Tout
se passe en rupture de rêve. Nous sommes à Lorient. Georges Le
Bayon s'écarte un peu de ceux qui l'entourent pour aller se poster
devant l'une de ses toiles. Il a les yeux fixés sur une balafre
bleue qui simule un sentier sous la mer. Cela tient de la faille, de
la fente. Une anfractuosité qui attire le regard et qui permet de
pénétrer à l'intérieur des vagues, au cœur des éléments, dans
un flux incessant qui gicle sur les parois rocheuses en suggérant
des formes féminines à même la pierre. Personne n'ose, à cet
instant, le déranger. Ce retrait momentané (capté en une seconde)
me sert aujourd'hui d'appui pour évoquer le peintre que j'avais
rencontré grâce à Alain Jégou quelques années auparavant et que
je n'ai, depuis, jamais perdu de vue, l'amitié s'arrangeant par
ailleurs pour venir tisser à son rythme des liens indéfectibles
entre nous.
Il
présentait ce soir-là quelques fragments d'un itinéraire presque
sauvage, tout entier voué aux murmures du vent et aux roulements des
paquets d'écume. L'intimité de la petite salle des Beaux-Arts se
laminait sous la pupille lactée des projecteurs. Le rouge montait
aux joues des murs. Il y avait là, saisis dans une tension précise,
des brins d'eau, des embruns, des rocs roses ou roux, des rouleaux
retournés, du sable en fusion, des bris de soleil couchant à fleur
de ressac et dix ou vingt nuances de bleu en train de dialoguer
entre elles en se glissant entre les verres des convives et les
bruissements de voix.
La mer
était (et est toujours) omniprésente. Elle est essentielle dans son
parcours, dès l'origine. Elle affleure d'abord dans des pastels
chiffonnés par le flux des lames en transe. Ose le contact avec
les crocs des roches noires. Le Bayon tangue, s'en approche, tourne
autour et, brusquement, lâche la bride, libérant du même coup une
force, une énergie très communicative. Il sait répondre du tac au
tac à l'urgence. Son geste est bref, sûr, incisif. Il lacère,
étire, griffe, retient. Il y a entre lui et l'océan une lutte
physique. Les morceaux d'un Atlantique clairsemé, piqué au vif dans
une crique à Belle-Ile voisinent avec des flaques éparses,
travaillées au point de croix à marée basse. L'ondulation de la
houle l'attire irrémédiablement vers le large. Il s'y rend en
solitude. Aime se débattre dans un décor d'irréalité sublime et
dangereuse. Ses surfaces recèlent une profondeur inattendue. Et le
vide, l'absence, l'envie de disparaître ne proviennent pas seulement
d'une illusion d'optique. L'attirance vers le bas provoque des
réflexes de survie.
Je me
souviens d'une autre rencontre qui eut lieu dans son appartement
d'alors, rue de Merville, à Lorient, en février 1989. Il nous
faisait découvrir ses récentes réalisations. Assis près de
Georges, Alain fumait et se taisait, surpris lui aussi par les zones
rouges, noires et cuivrées qui servaient de buttoir à la danse
incessante de l'eau. D'étranges ballets se touchaient, avec en
miroir la lune ou le soleil. Les crevasses happaient les ultimes
rendez-vous de la douceur et de la sérénité. On n'éprouvait pas
le besoin de parler. On devinait le lien qui reliait la mer et le
corps féminin. Celui-ci glissait, à peine dissimulé, sous un
manteau de débris caillouteux au bas des falaises. La pierre ne se
faisait évidemment pas chair mais la main du peintre, en se posant
sur elle, disait l'ardeur qui pouvait se cacher derrière l'apparente
rugosité.
L'approche
sensuelle de la matière reste chez lui très vive. La hanche d'un
récif ou les cuisses d'un îlot léché par l'écume s'offre
ponctuellement à nos regards. L'univers palpable qui apparaît
permet de repérer çà et là les éléments qui fondent l'unité de
son parcours. On reconnaît les reflets verts des algues sous les
vagues, la boule orange d'un feu enveloppé de brume, les nuages
cotonneux d'un ciel qui se renverse, touchant, sans le vouloir, des
hauts-fonds escarpés. Sans oublier les bleus. Le bleu blanchi par le
sel, le bleu presque noir passé à la bouse des prairies de varech,
le bleu qui rouille à cause de la ferraille provenant des épaves,
le bleu transparent de la nuit, le bleu lavé au fond des puits
creusés à hauteur de Port-Coton, le bleu torride des voyages sur le
dos d'un béluga, d'un narval, le bleu tuméfié des lèvres en mal
de mots... Dix, vingt, cent bleus entrelacés qui ont aujourd'hui
tendance à s'estomper un peu. Ils laissent place à des teintes
plus contrastées que tourmente la vivacité des liquides en fusion.
La lande pelée, rabotée, expose ses pans d'herbe rase sur les
hauteurs. La falaise, abrupte, affronte les incessants coups de
boutoir de celle, qui, insatiable, se creuse en dedans pour mieux
mordre ces pics déchiquetés qui ne lui résistent pas. Le décor
date de quelques millénaires mais chaque instant et chaque scène de
cet immense théâtre perpétuel deviennent uniques, saisis par un
même regard : celui d'un peintre qui sait sortir de sa propre
intériorité pour se propulser au cœur du grand tumulte
élémentaire.
Le Bayon nous donne, avec ses marelles en mouvement, ses fragments
tourmentés sous le ciel, les esquisses fureteuses d'une œuvre de
plus en plus imposante dans laquelle rien n'est jamais figé. Il
faut le voir en plein travail, y mettant son corps, ses nerfs, son
souffle, dans l'atelier qu'il s'est aménagé à Belle-Ile, pour
comprendre combien ce lieu isolé, qui reçoit la force des courants
marins et des vents contraires, lui importe. Il lui offre, outre une
mer âpre, ruisselante et lumineuse qu'il ne cesse de sonder, strate
après strate, ces fractures géologiques qui l'aident à toucher de
près des vallons, sédiments, crevasses, éboulis où se répercute
le flux incessant des vagues en train de rouler au loin.