vendredi 27 décembre 2013

Alain Jégou, au fil des rencontres

 Je le revois cet été-là, debout au bord de l'Atlantique. Dans ma mémoire, derrière l'apparition rapide de cette image, semble se deviner le blues du capitaine. Il a des braises qui couvent dans les yeux. Il regarde au loin. Reste assez silencieux. Près de lui, Le Bayon s'active à peine. Il crie tout de même après les mouettes, histoire d'essayer d'enrayer le concert en cours au-dessus de nous. Je les suis à distance. Les ai laissés prendre un peu de champ. Je suis avec eux à Belle-Ile pour une semaine. On a passé une bonne partie de la nuit précédente dans la boulangerie à Momo qui bossait au fournil avec ses frères et, vers quatre heures du matin, boulot terminé, on a débouché une bouteille de muscadet en dégustant des croissants chauds sur un bout de table en ferraille.

Je ne réussis pas à expliquer pourquoi, mais quand j'essaie de revivre au ralenti certaines de mes rencontres avec Alain Jégou, c'est souvent celle-ci qui revient. Peut-être parce que depuis Momo est mort (happé par une vague alors qu'il pêchait aux abords de l'île) et que je n'ai jamais réussi à remettre mes pas dans ceux du virevoltant boulanger de Bangor. Je ne sais pas pourquoi la scène déboule ainsi, hirsute, à l'improviste, entortillée là-haut à la manière de ces volutes de fumée qui traînent en spirales, de la table au plafond, dans un bar de préférence, puisque c'est là que nous avons pris l'habitude de nous réfugier pour sécher nos (déjà presque) vieilles peaux.

Autre lieu, autre rencontre. Ce jour-là, le bistrot était planté dans les dunes. Je crois qu'il s'appelait Les Mouettes. On avait simplement pu repérer, en arrivant à la tombée de la nuit, le beau toit couleur verveine qui chapeautait la bâtisse. C'était quelque part du côté de Lomener. Alain et Georges connaissaient. Avant d'entrer, on s'est soulagé des deux ou trois bières qu'on avait sifflées en compagnie du peintre Le Brusq dans un café près de la gare de Lorient. On avait fait attention à nos chaussures et à nos pantalons. Ici, l'air est turbulent et il est nécessaire de savoir bien orienter son jet. Le vent soufflait en tempête. On entendait la mer qui hurlait derrière. Les oyats n'en pouvaient plus de battre le sable. On a ensuite découvert, un rien échevelés, l'agréable chaleur du bar. Deux vieux picolaient au comptoir. On s'est installé à l'écart, près de la grande baie vitrée. Avec vue sur l'océan. Qui ronflait toujours mais dont on n'apercevait plus que des crêtes d'écume disséminées dans le noir... Sitôt la commande passée, on s'est embarqué avec, en vrac, sur nos chaloupes de solitaires qui venaient de se retrouver, poésie, peinture, revues, livres, souvenirs, projets. On a glissé de la fin des années soixante-dix à aujourd'hui (en 1998), comme ça, mine de rien, grâce à un nom, un lieu, une anecdote. Cela nous a mené très loin, très tard.

Parfois, il y a des mots, mais jamais, bien sûr, de coups échangés avec les voisins de table, quand on s'emporte trop vite, pris dans le tourbillon de nos barcasses qui ont du mal à faire face aux caprices du vin qui se met à sauter comme un cabri dans nos veines. Ainsi, cet autre jour, autre bar (ou plutôt resto) à Saint-Brieuc cette fois. Je ne sais plus exactement lequel d'entre nous avait mis le feu aux poudres. En tout cas, nos éclats de voix avaient fini par enflammer quelques broussailles sèches dans les cerveaux pourtant patients des autres clients. Eux, ils étaient là pour manger et discuter calmement alors que nous on commençait, le hors-d’œuvre à peine entamé, à faire cliqueter nos verres de plus en plus fort en donnant libre cours à notre roulis intérieur. C'était, je ne peux pas ne pas m'en souvenir, notre première rencontre. Le peintre Georges Le Bayon était présent, en ce samedi soir de l'an 1981, dans le havre situé dans la vieille ville, rue des Trois Frères Le Goff, entre la place de la Grille et la descente en pente raide vers le port du Légué... Il faut dire que l'on avait préparé l'entrevue de longue date. On s'écrivait depuis deux ou trois ans, depuis le jour où je lui avais commandé son recueil La suie-robe des sentiers suicidaires, livre préfacé par Marc Villard, avec crâne intact, revenu des tréfonds de l'océan, incrusté sur la couverture noire. Auparavant, j'avais lu certains de ses poèmes dans quelques revues, j'avais repéré son nom dans une anthologie de Bernard Delvaille (éditions Seghers) et dans un volume de "Poésie 1". Ce type-là, on voyait bien qu'il n'écrivait pas qu'avec sa tête. Il fouillait également en lui, il se tiraillait les tripes et n'hésitait pas à les balancer sur la page. Il cherchait à être en accord avec lui-même. Ne biaisait pas. Ne jouait pas. Se foutait de la gloriole. On le plaçait d'emblée dans la lignée des discrets, des enragés, des mélancoliques, des solitaires et des rêveurs éveillés. Autrement dit du bon côté de la barrière. De plus, il habitait à moins de deux cents kilomètres de Liscorno. La distance n'était pas un obstacle. Par contre, nos emplois du temps respectif, le sien surtout (en mer six jours sur sept sur son chalutier Ikaria) ne nous permettaient pas de nous voir aussi souvent que souhaité. Mais au final peu importe... Bientôt vingt ans vont passer depuis nos premières lettres, et si je regarde un peu en arrière, j'y vois de superbes balises, des points d'ancrage lumineux, des rencontres furtives ou prolongées, un peu partout en Bretagne, chez lui à Fort-Bloqué ou ailleurs, à Paimpol, Quimper, Rennes, Lorient, Douarnenez ou Saint-Brieuc donc, pour la première, l'inaugurale, qui s'était finalement à peu près bien terminée, aux alentours de minuit, à genoux place de la Gare, nous escrimant tous les trois à changer une roue de voiture sous l’œil écœuré et fatigué des flics.

Curieusement, je n'éprouve pas le besoin de parler de ses textes. Ceux-ci sont extrêmement directs, rugueux et violents. N'excluent tendresse ni humour. Ils viennent du corps. Leur effet est immédiat. Ils bousculent, barattent le mental, se cognent aux vagues, balancent des uppercuts bien ciblés là où il faut justement frapper. Ce qu'il faut ajouter, mais cela va de soi, c'est que derrière ces pages, derrière ces morceaux d'écume et ces carnets de route au large, il y a un mec qui va de l'avant en se colletant les intempéries de l'âme et du monde. Ce bonhomme-là, j'aime le rencontrer et le lire : c'est à chaque fois une bonne et revigorante claque dans la gueule de mes petites certitudes de terrien capable (ou presque) de se donner l'illusion d'un départ en pêche avec le capitaine rien qu'en fabriquant un bateau en papier destiné à l'eau du ruisseau d'en face.

Ce texte, légèrement remanié, a été publié dans le n° 52 de la revue Travers consacré à Alain Jégou en 1998.

 

vendredi 20 décembre 2013

Chaissac - Mougin : une correspondance

Chaque numéro de la revue Travers (créée en 1979 par Philippe Marchal) est construit et pensé avec précision, en fonction du thème ou des textes, dessins et reproductions publiés. L’objet est toujours en adéquation parfaite avec le contenu. Témoin ce n° 58, consacré à la correspondance entre Gaston Chaissac et Jules Mougin. Celle-ci court de 1948 à 1962 et chaque lettre est ici reproduite en fac-similé et en typo, sur feuilles blanches grand format assemblées sous un long bandeau de papier kraft où sont mentionnés expéditeur, destinataire et date. L’ensemble est réuni dans un coffret dont les quatre battants permettent de découvrir, sous enveloppes ornées d’un timbre signé Jean Vodaine, des courriers de Michel Ragon, de Jean L’Anselme, de Jean Mougin (fils de Jules) et de Camille Chaissac (femme de Gaston).

Dès le début de leur correspondance, s’affirment deux tempéraments curieux et en état d’alerte, deux créateurs qui écrivent, dessinent et peignent en se tenant résolument à l’écart. Ce sont des solitaires, très attentifs aux autres, tout particulièrement à ceux qui viennent, comme eux, du monde ouvrier où le bluff et la notoriété ont rarement cours. Ils parlent du ciel, du vent, des soucis ou joies de la vie ordinaire et de leurs travaux ou projets. L’un est un épistolier hors pair et l’autre distribue des centaines de plis tous les jours. Ce fil les relie. Le facteur Mougin (1912-2010) est discret et avenant tandis que le cordonnier Chaissac (1910-1964), plus volubile, aime donner des nouvelles de ceux du village en se souciant peu de l’orthographe.

« roger Sionneau est justement soldat à laval qui est aussi la patrie de notre confrère Madeleine brunet dont la poësie se situe parfois dans les sables d’olonnes et le pétrin du boulanger voisin tourne à en perdre haleine dans le candide matin ensoleillé sans que les pierre s’en mettent à parler. Mais le roquet de la commère qui ne pivoine pas vient d’aboyer. Tres amicalement
G Chaissac, valetudinaire, orfèvre en vieux cuir et gandineur de l’école des Laids arts. »

Mougin attend chaque lettre avec impatience. Son fils Jean explique le lent rituel mis en place pour l’ouverture de l’enveloppe, la lecture du courrier et le plaisir à le partager avec sa femme avant de le ranger soigneusement.

« J’aime ses délires. J’aime sa vision du monde. J’aime sa solitude. J’aime ses dessins. J’aime Chaissac, c’est tout. »

Ils se retrouvent au sommaire de la revue Peuple et poésie (1947-1951) , initiée par Michel Ragon et Jean L’Anselme. Ils cohabitent également au sein de la revue Dire de leur ami Jean Vodaine. Ils portent une parole simple et efficace, celle qui adopte « les mots qui font pas leur fier-à-bras, une parole appelée à dire avec plus de justesse, mettant au cœur de l’homme, cette fantaisie qui l’ensoleille », rappelle le poète et facteur Claude Billon, qui a aidé Philippe Marchal à collecter les documents rares (dont de nombreux dessins) réunis dans cette superbe livraison.

« L’un gribouillait des milliers de lettres. L’autre les portait à domicile. Il sont tous les deux, à la fois des Anomalies dans la littérature et l’art contemporains, et de merveilleux créateurs », note Michel Ragon.

Chaissac - Mougin : une correspondance, Travers, 10 rue des Jardins 70220 Fougerolles.



mercredi 11 décembre 2013

Un paralogue futural

L’avant-livre, étonnant, est traversé par de brefs rebondissements comme seul le hasard sait en produire. L’épopée débute au printemps 2006 quand Matthieu Messagier crée de toutes pièces une feuille de match mettant aux prises les équipes du Sporting Club de Trêlles et le Football Club des Ailleurs. Il ne se doute pas alors que la Fédération Internationale du Football Sans Jeu et Sans Sueur est en train de naître et qu’un autre adepte du beau jeu, Malek Abbou, en déplacement à Lisbonne, va bientôt lui renvoyer la balle et l’inciter à donner, comme il le souhaitait, plus de corps, d’espace et d’envergure à son projet initial.

« Ce qui m’intéresse au fond dans la composition que j’ai faite de ces deux équipes, c’est leur avenir repris par d’autres comme toi, avec remplaçants, transferts, scandales hydrauliques, travestis, chants drôlatiques, entraîneurs véreux ou alcooliques endormis sur le banc mais sapés comme des dandies, et ainsi de suite... »

Et la suite, tout naturellement, s’enclenche. Elle connaît son apogée avec la tenue du match au sommet entre les deux clubs phares de ce nouveau championnat dans lequel évoluent également des équipes telles l’Olympique J’étais Cigare, l’Express Inutile en Retard ou l’A.S. Délinquance Abstraite. La conférence de presse d’avant-match a lieu à l’Hôtel Multicontinental des Ailleurs et la confrontation a pour décor le Stadium de la Flaque Solaire où 82 000 spectateurs en liesse ont pris place. Le gagnant sera qualifié d’office pour la Ruby Baby Cup des Clubs Champions. L’enjeu n’est donc pas mince et Buster Keaton, qui siffle le coup d’envoi de la rencontre, en est conscient. Tout comme Jacques Vaché, le portier du Sporting Club de Trêlles, ou Gène Vincent, le goal de l’équipe adverse. L’ambiance est électrique. La spontanéité des uns et des autres offrent des phases de grande intensité. La Flaque Solaire est secouée par de longues bronquas.

« Corner. Calamity trouve la tête de Lucrèce monté aux avant-postes, mais Vaché sort le ballon d’une claquette. Corso accroché dans la surface par Vigo. Monsieur Keaton ne bronche toujours pas. Sur la ligne des seize mètres calmement Vaché tire sur sa pipe d’opium. Très belle ouverture de Scott Walker en direction de Manzoni mais Piranèse rivalise de vitesse et couvre le ballon pour laisser en six mètres. »

On le voit : il y a du beau monde sur la pelouse. Le jeu est vif et aérien. Les mouvements de corps et les feintes de tir s’enchaînent de façon imparable. Malek Abbou et Matthieu Messagier multiplient talonnades métaphoriques, roulettes verbales, ailes de pigeon humectées de rosée, pichenettes magnétiques et une-deux rapides et percutants. Non contents de mettre en scène des joueurs (et joueuses) de tempérament, plus connus sur d’autres terrains que sur celui du football, ils les dotent d’un sens du dribble et de la répartie qui suscitent surprise et ferveurs.

« J’écris de la poésie moderne
non musicale
qui mange le foin de l’ogre
rien ne la dompte
elle s’est coupée des fertilités
des fébrilités
superficiellement compréhensives
Mais tout cela
elle ne l’a pas fait
intentionnellement
mais par évitements naturels
des cellules
gagnées par l’expérience »

Le livre, outre l’élan que lui donnent les virtuoses qui l’ont conçu, permet à qui le souhaite de prendre connaissance de toutes les équipes en lice dans cette compétition singulière. Sigles et logos, dessinés du bout des doigts par Matthieu Messagier, y figurent aussi. À noter également les entrées en jeu des virevoltants Michel Bulteau et Jacques Ferry. Passages brefs et percutants. D’individualités qui jouent collectif. Déjouant ainsi, le temps d’un match, dans un ensemble construit avec plaisir et malice, un principe très répandu qui dit que souvent (mais pas toujours) « la poésie consiste à être seul ».

 Malek Abbou & Matthieu Messagier : Un paralogue futural, éditions Impeccables.

lundi 2 décembre 2013

Maintenant ou jamais

Pas de mer d’huile, de calme plat, de pot-au-noir dans la poésie d’Henri Droguet. Mais des bourrasques, des vacarmes d’air et de vagues, des avis de grand frais et des dépressions nées dans les creux de la mer d’Irlande ou du golfe de Gascogne. Et le vent brusque qui va avec, qui balaie tout sur son passage, qui hurle aux fenêtres, qui s’immisce sous les ardoises, qui profite de la nuit pour se faire les crocs, qui souffle en rafales, qui alimente l’incessant tumulte du dehors et qui demande au poète de dénicher en lui les mots justes, rêches, bien aiguisés, râpeux, raclés, rincés s’il veut rendre compte du tonitruant charivari sans oublier les torgnoles salées, les ciels déchirés et les balises hurlantes.

« ça danse foudre aux yeux
pinceau du jour souple et véloce à la gambade
ça fauche aussi à tout petits crocs
ça herse ça dé visage ou figure ça rit
ça bousille les gisements feuilletages
la papeterie fourragère des nuits
(houille blanche & noire) estampé fourbi
papiers chinois chinés déramés
fouillis à tranchées boyaux labyrinthes »

Ça cogne à mains nues. Des uppercuts chargés d’iode et d’écume, portés sur le ring des mots par quelqu’un qui sait détecter leurs secrets sonores et se servir de leur potentialité physique et musicale en les associant au mieux. Ils peuvent alors craquer, gémir, gicler, vibrer hors de leur corps et atteindre des zones sensibles qui produisent fragrance, chant et choc. Il y a de l’esquive dans l’air, des sautillements près des cordes mais pas de mise au tapis ou de jet d’éponge.

« une pluie perdue dans l’amont
disloque un batardeau pointille
un chemin traversier rempaille
dépareille et retouche les houles
et les saumures au ciel quasi tartare
la broue songeuse
imbibe les spongieuses sphaignes »

L’allitération, maniée avec entrain, ouvre la voie à de discrètes et très efficaces alchimies, toutes liées au plaisir de pétrir la langue en s’en emparant totalement. Cela aide à dire la force inouïe des éléments. C’est dans ces nœuds serrés qu’ils inventent, dans leurs parages toniques et tonitruants que naissent les poèmes d’Henri Droguet. Chez lui, la mer est tout aussi présente que les nuages et le vent. Il ajuste son vocabulaire en fonction de la météo quotidienne et de la perception intérieure qu’il en a, il emprunte au lexique marin, croche les mots, trouve le bon adjectif et le verbe adéquat et donne à tout cela une intensité et un flux formidables. Quel souffle ! Il marche vite, se rapproche du Gulf Stream, laisse Saint Malo (où il vit) derrière lui, fonce, caresse les morsures, date tous ses textes et les déroule, selon l’humeur et l’ironie du jour.

« Je n’écris pas de poésie figurative, je défigure et c’est du tohu-bohu élémentaire et verbal que je mets en espace, en musique, en crise, en désordre, que je bricole avec ma caisse à outils. Il y a un piéton anonyme, une figure nomade et bancroche en marche dans les nuits dévorées dévorantes, sous les mansardes des cieux en bataille ; la mer bossue s’affuble et se démène ; une étoile fume ; les pluies picotent un lièvre, des schistes, un deltaplane ; la forêt sent le bétail bleu et le poumon froid. »

 Henri Droguet : Maintenant ou jamais, éditions Belin.


lundi 18 novembre 2013

Terre sienne

Si Terre sienne a été écrit en « regardant intensément », comme le note en fin de volume Yves di Manno, des peintures destinées à trouver place dans un livre peint de Mathias Pérez, il n’en demeure pas moins poème autonome, apte (après avoir pris corps) à tenir et à avancer de page en page en délimitant son propre espace. Il bouge en même temps que le regard. Il semble se placer alternativement dedans et dehors, glissant « du noir au vert », tour à tour à l’abri (précaire) d’une vitre cassée et au contact d’éléments soumis à de grandes turbulences.


« (ce qu’on voit à travers
n’est pas le pré

déterminé ni le ciel

à l’envers, l’étendue
d’ombre bleue surplombant

les corps couchés
dans la nuit verte) »

Ce qui a lieu dans les tableaux comme dans le poème apparaît sombre et douloureux. S’y dessinent un décor, un paysage, des lumières basses, des corps pris dans la glaise... D’autres détails encore, plus secs, plus rudes, disent qu’il y a là entailles et coutures, désolation et désir de réparation.

« comme un besoin de la
meute ignorée

froissant le rideau
des fourrés, abandonnant

à l’humus, à la glaise

les corps aux torses
lacérés »

Yves di Manno ne s’imprègne pas seulement de l’œuvre du peintre. Il y ajoute une implication physique et sensitive qui lui permet de toucher de près la rugosité d’un trait de pinceau, la brusquerie d’un geste bref, l’épaisseur de la matière, la place infime des êtres perdus entre ciel et sol ou la légèreté apaisante du vent dans les herbes folles. Conçu en deux volets (terre et sienne), « ce-livre-ce poème », s’empare de la page pour que s’y impriment les différentes nuances d’un paysage habité, vu, senti, ressenti par celui qui, inévitablement relié aux champs, au pré, à la terre, ne s’y absente que pour mieux y revenir.

« langue de terre
(sienne)

s’avançant dans la nuit
dont j’émerge

chaque jour ayant dû

ignorer le corps
qui la signe...

 Yves di Manno : Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage (Coat Malguen – 29410 Plounéour-Ménez).

lundi 11 novembre 2013

Travails

Il ausculte sa mémoire. Revient sur ses vingt, trente ans. À cet âge où il changeait fréquemment de travail. Il fouille, tire sur un ruban puis sur un autre. N’a pas à sonder bien profond. Tout est resté à fleur de peau. Les scènes rappliquent par saccades. Les gestes, les outils, leur maniement, les habitudes et les réflexes huilent la mécanique du corps. Sa fatigue, il l’atténue grâce à une saine désinvolture qu’il partage avec ses camarades d’infortune. À l’atelier ou sur une dalle de béton, sur un échafaudage ou derrière un bar, ou encore sur une mobylette postale aux sacoches bourrées jusqu’à la gueule en faisant gaffe au chien du n°17 qui bave et exhibe ses canines quand il passe pétaradant.

Les poèmes d’Hervé Bougel possèdent cette verticalité qui les fait tenir (debout) sur le côté gauche de la page. Fragiles, ils y trouvent leur équilibre et leur cadence. Ils sont construits en vers brefs, incisifs, rythmés et percutants. Ce que la mémoire retrouve y est inscrit, le mot juste tombe impeccablement à la bonne place, sans esbroufe et sans besoin de séduire. Le monde ouvrier se dit avec simplicité et efficacité. Le texte est direct et narratif. Çà et là, des portraits saisis sur le vif défilent, tous remis en selle et en scène par celui qui restitue des fragments de leur parcours de façon quasi manuelle.

« Dans la rue des jardins
Chez cette autre femme
J’entrais
Les murs étaient
Jaunards
Baveux
De crasse noire
Je ne vois plus
Mes yeux sont morts
Me disait-elle
Qui sait
Mon fils viendra
Ce soir
Apporter le dîner »

L’autobiographie est constamment traversée – et enrichie – par les gestes, les paroles, les souvenirs et les différentes perceptions de la réalité. Employés et patrons s’y côtoient. Petits chefs et lèche-bottes également. Qui ne peuvent rien contre l’inaltérable soif de liberté de celui qui bosse un temps avec eux puis s’en va découvrir ailleurs (toujours du côté de Grenoble et de ses environs) d’autres décors, personnages, outils, machines et règlements.

« Quand vint le patron
Silvère de son prénom
À la fin de l’après-midi
La nuit tombait
Comme du verre cassé
Il me darda
De son œil rond
De bête marine
À écailles froides
Et Hocine
Dit Daniel
Lui parla
Et lui dit
Je le connais
Ce type-là
Et je l’ai embauché
Ainsi longtemps
Je lavai verres
Assiettes et couverts
À la maison dorée. »

Travails poursuit avec minutie et réalisme ce qu’Hervé Bougel avait déjà entrepris avec Les Pommarins, livre (Les Carnets du dessert de lune, 2008) dans lequel il revenait, par séquences, en de courtes proses narratives et souvent cinglantes, sur ses années d’usine.

Hervé Bougel : Travails suivi de Arrache-les-Carreaux, Éditions Les Carnets du dessert de lune.
On peut retrouver Hervé Bougel ici et .


samedi 2 novembre 2013

Aléa second

Filtrer le peu, l’infime d’un présent au monde (et aux autres) en puisant dans sa mémoire ce qui reste à vif, ce que l’oubli n’a pas réussi à effacer, semble être au centre de ce que tente de transmettre, en équilibre sur un fil très tendu, Jean-Claude Leroy.

« corps accroché à l’image
brouillard des cellules
glace crevée par le désir

sur des murs de tessons et d’azur coagulé
tu rampes souvent, et saignes »

Trouver assez de force pour tenir et avancer ne peut se faire sans multiplier les retours sur soi, sans interroger son corps, sans y associer plaintes, plaisirs et blessures, sans s’en aller, de temps à autre, « pleurer aux arbres », sans extraire de ce chantier à ciel ouvert les mots qui devront ensuite se toucher et se frotter pour produire un déclic, un poème, une présence. C’est ce genre de fusible qu’il répare et branche dans l’obscurité d’un livre qui donne de la lumière par éclats brefs et successifs, en touchant des fils dénudés et des prises dissimulées, sur terre ou dans le désert, voire même dans « l’ancien garage des solitudes ». Çà et là, des souvenirs affleurent. L’enfance n’est jamais loin. Le corps non plus, qui quémande, cherche à revivre ces secousses intenses et fulgurantes qui le font vibrer.

« être ce rien qui leste le temps
corps noyé sec sur l’étal de l’ennui

prêt à jouir d’une lame, devenir fragment »

Jean-Claude Leroy associe ces fragments d’une façon particulière. Il n’y a pas chez lui besoin de suite et de continuité mais des décrochages réguliers, des télescopages naturels (et très subtils) d’un vers l’autre avec, à chaque fois, limitant les césures, un point de suture (ou de jonction) qui permet à l’image, à l’intuition, à l’imprévu, à l’être et à son ressenti de se caler dans un même poème.


Jean-Claude Leroy : Aléa second suivi de Nuit élastique, éditions Rougerie.

J.C. Leroy anime le site Tiens, etc