux nations, détenteurs de plusieurs passeports, caméléons maniant plusieurs langues. Ce sont les plus européens de nos écrivains. »

Sa passion pour le vélo est prégnante tout au long du parcours. Qu’il reconstitue étape par étape. Affichant chaque jour le nombre de kilomètres effectués. Se frottant à une météo parfois capricieuse. Empruntant chemins cabossées, berges bosselées, ruelles pavées et routes à plus ou moins forts pourcentages. Pédaler, c’est mettre son corps en mouvement, s’adapter à sa machine, respirer l’air du dehors, être en prise avec le vent, se saisir autrement du lieu, faire entrer ses aspérités dans ses nerfs, dans ses muscles, dans son sang et dans son cœur, c’est bien s’oxygéner le cerveau mais c’est aussi faire bouger sa pensée, l’inciter au nomadisme, susciter la venue de phrases souples, les formuler en les adaptant à son rythme cardiaque.

« La plupart de mes phrases dignes d’intérêt me sont venues sur une selle : on ne pense pas seulement à bicyclette, on écrit, ça s’écrit, en continu, dans la tête. »

Emmanuel Ruben rappelle que ce livre, cette somme de six cents pages, n’est pas un récit de voyage. Il le voit plutôt comme un « récit d’arpentage » le long du Danube et de ses à-côtés. À travers le fleuve, c’est évidemment l’Europe telle qu’elle se présente à ceux qui y entrent ou qui y sont refoulés en passant par les Balkans qu’il sillonne en compagnie de Vlad. Complexe, fermée sur elle-même, en proie aux nationalismes, prompte à s’inventer des ennemis, ils disent (entre autres, car ce livre foisonne de bien d’autres réalités) combien il y a urgence à la réinventer.

« Nous voulions explorer tous les lieux tus de l’Europe et leur redonner la parole. Je n’ai jamais cru dans les hauts lieux, les vrais lieux ou les génies du lieu. Je crois que tel patelin bulgare ou ukrainien, dont nous ignorons tout, peut revêtir autant d’importance que telle métropole allemande ou autrichienne, dont nous croyons tout savoir. Ce livre fait le pari qu’il y a autant à dire sur les gens ordinaires de la petite ville de Vilkovo, ou sur les habitants disparus de la petite île engloutie d’Ada Kaleh, que sur tel philosophe souabe qui croyait que les chemins ne mènent nulle part ou tel écrivain viennois qui ne fréquentait pas le peuple et vivait dans sa tour d’ivoire. »

Emmanuel Ruben : Sur la route du Danube, éditions Rivages.
.
Emmanuel Ruben est en une du Matricule des anges n°  201 où un excellent dossier lui est consacré.

samedi 25 mai 2019

C'est un beau jour pour ne pas mourir

Détournant un titre de James Welch – qui l’emprunta lui-même à Crazy Horse qui, se lançant à l’assaut des troupes du général Custer, lors de la bataille de Little Bighorn le 25 juin 1876, ordonna à ses hommes d’attaquer en leur criant « c’est un beau jour pour mourir » –, Thomas Vinau démontre, poèmes à l’appui, que chaque jour peut, au contraire, en d’autres circonstances, contenir assez de lumière pour inciter à ne pas vouloir mourir. La moindre lueur qui filtre, y compris dans la grisaille des matins fades, attire son regard. Il s’y aimante. Sa pensée suit. Et les mots aussi. Qui disent la vie comme elle va, ou ne va pas. Avec ses manques, ses rites minuscules, ses infimes surprises. Tous ces riens qui, mis bout à bout, tissent le fil rouge qui relie l’homme à son environnement immédiat.

« D’abord écrire
avancer avec ce que le jour donne
des abeilles
la rosée
des poils de chien dans le café »

Thomas Vinau écrit tous les jours. Et donne ici 365 poèmes qui sont autant de traces de pas imprimées sur le sol friable d’une année. Ce sont des ciels clairs ou voilés, des bris d’étoiles ébréchées, des rêves perdus au creux d’une flaque d’eau, des mouches prises dans une toile d’araignée, des morceaux de voix qui coupent l’ennui en tranches, des aboiements de chiens qui résonnent dans la nuit, des éclats de verre qui scintillent au soleil, des corps qui se touchent en s’embrasant ou des flashes qui reviennent de loin (« comme Patrick Dewaere s’éclatant la tête sur le capot de sa voiture en hurlant Pauvre connard ! »). Ce sont bien d’autres choses encore. Les avis de passage du facteur temps. Des lettres en poste restante dans la stratosphère. Des lignes brèves qui attestent d’une vie aux aguets. Celle d’un guetteur à l’œil vif qui ne se berce pas d’illusions.

« On amadoue le monde
avec des mots
ce qui revient un peu
à tenir tête
à un dragon
avec une salière
dans chaque main  »

Pas question, pour autant, de botter en touche. Et de jouer à l’aquoiboniste de service en faisant vœu de silence. Thomas Vinau note ce qui le traverse, ce qui le transcende, ce qui lui sert de point d’appui pour tenir en suivant la route étroite et sinueuse qu’il s’est choisi. De temps à autre, Brautigan improvise un bout de chemin en sa compagnie. Plus loin, Pierre Autin-Grenier, son ancien voisin du Vaucluse, prend le relais en lui adressant un léger signe de la main. Il lui répond en lui offrant un poème. D’autres rappliquent, poètes souvent mais pas seulement, dont le regard pétille, qui s’avèrent de précieux témoins du temps qui glisse en laissant derrière lui des brindilles que les glaneurs avisés ramassent. Thomas Vinau est l’un d’entre eux. Il les assemble en gerbes ou fagots fragiles qu’il distribue régulièrement à ceux qui veulent bien s’en saisir.

Thomas Vinau : C’est un beau jour pour ne pas mourir, Le Castor Astral.


jeudi 16 mai 2019

Mado

Il y a Virginie et il y a Mado. C’est la première qui s’exprime. Ce qu’elle a à dire n’est pas évident. Il lui faut remonter le temps, revenir à ses neuf ans puis à son adolescence, bien poser le décor – l’été, le sable, le bord de mer, la cabane dans les dunes – pour raconter ce qui, quinze ans plus tard, hante toujours sa mémoire.

« Ma seule consolation est de n’avoir jamais eu d’amis : ainsi je n’ai à en regretter aucun. Il n’y eut que Mado, seulement Mado. Et chaque nuit elle me visite, et chaque nuit elle m’embrasse et m’étreint, et chaque nuit elle vient se venger. »

Ce que Virginie relate, en une longue confession, entrecoupée par le récit de ce qui illumina l’été de ses quatorze ans, c’est une histoire d’amour. De ses prémices à sa fin en passant par son apogée. Histoire unique, intense, dévorante. Passionnée, sensuelle entre deux jeunes filles qui découvrent ensemble le plaisir et les subtilités de leur corps. Solitaires, elles éprouvent les mêmes désirs tout en ayant des personnalités différentes. L’une, libre et radieuse, mais sombre parfois, dévore l’instant présent en affichant une grande liberté tandis que l’autre, plus farouche, plus impulsive, ne vit bientôt plus que pour cette relation sentimentale et charnelle qui occupe toutes ses pensées. Elle en vient à craindre que des rencontres fortuites ne viennent en perturber le cours. En elle, la jalousie, peu à peu, affleure. Avec son lot de souffrance, d’injustice, de honte, d’incompréhension. Aveuglée par le côté irrationnel de son attachement, et se croyant trahie, elle va commettre, pour se venger, un acte irréparable. C’est celui-ci qui la poursuit, des années plus tard, alors qu’elle est elle-même devenue mère.

« Je suis née au grand air, pour l’amour et la solitude, et me voilà en plein cœur de ville, ratatinée dans une cage à lapins. À ressasser ce que j’ai fait, ce que j’ai perdu, ce qui est mort, ce qui meurt, cœur sec et seins vides. Trente ans et déjà je me languis, et déjà je m’assèche. »

Derrière la beauté du littoral, la douceur estivale et les jeux espiègles – mais déstabilisateurs – qui ouvrent le roman, se profile déjà l’ombre d’un drame à venir. Il ne sera dévoilé qu’en fin d’ouvrage. Auparavant, Marc Villemain n’aura cessé d’étonner son lecteur. Le sujet qu’il a choisi d’explorer est assez casse-cou. Il ne pouvait le rendre crédible qu’en se maintenant – et c’est ce qu’il fait – en équilibre sur une corde tendue à l’extrême, entre volupté et suggestion, en restant percutant sans jamais basculer dans la facilité, sans outrance, sans eau de rose, sans psychologie hasardeuse. Cela implique une écriture maîtrisée, à fleur de peau, une langue précise, narrative, sensitive, rugueuse quand il le faut. C’est elle qui donne vie à Mado, l’ado fragile, entière et lumineuse qui court vers son destin.

Marc Villemain : Mado, éditions Joëlle Losfeld.


mercredi 8 mai 2019

Ça tient à quoi ?

Pendant de nombreuses années, François de Cornière n’a plus donné de ses nouvelles. Auparavant, celles-ci nous parvenaient régulièrement grâce à ses livres. Et puis, un jour, ce fut le silence. Qui dura plus de dix ans. Et qui prit fin en 2015 avec la parution de Nageur du petit matin (Le Castor Astral), un ensemble de poèmes dans lequel il parlait, avec pudeur et délicatesse, de la maladie et du décès de sa femme, de sa présence constante près d’elle mais aussi de sa vie d’après, dans un autre lieu, au bord de la mer, là où celle qui n’est plus lui rendait (lui rend toujours) de courtes et réconfortantes visites.

Noter des instants saisis au vol est l’un des ressorts de sa poésie. Il trouve en eux la fenêtre qui va s’ouvrir pour déclencher le poème. Le quotidien est constellé de ces moments éphémères qui le tirent par la manche et qui font la singularité de ses jours. Il suffit d’une intuition, d’une émotion, d’une parole entendue, d’un ciel changeant, d’un livre relu, d’un bout de papier retrouvé, pour que les mots rappliquent, s’assemblent et s’ajustent. Attentif à tout et doté d’une curiosité bien aiguisée, il restitue des faits ordinaires. Il les sauve en les substituant, in-extremis, au temps qui passe.

« C’était la fin de la journée
le bus nous reconduisait à l’aéroport
le paysage défilait :

soleil bas
ombre et lumière
montagne pelée
des chèvres accrochées au versant
immeubles inachevés
le bleu de la mer
maisons blanches isolées
et ces chapelles miniatures
tout au bord de la route. »

Le suivre, c’est entrer, en sa compagnie, dans le journal de bord d’un homme discret. Ses poèmes ont souvent pour point de départ – et axe central – une pensée, une réflexion, une photo, une balade, une musique, un paysage, une scène anodine (ou pas) ou un souvenir qu’il déroule en quelques strophes et qui ne se termine jamais de façon abrupte. La chute est plutôt douce. Le propos reste en suspens, légèrement entrouvert. 

Chez lui, le présent et la mémoire s’accordent. C’est en s’appuyant sur eux qu’il poursuit sa route, bon an, mal an. On croise, au hasard du livre et des lieux où il fait escale, les silhouettes familières de quelques uns de ses proches, des êtres qui lui ressemblent : Georges Haldas, Jean-Pierre Georges, Pierre Présumey, Roland Tixier, Jean Rivet (en ses derniers jours).

« J’étais allé voir Jean
à l’hôpital.
Son sang était très malade
c’était la fin.

Je m’étais assis à côté du lit
et je lui avais lu
des poèmes de Jean Follain
- son poète préféré.

Jean gardait les yeux fermés
mais il me faisait signe
- son doigt sur le drap -
de continuer. »

Les poèmes de François de Cornière sont d’une grande simplicité. Ils sonnent justes. Ils disent la teneur et la fragilité de ces dizaines de moments furtifs qu’il parvient à attraper (à l’instant T) et à retranscrire.

François de Cornière : Ça tient à quoi ?, préface de Jacques Morin, dessin de couverture de Jean-Noël Blanc, éditions Le Castor Astral.

mercredi 1 mai 2019

Du travail

« D’où vous vient votre inspiration ? » C’est à cette question récurrente que Jean-Pascal Dubost entend se consacrer pendant la résidence d’écriture qui lui est proposée en Ardèche. Il sait que la question ne peut être balayée d’un simple revers de main et qu’une réponse sèche et définitive serait inopérante. Pour bien cerner le sujet, il entreprend deux chantiers complémentaires. D’une part, un journal d’approche et de réflexion, où il note et mesure l’avancée de ses travaux, et de l’autre, vingt poèmes qui lui semblent ouvrir autant de pistes possibles pour tenter de comprendre ce qui fait naître le texte.

« J’ai établi une liste de titres de poèmes en bloc que je veux écrire ; écrirai ; dont il importera que chacun réponde à la question très moult fois posée, et, quoique lancinante et à la longue irritante, attachante : d’où vient votre inspiration ? »

Il précise d’emblée qu’il ne croit pas à la notion d’inspiration poétique. Le poète n’est pas un être prédestiné qui serait doté d’un don qui n’aurait pas été donné aux autres.

« La question est moins de savoir d’où vient l’inspiration que d’exposer clairement les moyens de la trouvure. »

Il cherche, fouille, s’interroge et nous propose de le suivre en nous ouvrant son atelier. Les livres y sont en bonne place, notamment ceux des écrivains qui se sont déjà attelés au sujet. Il les relit, donne quelques extraits, dit son accord, son désaccord ou l’énigme que tel ou tel propos fait surgir en lui. Ce qui l’intéresse, ce sont les divers éléments qui peuvent susciter le poème. En ce qui le concerne, ils sont multiples. Il les note. Cela va de l’énergie à la ponctuation en passant par le rythme, la tension, la langue, le maniérisme, la prose ou l’humour. Pourtant cela ne suffit pas. Reste l’élément moteur. Et c’est le travail. Et plus encore : la rêverie au travail.

« Le travail d’écrire quotidiennement et soucieusement, sans vacances ni repos et avec cure, n’en demeure pas moins un haut plaisir (non dissimulé) (sinon revendiqué) et très peu lucratif, ne souffrant d’aucune ordinaire pénibilité. Pour ce, je vis de peu, et travaille beaucoup. »

Cela n’empêche pas les pannes. Dont il parle clairement. Et qui peuvent parfois se réparer par les contraintes qu’il s’impose. Cela s’intègre à la tâche. Où l’ennui, les ratures, les doutes, les intuitions, les achoppements, les tâtonnements ont également leur mot à dire.

« Écrire , aller chercher sa propre présence ; ne pas attendre passivement. »

Du travail est un livre stimulant. Porté par une écriture narrative, sinueuse et inventive. Rythmé par une respiration ample (inspirer/aspirer est une question de souffle). Jean-Pascal Dubost aime manier la langue française et ça se sent. Il en est un fin connaisseur, lisant tout autant les anciens que les modernes.

« Je contiens difficilement mon plaisir à mâcher de la langue afin de m’emplir l’être de volupté intemporelle. »

Jean-Pascal Dubost : Du travail, dessins de Francis Limérat, L’Atelier contemporain


Du même auteur, chez le même éditeur, paraît simultanément Lupercales, récit érotique et joyeux qui conte les aventures joueuses, amoureuses et fougueuses de Luperca et de Lupercus, deux entités mi-divines mi-humaines qui vivent dans une maison-louvière au cœur de la célèbre forêt de Brocéliande.

Le titre fait référence à la fête païenne (l’ancêtre de la Saint Valentin) qui avait lieu chaque 15 février à Rome dans l’antiquité en l’honneur de Luperca, la déesse-louve qui allaita Romulus et Rémus.

lundi 22 avril 2019

Ici ou là-bas

C’est une photo inédite, tombée d’un livre qu’on lui a offert le jour même où on lui a signifié qu’il était licencié de la start-up californienne où il travaillait, qui permet au narrateur du nouveau roman de Jérôme Baccelli de rebondir de façon inattendue. Le cliché, inséré entre les pages d’Exil, recueil de poèmes de Saint-John Perse, date de 1941. On y voit un couple qui pose devant l’objectif. La femme, très jeune, est inconnue mais l’homme, qui apparaît avec un volumineux dossier sous le bras est bien l’ancien diplomate Alexis Léger, autrement dit Saint-John Perse.

« Derrière eux, on distingue un vaste hall, des plafonds hauts lambrissés. Une gare peut-être. Un édifice public en tout cas. »

Le futur prix Nobel, démis de ses fonctions au Quai d’Orsay en 1940 par Paul Reynaud puis déchu de sa nationalité par le régime de Vichy, a, cette année-là, tout quitté pour rejoindre les États-Unis. Il a changé de vie, de pays, de nom. C’est sur les traces de celui qui fut avant-guerre Secrétaire Général du ministère des Affaires Étrangères que se lance l’homme qui s’exprime ici, lui-même expatrié de l’autre côté de l’Atlantique.

Le long séjour du poète en Amérique contient de nombreuses zones d’ombre. Ce sont elles qu’il souhaite éclaircir. Il entreprend d’abord un voyage rapide en France, s’arrêtant dans le village de Giens, là où se trouve la villa des Vigneaux où Perse vécut ses dernières années, et ensuite à Aix-en-Provence, ville à laquelle il a légué tous ses documents et manuscrits et qui abrite la Fondation Saint-John Perse. La femme qui en a la charge va l’aider dans ses recherches. Elle va même repartir avec lui aux États-Unis.

Tous deux vont circuler, fouiller, retracer le parcours du poète, rencontrer l’inconnue de la photo, découvrir le lieu où celle-ci a été prise et tenter de savoir quel était ce fameux dossier qu’il portait sous le bras. Était-ce un manuscrit inédit ? Ou les mémoires de l’ancien diplomate ? On sait qu’il a eu une longue et riche carrière. Qu’il a vu valser bien des ministres. Que Léon Blum le consultait régulièrement. Qu’il participa aux accords de Munich aux côtés de Daladier. Qu’il était proche de Roosevelt. Et méfiant envers De Gaulle. Qui ne l’appréciait guère non plus.

« Ce que De Gaulle ne lui pardonne pas, ce n’est pas d’avoir boudé l’appel du 18 juin mais d’être resté où il avait émigré après la Libération, d’avoir constaté avec émerveillement qu’il se trouvait très bien hors de nos frontières. Pour un aussi grand serviteur de l’État, c’était une première ».

L’enquête est rondement menée. Certaines pistes sont abandonnées et quelques baudruches dégonflées. Le narrateur et son accompagnatrice marchent sur des œufs. Ils ne sont pas là pour réécrire l’histoire mais pour tenter de comprendre. L’auteur les fait évoluer entre fiction (plusieurs histoires se croisent) et éléments biographiques bien réels. Au final, le narrateur trouve réponse à nombre de ses questions mais doit admettre que les manuscrits qu’il avait tant espérés dénicher n’ont peut-être jamais existé. À moins qu’ils aient été détruits par le diplomate.

Jérôme Baccelli nous embarque dans une pérégrination narrative efficace, sur les routes sinueuses empruntées par un Saint-John Perse (1887-1975) qui s’est toujours arrangé pour ne jamais dévoiler quelques uns de ses secrets. Ce qui ne l’empêche pas de devenir l’homme-clé d’un faux (et passionnant) roman d’espionnage.

Jérôme Baccelli : Ici ou là-bas, Le Nouvel Attila.

samedi 13 avril 2019

Jimmy Gladiator

L'hôtel Ouistiti ne répond plus. Et l'auberge Au libre Olibrius non plus. Même chose pour La Crécelle noire. Ces revues – tout comme Nevermore, Sur le zinc, Le Mélog, Camoufflage, Tomahawk  – ont perdu leur créateur. 

Jimmy Gladiator, poète, revuiste, militant libertaire, né à Barbès en janvier 1948, qui était aussi, selon son ami Pierre Peuchmaurd, « le fils du tabac brun et de la mer à boire », et qui ne se reconnaissait "ni dieu ni maître sauf Maître Kanter", a tiré sa révérence le 10 avril 2019. 

« Riez pour lui », recommandent les éditions Libertalia qui ont publié, en 2008, son roman Éléphants de la patrie.
 
Ses amis lui rendent hommage. Noël Godin ici et Claude Guillon ici.

Jimmy Gladiator : Éléphants de la patrie, Libertalia.

Lire également, de Jimmy Gladiator :  Les ossements dispersés, l'Embellie roturière, 1994, Les Petits Vieux de la bonne sieste, L’Esprit frappeur, 2002. D’un voyage en Palestine. Itinéraire d’Houilles à Tulkarem, Ab Irato, 2005, Tapis franc et autres cadeaux provos, Rafaël de Surtis, 2010. Blasphème autobiographique (Poèmes 1965-2010), Éditions Rafaël de Surtis, 2011, De paille et d'or ou Le Guignol des Batignolles, Éditions Rafaël de Surtis, 2014.