Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il
n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les
bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre
la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres,
notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une
correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en
plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de
T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés,
les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac,
William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert
Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon.
Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens
se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des
milieux littéraires établis.
« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se
déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de
la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de
l’âme. »
Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le
révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les
événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches,
décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique
de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel,
rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il
expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité,
travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).
« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je
marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la
pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le
long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille,
dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en
assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui
il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les
lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va
l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se
fissurer.
« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »
Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence
Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est
d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à
la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).
« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et
épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces
salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se
dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »
Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi
pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent
au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses
convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis,
intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations,
liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment
entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la
complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en
permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute
heure.
« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »
Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre,
anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas
l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de
l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital
psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte
(non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos
Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :
« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son
chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a
partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque
chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le
décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une
défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »
Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl,
ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour
l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui
entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant
bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus
d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est
mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation,
plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses
happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.
Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».
L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.
Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».
L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.