samedi 22 novembre 2025

Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes

Thierry Metz (1956-1997) est l’auteur d’une œuvre poétique forte, extrêmement cohérente, à coup sûr l’une des plus abouties des dernières décennies. C’est la publication de Journal d’un manœuvre (préface de Jean Grosjean, Gallimard/L’Arpenteur,1990), qui l’a d’abord fait connaître. Il y décrit, en une suite de textes courts, avec la concision qui est la sienne, ce que sont ses journées de travail sur un chantier ("on a une maison à bâtir") dans le centre d’Agen.

« Du bruit toute la journée. On ne sait pas ce qui se passe. Quelqu’un fait des gestes : il gagne son pain.
C’est tout. »

Ce livre, devenu culte pour beaucoup (Joseph Ponthus, dans À la ligne, dit ce qu’il lui doit), aurait pu faire oublier ses ouvrages publiés avant et après mais tel n’a pas été le cas. L’écriture de Thierry Metz n’a jamais cessé d’être lue. Année après année, des éditeurs indépendants (Jacques Brémond, Opales/Pleine page, Unes, Les Deux-Siciles, L’arrière-pays, Pierre Mainard, Arfuyen) et des revues (notamment Résurrection – qui a édité ses premiers textes – et Diérèse – qui lui a consacré un important dossier – ) se sont relayés pour que ses poèmes continuent de vivre en rencontrant de nouveaux lecteurs. La publication, aujourd’hui, de ce conséquent volume dans la collection Poésie/Gallimard participe du même élan, de la même démarche : faire entendre et connaître une voix qui a beaucoup à nous dire.

Sont ici regroupés six recueils, dont le premier, Sur la table inventée (1989), où s’affirme déjà sa volonté de privilégier une écriture simple, sans artifice. Il s’agit d’aller à l’essentiel, de poser des mots sur ce qu’est – et sera – son cheminement poétique, qui ne déviera d’ailleurs jamais de son propre parcours de vie. Il entend construire un poème où l’on peut entrer ou sortir aisément et qui s’ouvre à la clarté et aux paysages. La similitude entre bâtir un poème et une maison est pour lui évidente. Le fait qu’il exerce une activité manuelle (bûcheron, manœuvre, maçon ou ouvrier agricole) n’y est pas pour rien. Choisir et aligner des vers courts et précis sur la page équivaut à monter des rangées de briques ou de pierres pour construire une demeure habitable.

« Tu sais que toujours
un parmi nous
s’absente
pour habiter sa clarté
sa langue
poète ou manœuvre
convives d’un mot
illuminé »

Chaque recueil est présenté par Isabelle Lévesque qui donne, en préface, des pages précieuses, sensibles et documentées. Lectrice éclairée, elle pénètre dans les chantiers d’écriture du poète en s’arrêtant sur chacune de ses publications. Elle retrace la chronologie des textes. Et montre combien tous s’articulent autour de la vie, du travail, des aspirations profondes à l’équilibre intérieur et à la constante quête de sens qui habitent le poète .

« Je vais par signes
espacés
avec la matière noire du livre

retourner la langue. »

En mai 1988, un drame va venir le percuter, lui et les siens. Ce jour-là, Vincent, le deuxième de ses trois fils, meurt fauché par une voiture sur la route qui passe devant la maison familiale. Rien ne pourra plus être comme avant. L’année suivante, Sur la table inventée sera "offert à Vincent".
L’enfant disparu reviendra régulièrement dans ses poèmes, tout près de la Bien-aimée à qui il écrit, durant un stage effectué afin d’obtenir son CAP de maçon, en 1994-1995, les textes qui seront regroupés dans Lettres à la Bien-aimée (Gallimard/L’Arpenteur, 1995).

" J’ai écrit ces lettres à Périgueux, pendant un stage de maçonnerie qui a duré neuf mois. Des passages plus que des lettres : la journée à l’atelier, la soirée dans la chambre, à cinq ou plus, les couloirs, les portes, un cahier sur une table. Un cahier que je donne à la Bien-aimée. Et à Vincent, notre fils, qui a été tué par une voiture le 20 mai 1988, dans ses huit ans.", Thierry.

« Une petite voix que nous connaissons bien nous rend visite le soir. Une voix d’enfant qui nous raconte ce qui se passe là-bas, comment sont les gens, ce qu’on y trouve. Lentement il nous berce, nous accompagne jusqu’au sommeil, nous ferme les yeux... »

Le dernier mot du livre sera : Vincent.

Et le premier vers du recueil suivant, Le drap déplié (1995) le portera à nouveau vers la Bien-aimée. Ces poèmes aux vers brefs, finement aiguisés, sont centrés autour de son activité de maçon (le seau, la corde, les outils, les gestes précis, les mains grandement sollicitées) et de sa vie d’homme en quête d’apaisement que l’oiseau, la feuille, le vent, les nuages (tous synonymes de légèreté) lui procurent parfois, sans toutefois parvenir à éteindre la douleur et la mélancolie qui couvent et le minent.

« En souriant
dans mes pas
je plonge dans le jour
je ne suis plus qu’une torche
dans la fraîcheur

je me consume »

Pas de pathos mais l’envie, la nécessité d’avancer, d’assumer ses fragilités.

« Je n’ai que ce trajet à bâtir.
Retrouver la mère et l’enfant.
En mourir, peut-être. »

Jusqu’au bout, il cherchera – en écrivant, en étudiant certains philosophes, en affinant sa réflexion, en s’adonnant à son travail – à s’inventer un chemin qu’il sait étroit mais qui peut l’aider à tenir, à se réapproprier sa vie, à s’éloigner de ses démons.

"Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre", écrit-il en débutant L’homme qui penche, journal relatant deux séjours volontaires au Centre Hospitalier de Cadillac, en Gironde (octobre-novembre 1996 et janvier 1997) pour se sevrer de l’alcool, pour "redevenir un homme d’eau et de thé."

La souffrance l’emportera. Thierry Metz mettra fin à ses jours le 16 avril 1997. Il nous lègue sa poésie, ses cahiers, ses notes, ses journaux. Et, avec ce livre, des poèmes vibrants et fulgurants, écrits "dans le déchirement du langage et des choses" (Eric Vuillard), où transparaît "la part respirable des heures qu’il a traversées" (Jean Grosjean). 

Thierry Metz : Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes, préface d’Isabelle Lévesque, postface d’Eric Vuillard, Poésie/Gallimard.


mardi 11 novembre 2025

Vint le grand récit

Une récitante s’exprime devant un auditoire composé en majorité de femmes. Elle leur doit beaucoup. Sans leurs voix – qui s’assemblent et dont certaines se font de temps à autre entendre – la sienne n’existerait pas. Leurs vies résonnent également par fragments, par époques, par ricochets, échos et copeaux dans ce qu’elle dit, en un long murmure qui s’amplifie pour devenir lancinant, intense, pénétrant. Elle est debout, pieds nus sur le sable, n’a pas de nom, vient d’aussi loin que les autres, de terres où il ne faisait pas bon vivre.

« Vous avez renoncé à vos maisons d’argile, aux murs que vous aviez couverts de motifs peints d’un bleu céleste, vous avez jeté le sel derrière vous. Vous avez traversé. Vous êtes ici pour poser vos peurs et vos cris sur mes lèvres, pour donner noms aux choses, aux vivants et aux morts. »

Déracinés, toutes, tous se sont trouvés / retrouvés dans un lieu où se dressaient auparavant deux barres, désormais détruites. Ils étaient alors des Amaryllis ou des Mûriers. Cela les ancrait quelque part. C’est là que demeure une part infime de leur être, c’est là aussi qu’ils ont pu tisser des liens, se reconnaître des affinités douloureuses, échanger, retracer des itinéraires tortueux, jeter les bases d’un récit commun.

« Les pères des pères de nos pères ont été importés, comme les oranges, les bananes et les dattes, les ananas plus rares et plus raffinés, les pères des pères de nos pères ont été importés avec les marchandises. Marchandises parmi les marchandises. »

Des voix que l’on croyait éteintes s’invitent, certaines nuits, dans les pages du grand récit. Elles peuvent être elliptiques. Elles appartiennent aux morts, aux disparus dont la trace perdure grâce aux survivants qui ont hérité de leur histoire, de leur accent, de la singularité et de l’intonation de leur timbre.

« Qui parlera pour ceux qui se sont tus, pour celles qui se taisent, pour les bâillonnées des filatures, pour les soudeurs des chaînes de montage, pour celles et ceux qui montent les crosses des fusils qui seront retournés contre eux au premier mouvement de grève, qui parlera pour les morts, pour les vivants à moitié morts, les épuisés, les soumis, les aveuglés. »

Le monde qu’évoque Michaël Glück dans ce poème en prose (qui a sans doute vocation à être lu, scandé, déclamé à haute voix) est évidemment le nôtre. L’auteur alerte. Les lueurs d’espoir qui balisent son texte sont couchées au ras du sol par des vents contraires. Il donne corps à un chant au souffle continu où vibrent les mots de celles qui souffrent, qui témoignent, qui prennent soin de ne jamais convoquer tel ou tel dieu. Elles s’emparent simplement de la parole (un bien précieux) et s’en servent à bon escient.

Michaël Glück : vint le grand récit, Éditions Le Réalgar

dimanche 2 novembre 2025

Poètes errants & vagabonds mystiques

À l’origine de ce livre, il y a une rencontre étonnante, celle de Abderrazzak Benchaâbane et d’un auto-stoppeur auquel il a ouvert la portière de sa voiture, un jour où il circulait avec un compagnon de route entre Essaouira et Agadir. L’homme au regard noir qui prit place sur la banquette arrière était vêtu d’un manteau rapiécé, portait sur son dos un baluchon usé et répandait une forte odeur de kif et de tabac.

« Quelques kilomètres plus loin, il demanda à descendre de voiture. Une fois dehors, il commença à vider ses poches et sa besace et nous donna tout son argent puis nous demanda de patienter un moment pendant qu’il essayait d’ôter de son doigt une grosse bague en argent. Il n’y parvint heureusement pas. (…) Résigné, il se mit à nous bénir, récita quelques prières de lui seul connues. Il tourna ensuite autour de la voiture, donnant avec son bâton des coups sur la carrosserie tout en psalmodiant sa Baraka. »

Le conducteur ne mit pas longtemps à comprendre que ce vagabond dépenaillé était un Haddaoui, un itinérant mystique, compagnon de l’ordre soufi initié par Sidi Heddi, religieux marocain (mort en 1805), fondateur d’une secte de mendiants pénitents. Durant son enfance à Marrakech dans les années 1960, l’écrivain (également professeur d’écologie végétale, ethnobotaniste et créateur de parfums) en rencontra beaucoup et fut fasciné par leur aptitude à partager leur spiritualité. Suite à cette rencontre fortuite, il décide de se lancer sur leurs traces pour mieux les connaître, mieux cerner leurs rituels et leur conception même de l’existence.

« Il m’a fallu plonger dans le quotidien des Haddaoua pour, en les observant, comprendre la nature réelle de leur pensée et découvrir leur manière de s’habiller, de parler, de prier, de vivre et d’errer. Pour les Haddaoua l’errance est une thérapie pour soi, sur soi. »

Avec méthode, en de courts chapitres, Abderrazzak Benchaâbane étudie, point par point, ce qui caractérise les Haddaoua. Ils ne sont détenteurs d’aucun texte écrit. Chez eux, tout passe par l’oralité, y compris la transmission qui devient, de fait, créative et jamais figée. S’ils acceptent l’aumône, c’est uniquement pour s’humilier devant Dieu.

Les Haddaoua font un usage immodéré du kif et ne tarissent pas d’éloge sur le narguilé.

« Bourre le narguilé et passe-le au voisin
Fume et bois du thé à petits gorgées
Dieu dénouera tout »

clame l’un d’entre eux.

« Le kif pilé, la pipe tirant à souhait,
Le miséreux va, de par le monde,
Le cœur joyeux »,

chante un autre.

Sidi Heddi, leur maître à tous, le "Sultan des mendiants", est considéré au Maroc comme étant le saint-patron des fumeurs de kif. Il fut, dit-on, le premier à ramener de de ses pèlerinages en Asie des graines de cannabis au pays.Cheveux longs et barbes hirsutes, les Haddaoua vénèrent les chats. C’est leur animal totémique. "Il l’accompagne dans leurs pérégrinations, logé dans un couffin dont il ne sort qu’au terme de l’étape". Ils les protègent, partagent leur nourriture avec eux et, le moment venu, leur offrent une sépulture.

« A leurs yeux, le chat est un animal noble, puisqu’il descend du lion et du tigre. Ils disent que le chat fait ses ablutions et récite régulièrement des prières, sous forme de ronronnements. Il est le symbole du calme, de la retenue et de la sagesse. »

La langue des Haddaoua est le ghous qui puise ses racines et son vocabulaire dans l’argot. Ils l’ont adoptée pour contrer "la langue des poètes prise dans le piège de la rhétorique".

« Les poèmes tissés par les Haddaoua, comme leurs frocs troués et en haillons, peuvent ressembler parfois à une grossière dentelle où les silences, les vides et les pièces cousues dessinent des motifs. »

Abderrazzak Benchaâbane présente quelques-uns de ces poètes, notamment Mohamed Cherkaoui qui déclamait, en duo avec son compagnon aveugle Maâti Belfaïda, place Jamaâ Lfna à Marrakech, entouré de ses pigeons voyageurs dont certains montaient sur ses épaules ou sur son dos. Les deux officiants offraient aux spectateurs réunis en cercle autour d’eux un spectacle festif (une alqa) où la gestuelle comptait tout autant que la parole.

L’auteur termine son périple en évoquant les Derviches et les Qalandars d’Orient, autres vagabonds mystiques habitués à errer, en Anatolie, en Chine ou en Inde, en quête de sagesse intérieure, menant une existence identique, faite de pauvreté, d’abstinence, de non violence et d’oubli de soi. Plus qu’un essai, ce livre est une belle invitation à découvrir des vies humbles et hors normes, celles de "voyageurs à l’apparence négligée, cheminant seuls sans bagages".

 Abderrazzak Benchaâne : Poètes et vagabonds mystiques, des Haddaoua du Maroc aux Derviches et Qalandars d'Orient, photographies de l'auteur, éditions Al Manar.

mercredi 22 octobre 2025

Rêve d'une pomme acide

Une voix hurle dans la moiteur d’une fin d’après-midi estivale. C’est celle d’une femme qui demande à son mari, assis devant la télé où il y a un match de foot, de baisser le son ("on est pas sourds"). Cette femme s’appelle Élisabeth Witz. Elle est mère de trois filles : l’écolière, la lycéenne et l’étudiante qui, à l’entame du deuxième chapitre, prend la parole, dit comment va, et ne va pas, la vie dans sa famille. Elle l’ausculte finement, ne cache rien, reste posée, à l’écoute, essaie simplement de comprendre. Pour cela, elle doit remonter le cours du temps, s’intéresser au vieil arbre généalogique, planté entre l’Alsace (côté maternel) et la Lorraine (côté paternel) et dresser un état des lieux. Son constat est triste et sombre. Dans ce microcosme friable, tout est figé (pour ne pas dire vicié) depuis des décennies.

Elle dessine ensuite un portrait rapide de chaque membre de la famille. D’un côté, les hommes, souvent occupés dehors, experts en chiffres, évaluent toute chose ou situation en terme de coût, d’argent, de profit ou de pertes et de l’autre côté, les femmes, assujetties aux tâches domestiques, rêvent d’un horizon un peu plus émoustillant et moins banal que celui du salon de jardin. Beaucoup pleurent, désespèrent, dépriment, voient leurs espoirs s’effriter contre des murs d’ennui, s’abîment dans la mélancolie, la colmatent comme elles peuvent, la plupart du temps avec des médicaments. Certaines, parfois, n’y parviennent plus.

C’est le cas d’Élisabeth Witz. Un dimanche matin, 22 avril, premier tour d’une élection présidentielle, elle s’éclipse, quitte la maison et n’y reviendra plus. Elle part se suicider, en silence, dans la campagne, loin des regards, à tout juste quarante-huit ans. Si l’étudiante reprend un à un les fils effilochés de la cellule familiale, ce n’est pas pour les recoudre, elle sait que c’est trop tard, mais pour tenter d’y voir clair, pour avancer, trouver sa voie, ne pas sombrer. Pourquoi ce drame ?

« 22 avril soleil vert et jaune minuscule
deux et deux font quatre pourtant nous étions cinq
le père la mère trois filles : famille
désunie comme les doigts de la main »

Elle découvre les effets dévastateurs de la déflagration qui se propagent dans toutes les têtes, dans tous les corps. Rien ne sera plus jamais comme avant. Et cet "avant", elle doit désormais le considérer autrement, en tenant compte de la mort brutale de sa mère.

« Je vis avec ton fantôme, que je chasse ou appelle. Tes ombres sont amples et multiples. Elles surgissent partout sans crier gare.
Tu as laissé beaucoup de blanc. Beaucoup d’absence, d’espace. De cette liberté douloureuse que tu m’as offerte, quelque chose se donne ici en ton nom. Plus je t’exhume de ma mémoire, plus je t’invente. »

Le roman, soutenu par une langue tendue et fluide, usant de mots simples, précis, est construit autour de cette disparition que personne n’avait vue venir. D’où son impact, sa violence. Il y avait bien eu des indices, des signes avant-coureurs, mais minorés parce que dilués dans un quotidien ordinaire, dans ses à-côtés, dans les rituels de la religion, dans les visites dominicales aux grands-parents, dans l’ennui, l’école, le travail, les habitudes...

Tout semblait aller de soi quand tout, en réalité, allait de travers. D’où la bascule d’un récit qui réplique à une autre bascule, celle d’un être cher qui n’existera plus que dans la mémoire des autres. Tombeau grave et douloureux, le livre bouleverse par la dignité et l’humilité qui le traversent. À l’absente, les trois filles, chacune à sa manière et selon sa sensibilité, son tempérament, vont devoir donner une autre présence.

« Bercée, l’écolière s’est endormie.
Schloof gued Maïdele (Dors bien petite fille), murmure la lycéenne
Un draïm vum e siesse (Et rêve d’une pomme sucrée), ajoute l’étudiante.
Ensemble, elles portent l’écolière jusqu’à son lit. »

Justine Arnal décrit ici, calmement, entre douceur et gravité, changeant de ton quand il le faut, sans vouloir démontrer quoi que ce soit un engrenage peu visible mais terriblement fatal. Elle décrypte la fragilité des êtres, tout particulièrement celle de cette mère qui ressemble à beaucoup d’autres.

Justine Arnal : Rêve d'une pomme acide, Quidam éditeur

mardi 14 octobre 2025

Un abri dans l'ouvert

Ce nouvel ensemble de Françoise Ascal s’inscrit dans la suite de L’obstination du perce-neige, paru en 2020, chez le même éditeur, livre dans lequel étaient rassemblées les notes prises entre 2012 et 2017. On retrouve la voix claire et précise de celle dont l’œuvre tout entière (et d’abord poétique), façonnée par le matériau autobiographique, se nourrit de la présence des autres, des proches, des ami(e)s, des disparus, tout en étant reliée aux paysages qui la réconfortent, dans l’un ou l’autre de ses deux lieux de prédilection (ici, en Seine-et-Marne, le jardin, là-bas, en Haute-Saône, la prairie) et à sa soif de découvertes, de partages artistiques.

« Je ne cherche pas à faire" bouger la langue". Je cherche sa plus grande précision. Je cherche à affûter le mot, qu’il tranche à vif dans le réel, qu’il le fasse saigner. Lame nue. Outil le plus simple, le plus universel. »

Si la tonalité des notes (écrites à partir des lectures du moment, ou en rapport avec la lumière du jour, ou encore au sujet des projets à venir), se rapproche dans les premières pages de celle du précédent ouvrage, elle se fait néanmoins peu à peu plus tendue, plus grave. Son corps malade (des reins) ne lui laisse aucun répit. Le manque d’humanité qui règne dans les "usines à dialyses", où la machine dicte sa loi, n’arrange rien.

« Ne sais plus écrire. L’hémodialyse a sectionné la partie créatrice de moi-même. Ne suit " occupée" que par elle. »

Il lui faut puiser dans ses ressources intérieures, chercher et trouver l’équilibre, s’approcher de cette sensation de légèreté qu’elle espère et qu’elle réussit parfois à toucher en observant ses paysages familiers, où en s’immergeant dans des dossiers en cours d’écriture, l’un consacré à Katherine Mansfield, l’autre autour de l’œuvre d’Odilon Redon, ou en s’adonnant à des lectures passionnantes, de Hubert Lucot ("à l’affût du moindre pétillement dans le bus qu’il emprunte") à Louise Gluck ("très fort, façon Emily Dickinson") en passant par Montaigne ("je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi").

Malgré les doutes et les mauvaises nouvelles qui affluent, en ces années sombres où nombre de ses proches (dont son frère aîné) disparaissent, elle poursuit sa route, lâche parfois ses carnets, y revient régulièrement, se demande toutefois s’il ne vaudrait pas mieux en rester là.

« Beaucoup de censure dans ce journal », dit-elle.

Pas de plaintes et pas, non plus, de propos qui pourraient inciter ses lecteurs / lectrices à en formuler. Mais une belle retenue, une dignité sans faille.

Le 7 août 2022, elle prend la décision qui la taraudait depuis des mois. Elle met un point final à ses carnets. Elle les avait ouverts en hiver 1978-79. Fin d’une longue aventure.

« L’exploration a été menée à son terme, jusqu’à ce point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage ».

Sa dernière note sera pour « la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à portée de regard depuis ma table de travail. » On se dit que ce nid est aussi "un abri dans l’ouvert" même si ce n’est pas lui mais une citation de Roger Munier qui donne son titre au livre.

Un jour, le pigeonneau s’envole, la pigeonne aussi. Tous deux s’en vont prendre l’air et le large. Elle les accompagne du regard. Ils disparaissent dans le bleu du ciel. Elle referme son cahier. S’empare d’un plus petit carnet. N’en a pas fini avec l’écriture.

Françoise Ascal : Un abri dans l'ouvert, Carnets 2018-2022, lavis de Colette Deblé, Al Manar,