mercredi 3 juillet 2013

Allen Ginsberg

Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres, notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés, les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac, William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon. Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des milieux littéraires établis.

« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de l’âme. »

Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches, décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel, rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité, travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).

« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille, dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se fissurer.

« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »

Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).

« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »

Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis, intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations, liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute heure.

« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »

Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre, anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte (non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :

« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »

Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl, ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation, plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.


Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».

L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.





dimanche 23 juin 2013

Histoires secrètes

L’enfant qu’il fut – à l’orée des années cinquante – n’a pas été long à prendre la mesure de son environnement immédiat et à comprendre à qui, et à quoi, il allait devoir faire face. Quelques regards bien appuyés lui suffirent pour apercevoir tout autour les adultes à l’œuvre. Ici des donneurs d’ordres et de leçons, là d’intrigants optimistes capables d’inoculer le virus du cafard pour l’éternité à quiconque croiserait malencontreusement leur route (et leur rire), ailleurs les relégués, les taiseux, les plus vieux qui, ne pouvant suivre la cadence, se trouvaient contraints d’achever leur chaotique aventure en se cachant au fond de quelques pièces ou débarras très sombres. Voilà le désespérant tableau qui s’offrit de prime abord à celui qui, se frottant les yeux puis le cœur au gant de crin, en vint à admettre que la vie en ces contrées mornes et malsaines ne serait possible qu’à condition de trouver et d’affûter ses armes, en l’occurrence les mots, qui étaient là, disponibles, Rimbaud lu et relu l’y incitant, à sa portée, prêts à l’aider à dresser quelques constats puis à ouvrir des brèches.

« Je vis bien ainsi, debout, et parlant aux absents du bout de mes doigts tachés d’encre. De plus en plus faisant confiance à la poussière pour fixer les phrases que j’adresse aux choses. »

Être lucide et désenchanté, l’écrire, détecter les raisons précises de cet état de fait, en revenant aux sources (à cet « os très dur à passer » qu’est l’enfance) en vue de se mouvoir malgré tout dans ce monde, n’empêche pas, les textes brefs de Pierre Autin-Grenier en attestent, de trouver en soi assez d’énergie (celle du désespoir) et de souffle (celui de la révolte) pour les transmettre aux autres. Il dit ce qu’il doit à « la nuit fraternelle » qui referme chaque soir la page d’un jour terne, ce qu’il apprend des nombreux animaux qui traversent son livre, ce que chaque instant vécu intensément et non dans l’attente du suivant lui dicte de sagesse, ce que les absents qui reviennent le visiter à l’improviste lui offrent de simplicité ancestrale et de respect envers les choses, les murs, les meubles, les arbres. C’est en faisant provision de tous ces présents nichés au plus profond des mémoires qu’il fourbit ses armes et réussit à s’immiscer dans les Histoires secrètes de ceux qui, comme lui, avancent et résistent, tête rentrée dans les épaules, sans jamais abdiquer.

« M’animent encore un peu dans cet amour des choses et maléfices des mots le pessimisme des tendres, l’éternelle mémoire des amis morts et le malheur des petits mômes otages de la tristesse des banlieues. »

Ce livre, publié à l’origine en 1982, forme avec Jours anciens (L’Arbre, 1980), Les Radis bleus (Le Dé Bleu, 1991, réédité en Folio) et Chroniques des faits (L’Arbre, 1992) le socle de l’œuvre de Pierre Autin-Grenier. La forme courte, le pessimisme ardent, le quotidien désacralisé et la langue saccadée, mordante et maîtrisée que l’on y retrouve préfigurent les livres à venir, notamment Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’Éternité est inutile (L’arpenteur). Tout est déjà en mouvement dans cet ensemble que l’éditeur présente, à juste titre, comme un « petit traité du désespoir ». Très convainquant. Réconfortant et requinquant.


 Pierre Autin-Grenier : Histoires secrètes, éditions La Dragonne.


jeudi 13 juin 2013

Le Chant des mers

« Assis dans la nuit décharnée / Le cri de la mer dans les oreilles / Et un sale goût d'amertume en bouche / La tête figée coincée dans l'ombre / Opaque des pensées bringuebalantes / Le cœur aussi glacé qu'un iceberg. »

Alain Jégou, Une meurtrière dans l'éternité, éditions Gros textes, 2012.


C'est après avoir lu Passe Ouest (éditions Apogée, 2007), livre dans lequel Alain Jégou a retracé, à coups de séquences vives et houleuses, ce que fut son quotidien de marin-pêcheur durant près de trente ans, que le réalisateur Christophe Rey a décidé de consacrer un film à celui qui venait de l'embarquer ainsi, sans préambule, à bord de l'Ikaria, chalutier de neuf mètres cinquante immatriculé à Lorient et habitué à creuser sa route chaque jour, bien avant l'aube, dans la nuit noire, quelque part au large de l'île de Groix et du phare de Pen Men. Ce qu'il transmet à travers ce film, c'est l'itinéraire très particulier d'un homme qui a réussi à bâtir, parallèlement à ce métier rude, une œuvre poétique inclassable où l'océan (sa force, sa hargne, ses sautes d'humeur) s'avère toujours très présent. 

Touchant au plus près l'univers d'Alain Jégou et remontant aux sources mêmes de son écriture en ricochant, entre le jazz, la mer, les ports, les docks en perpétuel mouvement, de Tristan Corbière à Jack Kerouac et d'Antonin Artaud à Claude Pélieu, Le Chant des mers navigue sur une ligne d'horizon fougueuse et haletante, dans le sillage immédiat d'un poète qui n'avait de cesse de frotter son corps et son imaginaire à une réalité qu'il savait traverser, fustiger et dépasser avec rage et efficacité.

Le Chant des mers, réalisé par Christophe Rey, Candela Productions.

Né en 1948 à Larmor Plage, Alain Jégou est décédé le 6 mai 2013. Le magazine Littoral (sur France 3 Ouest) lui rendra hommage le samedi 22 juin en rediffusant Le Chant des mers.

vendredi 7 juin 2013

Florent Chopin, nomade parmi les nomades

"Nous revenons, sur les talus, sur les restes d'un océan cubique,
Zanzibar au bout des lèvres.
Les lions pourrissent dans l'avoine.
La nuit se fait au bord des routes."

Florent Chopin, Bleu Bohémienne, éditions Wigwam, 1998.


Son antre, l'ancien garage, L'atelier de brousse, situé rue Garibaldi à Saint-Ouen me trotte dans la tête depuis longtemps. J'essaie ce soir de le restituer à ma façon. Je bois un café serré. J'arrose mon fond de tasse d'un liquide à l'arrière-goût marin, liqueur iodée et dorée au soleil. J'y ajoute ce que je veux. Et j'y vois ce que bon me semble. Un décor. Une maison. Trois étages. Au-dessus, une terrasse (séparée en deux par un rideau de perles) avec à l'entrée  un beau Pierrot Gourmand déniché dans une brocante. Sur la table, des assiettes peintes par un italien de Montmartre. Au mur, les livres de Jean-Pierre Duprey. Et de nombreux autres ouvrages (une étagère entière) publiés par François Di Dio au Soleil Noir. Deux toiles de Micheline Catty, œuvrant dans l'ombre longue, apaisante de Gherasim Luca ... 

C'est dans ce décor que Florent Chopin apparaît. Il sourit. Soulève sa casquette. Invite à se familiariser avec les lieux. On ne sait d'où il débarque. De mer d'Iroise ou du Japon. Ou peut-être faisait-il, ces derniers jours, escale dans les vignes du Périgord afin de piétiner des raisins noirs pour offrir du jus frais à la terre et en remplir un ou deux pots pour le mélanger à ses couleurs. On a envie de le croire là-bas tout en sachant qu'il navigue déjà ailleurs. Au Portugal en quête de paresse ou sur une autre piste (à dos de chameau dans le désert ? Ou dans des ruelles à Zanzibar ?) occupé à joindre les deux extrémités d'un arc-en-ciel au fond d'une flaque.

On n'ose trop parler. On sait qu'il est tout entier dans la minutie des voyages. Il y a des morceaux d'océan sur l'établi. Une cheminée rouge et noire, un navire, un quai balayé par l'écume, une bouée orange, un halo de lune, un fort ressac, du monde à bord. Il reste apparemment calme au milieu de l'agitation qui précède les grands départs...  En fait, il y a déjà un bon bout de temps qu'il est parti. Embarqué pour un périple au long cours où le volume, l'espace, les couleurs, les déchirures et les émotions varient selon le plaisir que prend le marin à fabriquer lui-même les paysages qu'il lui faudra traverser. Belle lurette qu'il est en route, agent des liaisons intimes entre le « peut-être » et le probable, entre la fiction et le rêve, entre les engouements de l'absence et les velléités de sa présence au monde. Pour le suivre, il faut s'engager dans un beau dédale, un enchevêtrement de virages à négocier au cordeau en multipliant les changements de stations et de véhicules de façon à dessiner ce périmètre de liberté qui nous permettra d'avoir la tête au Nord, les pieds au Sud et le cœur en Équateur.

En tournant autour de cette terre ronde et bleue qui est logée dans l’œil du peintre et qui vient toucher les pupilles scintillantes de celui ou de celle qui regarde, qui lit, tout devient possible. Lui et moi, toi et lui, bref, nous et nous pouvons alors longer les quais de la gare de l'Est ou du Nord dès les premières lueurs de l'aube. On est à peu près sûr de le repérer au milieu des voyageurs, et d'établir le dialogue entre le R.E.R et l'Orient-Express ou, si l'on préfère, entre l'homme de la taïga et le bohémien des banlieues occidentales.

Florent Chopin : Boîtes à retardement, exposition du 6 juin au 7 juillet, Galerie Amarrage, 88 rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen.

samedi 1 juin 2013

Paris 1926

Fils de pasteur, né dans le nord-est de la Suisse, Ludwig Hohl débarque à Paris peu après ses vingt ans. Il vient de rompre avec sa famille et trouve refuge dans un meublé en compagnie de son amie Gertrud Lieder. Résolument rivé à l’écriture et désireux de ne rien laisser passer de ce qu’il voit, entrevoit, perçoit et ressent, il s’est mis en tête d’arpenter la ville la nuit en privilégiant les quartiers les plus animés. Les Halles, Montmartre, Pigalle, la proximité des gares et plus précisément Montparnasse, où il a son quartier général à La Rotonde, restent ses lieux de prédilection. Cela ne l’empêche pas d’aller, à l’improviste, et de jour, visiter tel ou tel arrondissement pour découvrir ce que ses yeux de noctambule n’auraient pas pu discerner. Après chaque virée, il s’attèle au travail, inlassablement, et des heures durant, pour noter et décrire avec précision ce qu’il vient de vivre. C’est ce journal, tenu sur moins d’une année, très vivant et narratif, constitué de scènes étonnantes et ponctué de rencontres qui le sont tout autant, qui est ici publié.

Il excelle dans l’art de ciseler des portraits brefs en reconstituant des scènes de rues ou des discussions tenues au café ou sur le trottoir. Il est accompagné de quelques congénères aussi fauchés que lui et soucieux, eux aussi, de confronter leur création (ce sont des peintres, sculpteurs, poètes) à la réalité sociale et urbaine de ces secteurs souvent mal famés où ils déambulent en s’étonnant de tout. Ils apprécient les attroupements, qui sont signes de bagarres ou d’accidents et les haltes dans les bistrots où ils boivent plusieurs bouteilles tout en auscultant le décor ambiant.

« Acheté cette nuit, comme très souvent, des frites et des saucisses grillées aux Halles, à un cuisinier planté à un carrefour, qui ressemble de loin à un vendeur de marrons avec son réchaud. Mais quand on s’en approche, on remarque que son installation est plus confortable : du graillon chauffe dans la marmite, et sur une table sont disposés saucisses, boudin cru et lard et surtout des pommes de terre. Elles sont déjà pelées, même si elles semblent plus tachetées que blanches, et il ne reste à l’homme qu’à les découper à la va-vite en morceaux de cette forme bien connue, longue et rectangulaire. »

Hohl aime poser avec lenteur et patience chacun des tableaux de ce théâtre ininterrompu qu’il décrit. Cela va du paysage, de la lumière, de l’architecture à la gestuelle des êtres portraiturés en situation en passant par ce qui traverse le décor : ce peut être une averse, ou la chute d’un ivrogne, ou le passage d’une prostituée et de son petit chien, ou une altercation entre un chauffeur de taxi et l’un de ses clients qui s’accroche à la chaleur du véhicule, vautré sur le siège arrière. Rien ne manque et les péripéties se succèdent sans relâche.

« Je me suis promené seul avec Blohm aux Halles, vers dix heures du matin, et voulais lui montrer l’endroit de la boucherie où l’on peut voir les têtes de veau se faire échauder et racler. »

Suit une description en règle de ce qui se produit en ces lieux où « une douzaine de silhouettes à moitié dénudées, des garçons de boucherie mal dégrossis, s’affairaient autour d’énormes chaudrons. »

L’humour est de temps à autre convoqué. Idem pour le sarcasme et l’ironie. À petites doses, au fil des périples et des multiples contrariétés ressenties par l’écrivain. Il arrive à ce marcheur de ne plus supporter la compagnie de ses condisciples et de se rêver ailleurs, en solitude, en train d’escalader la montagne, son autre passion, celle qu’il réussira, plus tard, à faire entrer dans Ascension, son grand livre.

Paris 1926 permet de sillonner un Paris méconnu et oublié. La bohème de Hohl a peu à voir avec celle de Hemingway, de Cendrars, de Picasso et de tant d’autres qui fréquentaient pourtant, à la même époque, les mêmes endroits. Pas un n’intervient dans le journal de l’écrivain suisse. Sans doute parce qu’il ne les connaissait pas. Et probablement parce que son monde, et ses préoccupations, étaient autres. Ses compagnons sont de jeunes inconnus en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais, hormis, tardivement, pour Hohl qui poursuivra son existence, de 1937 à sa mort en 1980, en travailleur de l’ombre, logeant dans une cave à Genève.

 Ludwig Hohl : Paris 1926, traduit de l’allemand par Yann Bernal, éditions Attila.



vendredi 24 mai 2013

Affaires d'écriture

James Sacré a toujours plusieurs séries de poèmes en cours. Il poursuit cette œuvre déjà conséquente qu’on lui connaît en faisant de fréquents et nécessaires retours en arrière. Relire de temps à autre quelques uns de ses livres l’amène à déceler çà et là un chemin, une lumière ou une émotion (mais ça peut être aussi un fruit, un objet, un outil, une fontaine) qui furent à l’époque à peine effleurés et sur lesquels il désire s’appuyer pour poursuivre la route en essayant de mieux saisir ce qui va s’y trouver.

« En fait je ne suis jamais passé à autre chose : je ne fais toujours que reprendre mon geste : écrire un livre de poèmes. »

Ce chantier perpétuellement ouvert a des bases solides. Quiconque le lit depuis plusieurs années le sait et ces Affaires d’écritures, où sont réunis quelques uns de ses ouvrages, nous le démontrent à nouveau en offrant, de façon non chronologique, des ensembles publiés entre 1968 et 2003. On y retrouve ce constant va-et-vient qui, d’un livre l’autre, permet à la mémoire de se réactiver en se frottant au présent. Un mot, un regard, un lieu-dit ou tout autre indice imprévu (une faneuse rouillée, un lavoir désaffecté, une charpente qui craque, deux corbeaux – lui dit « grolles » – posés en haut d’un orme) suffisent pour que s’enclenche en lui le mouvement qui va amorcer la pompe, le cœur, le « geste » d’écriture.

« Tout ça déjà décrit, d’autres poèmes, déjà dans le temps : bouts de plaines anonymes, des endroits sans force de symbole, sans apparent désir d’être des rêves dans la mémoire humaine...

silences d’herbe dure, rangés sur les planches de nos souvenirs comme des pains rassis et des couennes poivrées de vieux jambons... »

L’ancrage dans le paysage, tout particulièrement dans celui, tout en méandres et en contrastes, qui fut celui de son enfance à la ferme en Vendée, est très présent. James Sacré reste attentif et curieux. Il ne se laisse jamais aller à ce qui touche au vaste panorama. Ce qu’il cherche, c’est l’approche familière qui va l’aider à dire non seulement un morceau du paysage (pâtis, haies, pièce de luzerne ou buisson d’aubépine) mais aussi des instants de la vie quotidienne de ceux qui travaillent ce territoire si particulier en étant, d’une certaine manière, et en retour, eux aussi, dans leur corps et jusque dans leur langue, leurs gestes, également travaillés par lui.

« Évidemment d’écrire un paysage ça n’en dit pas grand chose mais ça fait que voilà un poème pour parler même si c’est pas précis ses mots la tournure de ses phrases l’ensemble c’est bien comme une espèce de gros buisson. »

Sa façon de tâtonner avant d’attraper la couleur juste (c’est souvent le rouge qui chez lui domine), ou le nom de l’arbre, ou de l’oiseau, ou de l’outil dont il parle, posséder ce vocabulaire, ce lexique approprié et l’associer à la tournure et à l’emboîtement des mots et des verbes qui lui semblent les plus pertinents, sans oublier la possible rime ou la césure qui s’invite à l’improviste, donne à sa voix cette singularité à laquelle viennent s’ajouter certaines particularités, venues du patois vendéen.

« Est-ce qu’on a tellement l’air paysan
Si on ressemble à du patois ?
À cause d’une façon d’attraper les mots
Qui fait bouger la tête comme ça
Plutôt qu’autrement, sans doute...
Pour le reste ça veut dire quoi parler comme un paysan ? »

Les poèmes réunis courent sur plus de trois décennies. Ils attestent de la grande continuité d’une œuvre en mouvement. Leur forme bouge. James Sacré passe aisément de la prose au vers, y compris dans l’espace d’une même page. Pour lui, ces textes sont des « ancrits ». Ce mot, qui avait donné son titre au bel ensemble qu’avait édité en 1983 Thierry Bouchard (ensemble ici repris), n’a pas été choisi par hasard. On le trouve dès 1876 dans le Glossaire du patois poitevin établi par l’abbé Lalanne qui en donne une définition très simple : un ancrit est un écrit imprimé.

« Un ancrit comme le dit la définition du mot, n’est pas forcément un poème. J’aime que cela me permette d’écrire sans m’inquiéter de savoir si j’écris un poème ou pas. J’écris. Ou quelque chose s’écrit (comme on dit maintenant depuis, disons Rimbaud) ».

James Sacré évoque, avant ou après quelques unes de ces suites rééditées, ce qui, à l’époque, avait suscité leur écriture et s’arrête sur ce qui, aujourd’hui, l’amène à les rassembler, en y posant un regard bienveillant et en parvenant à créer une belle unité, dans un même et nouveau livre. On y avance lentement, c’est un réel bonheur de lecture, un long cheminement, passant des sous-bois à l’aire libre en multipliant les zigzags et les rencontres, guidé par cette voix qui interroge et qui s’immisce dans les interstices du paysage, de la mémoire et de la langue sans jamais perdre (bien au contraire) de sa précision, de sa simplicité et de sa force.


 James Sacré : Affaires d’écriture, collection Reprises, Tarabuste éditeur.

vendredi 17 mai 2013

Michel Merlen, rue de l'Ouest

"Mers poivrées de bleu / corps qui partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et s'enfonce comme une taupe / dans le langage."

Michel Merlen, "Art de la mémoire", poème dédié à Yves Martin, Borderline, page 11, éditions Standard, 1991.

Je revois notre première rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur, c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des morceaux de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures secrètes (qui ont à voir avec la guerre d'Algérie) ne transparaissent qu'en pointillés. D'emblée, je lui parle de Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

(Les rues de la mer, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Quand il s'éclipse, personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup, Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier, Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais, auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen, lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets, leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers – rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.

Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.

Né à Hyères en 1940, Michel Merlen a publié, outre les trois recueils cités, La Peau des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974), Quittance du vivre (Possibles, 1979), Poèmes arrachés (Le Pavé, 1982), Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982), Made in Tunisia (Polder, 1983), Le Désir dans la poche revolver (Le Pavé, 1985), Terrorismes (Polder, 1985), Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986). Il a publié, l'an passé, avec Catherine Mafaraud-Leray, La mort c'est nous (éditions Gros Textes).