jeudi 19 janvier 2017

Ravive

Pas facile de ranimer la flamme et de retrouver vivacité et fraîcheur quand le corps et le psychisme décrochent en lâchant de plus en plus de lest. Il faut, pour y parvenir, passer par différentes épreuves, satisfaire à de curieux rituels et plonger parfois dans des zones noires pour y repêcher quelques images macabres. Ainsi celle de ce petit corps, celui d’un enfant, livré à la voracité des tourteaux au fond d’un puits marin.

« Avec le flux et le reflux, des lambeaux de chair se décollaient des flancs, ondulaient comme de blanches soles, puis recollaient lâchement au corps. Accroupi et fouillant de mes mains dans le noir pour y trouver l’appui ferme de la roche, je regardais tétanisé. »

Celui qui parle est un adulte qui « après trente ans d’excès et d’épuisement » revient visiter les lieux où il passait jadis ses vacances en compagnie de ses parents. Ce bref retour en arrière, et le compte-rendu de ce qu’il avait vu alors, sont au centre de la première des neuf nouvelles qui composent le recueil de Romain Verger. Y circule un vertige qui ira crescendo de texte en texte. On glisse de l’ordinaire à l’étrange puis de l’angoisse à l’effroi. Le basculement se fait en quelques phrases. Et les personnages qui apparaissent, en proie à la solitude et en quête d’une identité qui leur échappe, quittent à tour de rôle le champ du réel pour arpenter celui du fantastique et de l’imaginaire. Ils sont fascinants, déconnectés et diablement excessifs.

Ici un homme sort de sa torpeur, seul et exténué, après avoir vécu une nuit d’ivresse et d’amour intense avec une inconnue au bord de l’océan, là un être partage son quotidien avec une femme qui le rafistole régulièrement sur la table de travail où elle fabrique des bébés sur mesure qui sont ensuite vendus et livrés à domicile par la poste, ailleurs un autre part à la rencontre des hommes-soleils au Nouveau-Mexique.

« Dans ses rêves, Nel enfourchait un cheval écumant, fendait au galop les steppes d’altitude, remontait les pentes rocailleuses des gorges sous l’œil tutélaire de l’ibex, entre les roches constellées d’hommes-soleils qu’il attrapait de son lasso et jetait dans le cercle blanc de ses nuits. »

Ces nouvelles ont beau s’aventurer dans des lieux et registres différents, elles n’en présentent pas moins de nombreux points communs. À commencer par la mer, l’enfance, le passé, la folie, le rêve et le corps. Le tout orchestré par l’écriture de Romain Verger. Sa prose éclatante, dense et riche, est celle d’un styliste qui tient son texte de façon imparable. Il y a chez lui une idée de la description et une faculté à trouver des images rares qui ne laissent rien au hasard. Tout est précis, millimétré, bien calé. Ce qui ne l’empêche pas de laisser toute liberté à sa phrase. Qui peut, dès que le besoin s’en fait sentir, se tendre, se resserrer ou (plus volontiers) s’étirer, onduler, prendre de l’ampleur.

Romain Verger : Ravive, Éditions de l’Ogre.

lundi 9 janvier 2017

Sad paradise

Kerouac revenait fréquemment sur ses origines bretonnes. Enfant, son père Léo ne manquait jamais de les lui rappeler. On les retrouve, parfois fantasmées, dans plusieurs de ses textes et tout particulièrement dans Satori à Paris, le roman qui relate son voyage à Brest, sur les traces de ses ancêtres. On sait qu’il rentrera bredouille, fatigué, esseulé, heureux de retraverser l’océan après ce périple brumeux et très alcoolisé qui eut lieu au printemps 1965. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à la suite de ce voyage, et après parution du texte consacré à ce séjour épique dans deux numéros successifs de la revue Evergreen, un artiste breton, poète, musicien, chanteur et sculpteur, qui lisait Kerouac depuis déjà de nombreuses années, osa enfin entrer en contact avec lui. Il s’appelle Youenn Gwernig. Il vit à New York depuis la fin des années cinquante. Il a même pris la nationalité américaine. Le lien entre eux est d’abord la Bretagne.

« Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai acheté un de vos livres, Sur la route, juste parce que votre nom me rappelait le nom d’un lieu-dit, Kerouac’h, près de ma ville natale qui n’est pas loin de Quimper en Cornouaille. »

Kerouac lui répond rapidement.

« Oui, j’aimerais vraiment beaucoup te voir, lors de mon prochain voyage à New York City... J’aurais aimé aller à Kerouac’h avant d’écrire le livre... mais j’envisage de retourner en Bretagne, en voiture avec un ami, et de la visiter vraiment cette fois-ci. »

Au fil des rencontres et des lettres échangées, une amitié naît entre ces deux hommes qui ont à peu près le même âge et qui se sentent à l’étroit dans un monde réel bien trop petit pour pouvoir satisfaire leur besoin de grand large. Ils veulent vivre et vibrer, plus ardemment, plus intensément. Leur correspondance est à ce titre très explicite. Elle durera trois ans et ne s’arrêtera qu’avec la mort en octobre 1969 de celui que l’on surnommait Memory babe, en référence à cette phénoménale mémoire qui ne le lâchait jamais.

Ce sont ses dernières années qui sont ici évoquées, non seulement par écrit mais aussi à travers le regard et la sensibilité du photographe René Tanguy. Celui-ci a remarquablement saisi l’esprit de l’écrivain. De Lowell, Massachusetts à Brest en passant par New York ou St Petersburg, Floride, ultime lieu de résidence de Kerouac, il multiplie les prises de vue avec pour seule ambition le désir de laisser se croiser deux itinéraires prompts à transmettre une irrésistible envie de départ à qui accepte d’entrer en contact avec ces paysages urbains, maritimes, ferroviaires ou forestiers qui les traversaient en permanence.

Tout y est. La ville qui glisse dans la brume, les fins de soirées piquetées de lumières, les enseignes vives qui clignotent au-dessus des motels, l’intérieur bleu nuit d’un bar fermé, les pierres noires et rudes prises d’assaut par une mer en furie, les feux arrières des voitures qui disparaissent au loin, les bateaux pris dans la tempête, le v des oiseaux migrateurs zébrant un ciel blanc... Et les ruelles pavées et luisantes des communes endormies du centre Bretagne, les arbres tordus d’une forêt qui est peut-être celle du Huelgoat, là où un autre voyageur, Victor Segalen, fut retrouvé mort. Sans oublier les ponts, les palissades, les voies de chemin de fer, les immeubles de banlieue, le cimetière dans la neige et l’inévitable berline abandonnée, coffre ouvert et roues démontées, dans un garage de fortune.

Le livre (dont le titre est emprunté à un poème de Ginsberg) est superbe. Il incite au voyage. Les lettres, reproduites en fac-similé, sont traduites en fin d’ouvrage. Il donne envie de relire (encore et encore) Kerouac qui tenait Gwernig en grande estime. « Je crois que tu es le seul homme que je connaisse aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau », lui écrivait-il le 19 juillet 1967. Il permet aussi de mettre enfin en lumière cet homme discret et malicieux, auteur, entre autres titres, de La Grande tribu (Grasset, 1982), qui a mené sa vie sans jamais s’enorgueillir d’avoir eu un ami si célèbre. Lors d’une visite chez lui, à Locmaria-Berrien, en 1998 (en compagnie d’Alain Jégou pour la préparation du livre collectif Kerouac city blues), il nous parla avec retenue de leurs rencontres régulières, de ces week-end agités, se souvenant entre deux rires de quelques anecdotes, disant également que l’auteur de Sur la route dormait peu et lui téléphonait souvent en cours de nuit, passant un temps fou en ligne. Il nous montra pour finir les fameux numéros de la revue Evergreen.
Les derniers mots reviennent à Stella, la veuve de Jack Kerouac, écrits quelques jours après la mort de celui-ci, dans une lettre adressée à l’ami qui avait, peu avant, quitté les États-Unis pour revenir vivre en Bretagne (où il décédera en 2006) :

« Il buvait beaucoup, nous le savions tous. On le croyait quand il disait qu’il savait quand s’arrêter.
C’était un petit garçon qui refusait de grandir. Et pourtant il avait tellement de projets pour l’avenir. Jusqu’à la fin, il disait qu’il allait retourner à Lowell, visiter la Bretagne, découvrir l’Europe et se construire une maison dans les bois de Nouvelle-Angleterre.
Ce fut très soudain, pour lui comme pour nous. Les médecins ont tout fait pour le sauver et jusqu’au bout il s’est battu comme un tigre pour vivre. »

Sad paradise, la dernière route de Jack Kerouac, photographies de René Tanguy, lettres de Jack Kerouac et de Youenn Gwernig, traductions de Annaig Baillard-Gwernig, textes de présentation de Jean-Luc Germain, éditions Locus Solus.

dimanche 1 janvier 2017

Sombre aux abords

En prenant pour modèle l’album Darkness on the Edge of Town de Bruce Springsteen, reprenant en partie son titre, et structurant son livre de façon à ce que les dix nouvelles qui le composent répondent aux dix titres conçus par le Boss en 1978, Julien d’Abrigeon parvient à construire avec Sombre aux abords un ensemble fulgurant où la langue tonne, résonne, fait feu de tout bois et s’embrase pour porter son incandescence au cœur de la nuit, sur des routes de moyenne montagne qui se trouvent soudainement éclairées comme en plein jour.

« Cent soixante-dix chevaux, assoiffés. Toute une cavalerie au repos, sous ma fenêtre, sur le parking, sous le capot, à l’affût du premier coup de clairon. La nuit va lâcher prise mais elle tient encore debout, éblouie par la lumière polie de boules blanches emmoustiquées perchées tous les huit mètres pour éclairer la chaussée, les trottoirs, leurs poubelles et les chiens qui les grattent afin de mieux les éventrer. »

Il n’y a pas de tours de chauffe. Ça part au quart de tour et voilà tout à coup le New Jersey qui s’invite dans le Massif central. Ça vrombit. Les feux follets volent en rase-mottes au-dessus des cimetières. Celui qui conduit pied au plancher, destination inconnue, fuyant d’abord un quotidien qui sent trop l’échec et le culte des pères empilant des vies usées pour rien, les salue et continue son périple sur des départementales ardéchoises qui sentent parfois l’odeur âcre du pneu brûlé.

Ce qui se dit, s’écrit au fil des nouvelles, avec personnages interchangeables, sur fond sonore rude et envoûtant, c’est le désir d’espérer un peu plus que ce rien promis à qui est né avec une cuiller maculée de vert-de-gris dans la bouche. Il lui faut garder ses distances. Ne pas prendre l’expression « tuer le père » au pied de la lettre mais, à tout le moins, lui raboter le piédestal, ne pas l’imiter, ne pas user inutilement ce corps qui n’est pas uniquement destiné au travail. Ce qui se dit, se crie, c’est qu’il convient, quand il en est encore temps, de savoir tourner la page, d’en ouvrir une autre, d’y façonner son destin, de tailler la route, se tirer ailleurs, sortir du rang, s’arracher, prendre la tangente, casser la routine et se casser tout court.

« Alors, d’un bon coup d’Opinel, je m’ôterai ce qui me reste de souffrances, de nœuds non dénoués.
Et je trouverai dans les gravats cendrés une fille à qui changer de peau démange, prête à la laisser sécher là, comme moi, une fille prête à prendre, avec moi, la route, prête à prendre et la route et moi. »

La voiture, omniprésente, s’offre ici de nombreuses embardées. On y ceinture sa solitude, son mal-être et on démarre. Elle suit, et parfois même détermine, le rythme de l’écriture. Elle s’emballe, klaxonne, double, laisse de la gomme sur la chaussée. Elle incite à l’aventure. Doit évidemment tourner comme une horloge. Ça, l’auteur le sait. Qui connaît la mécanique. Et qui la veut à l’image de sa prose. Précise, nerveuse, rageuse. Apte à répondre aux sinuosités de la route. Prête à rugir, à rompre les amarres, à laisser les lucioles orangées d’Aubenas loin derrière. Elle devient également fort utile quand il s’agit de passer ses nerfs, après une rude journée de labeur, en se payant des rodéos nocturnes sur l’A7, avec de grandes bouffées d’adrénaline en récompense. Born to run, dirait Springsteen qui vient tout juste de donner ce titre, celui de son troisième album (1975), à son autobiographie.

Avec ou sans bande-son, Sombre aux abords emporte. La langue, le texte, sa rythmique et son allant trouvent et gardent tout au long du recueil (dans lequel les nouvelles forment bloc) une étonnante, longue et effrénée respiration.


Julien d’Abrigeon : Sombre aux abords, Quidam éditeur.

Julien d’Abrigeon anime le site tapin²


mercredi 21 décembre 2016

Des opéras de lumière

Le roman, quand il met en scène des artistes disparus, réussit parfois à percer des secrets et à éclairer des zones d’ombre que ne parviennent pas à saisir obligatoirement l’essai et la biographie. Ainsi des liens étroits qui unissaient, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, le peintre François-Auguste Ravier (1814-1895) et l’industriel et photographe Félix Thiollier (1842-1914). Si de nombreuses lettres échangées entre eux permettent de témoigner de ce que fut leur amitié, on ne s’attardait, par contre, pas vraiment sur leurs caractères bien trempés, sur leurs parties de chasse communes, sur leurs joutes verbales, sur leur désir de se surpasser et sur ce même élan créatif qui allait les faire, l’un et l’autre, tout plaquer pour s’isoler et se consacrer uniquement à leur art. Cela, seul un roman pouvait espérer le toucher du doigt, pourvu qu’il se donne assez d’espace et de liberté pour oser inventer, embellir et même falsifier certains pans de réalité. C’est ce que fait ici, avec finesse, aplomb et légèreté, tout en s’appuyant sur une solide documentation, Jean-Noël Blanc.

Il suit les deux hommes à la trace. Du début à la fin. De leur enfance jusqu’à leur mort. L’un est né à Lyon et l’autre à Saint-Étienne. Trente ans les séparent. Ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. Thiollier est issu d’un milieu aisé. Photographe estimé, à défaut de devenir le peintre qu’il envisageait d’être, il est littéralement subjugué quand il découvre, un peu par hasard, l’œuvre de Ravier. Il pense à Constable, à Turner, à Corot. « Une telle fougue dans les ciels, cela ne s’oublie pas ». Il lui écrit, va le voir là où il s’est retiré, à Morestel, au fond du Dauphiné, et n’aura, dès lors, de cesse de faire connaître ce peintre cabochard qui n’a pas plus envie d’exposer que de vendre et qui passe son temps à traquer les lumières du jour.

« Je continue à suivre ma folie – nous avons eu deux ou trois jours de vent du midi qui ont exaspéré ma palette – j’ai des fringales de ciel – c’est l’infini – je médite les drames de la lumière, j’essaie de piéger le fugitif, d’attraper le brouillard argenté – il y a des heures où personne n’a vu ce que j’ai vu. »

Thiollier, qui voyage beaucoup, allant de galeries en ateliers, nouant des liens avec de nombreux peintres, achetant au passage beaucoup d’œuvres, comprend très vite que Ravier, qui peint les ciels comme personne, n’a rien à envier aux impressionnistes. Il en est même l’un des précurseurs. Il convient de le faire savoir. Il ne va pas lésiner pour tenter d’y parvenir, en multipliant les contacts, en établissant et en publiant la première monographie du peintre dont il deviendra plus tard, après sa mort, l’exécuteur testamentaire.

« Il faut démarcher, trouver des clients. Non, clients n’est pas le mot approprié : l’affection et l’amitié demandent mieux qu’un négoce anonyme. Il n’alerte donc que ceux qui aimaient le vieux peintre : des acheteurs dignes de Ravier, dit-il. Il en connaît déjà suffisamment pour écouler des pièces. Il vend par lots : quinze, vingt, plus encore. »

Cela ne l’empêche pas de continuer à photographier. Sans autre ambition que de restituer ce qu’il voit : les paysages, les terres noires, les ciels tourmentés mais aussi la ville, les mines, les forges, les lieux industriels. Il est en train, mais ne le sait pas, et ne le saura jamais, de devenir l’un des pionniers et des maîtres de la photographie.

« Il ressemble à un Moïse sculpté par Michel-Ange, dit un flatteur. Thiollier secoue la tête quand on lui rapporte ce propos, quel imbécile a dit cette ânerie ? Moi, une statue ? A-t-on jamais vu une statue aller blaguer avec un fossoyeur comme je le fais au cimetière de la Tour-en-Jarez. »

Il devient aussi bourru que Ravier et aura, tout comme son ami, et comme tous les solitaires qui n’entendent pas se plier aux exigences de tel ou tel milieu, bien du mal à entrer dans la postérité. Jean-Noël Blanc, en s’attachant à leurs parcours, en les faisant revivre plus d’un siècle plus tard, leur rend, avec ce roman particulièrement prenant, dont l’édition est augmentée de nombreuses reproductions, un très bel hommage. Il leur redonne, tout simplement, la place qui devrait être la leur dans l’histoire de la peinture et de la photographie.

Jean-Noël Blanc : Des opéras de lumière, Ravier & Thiollier, roman, éditions Le Réalgar.

mercredi 14 décembre 2016

Leçons de vertige

L’œuvre du poète catalan Joan Margarit a été traduite dans de nombreux pays mais elle était jusqu’à présent peu disponible en langue française. L’anthologie publiée par les éditions Les Hauts-Fonds vient combler ce manque. Elle permet de suivre de façon chronologique le parcours du poète en donnant à lire de larges extraits de chacun des treize recueils qui constituent sa bibliographie. On y découvre une écriture simple, concise et narrative, faite de courts tableaux autobiographiques qui disent les rudesses de la vie, le désarroi, la tristesse de l’auteur et son besoin, quasi existentiel, de toujours se regarder en face pour s’interroger et comprendre ces pensées néfastes qui peuvent, en certaines circonstances, venir noircir son être intérieur. Ainsi au sujet de sa fille Joana, née avec un lourd handicap physique et mental, morte en 2001 à l’âge de trente ans, dont il parle fréquemment, avec tendresse et douceur, tout en s’en voulant d’avoir pu espérer sa disparition.

« J’écoute la Pathétique et je me vois
souhaiter que la mort de Joana
nous rende l’ordre et la joie
que nous croyions avoir perdus à sa naissance.
Mon amour, Joana, la tendresse
que je voulais tuer comme ces enfants
des tragédies, enfants coupables de menacer
l’avenir de leur bourreau.
Mes mains – comment ai-je pu les arrêter ? »

Si son extrême lucidité et son intégrité morale lui empoisonnent (sans doute) parfois l’existence, elles lui ouvrent, en contrepartie, des portes qui resteraient fermées s’il décidait de se mentir à lui-même. De multiples scènes de la vie quotidienne sont ici placées sous le signe de cette ambivalence. Le bien-être est souvent atténué par une angoisse soudaine, une incompréhension susceptible d’enrayer l’harmonie du couple, un souvenir peu rassurant (parfois lié à la guerre, au franquisme, aux libertés cadenassées). Le dire par le biais du poème lui paraît un cheminement naturel pour tenter d’ atténuer les effets déstabilisants de cette intranquillité qui surgit à l’improviste.

« J’entends frapper à la porte et je vais ouvrir,
mais il n’y a personne.
Je pense à ceux que j’aime et qui ne reviendront pas.
Je ne referme pas. Je souhaite la bienvenue.
La main sur le cadre, j’attends.
La vie s’est appuyée sur la douleur
comme les maisons sur leurs fondations.
Et je sais pour qui je m’attarde, pour qui je laisse une lumière
accueillante dans la rue déserte. »

Est-ce que son métier d’architecte l’aide à mieux construire ses poèmes ? C’est assez probable. Il fait souvent référence à son travail (« pendant des années j’ai commencé ma journée / dans le désordre organisé des chantiers ») et il y a dans la structure même de ses textes des indices qui laissent penser que ces deux activités (qu’il mène sur le terrain et sur le motif) restent pour lui indissociables.

« Les ouvriers à l’aube font un feu
avec des restes de coffrage.
La vie a été un immeuble en chantier,
le vent frappant au plus haut de l’échafaudage,
toujours face au vide, car on sait
que celui qui pose le filet travaille sans filet. »

Né en 1938, pendant la guerre d’Espagne, Joan Margarit écrit à la fois en catalan (langue interdite sous Franco) et en espagnol. « Chaque poème signale un événement de ma vie, mais mon intention lorsque je l’écris va bien au-delà », dit-il. Ajoutant, dans l’instant, que le poème, pour atteindre son but, doit nécessairement se frotter à une autre sensibilité, celle de celui ou de celle qui, le lisant, le fera vraiment exister.

Joan Margarit : Leçons de vertige, poèmes traduits du catalan par Noé Pérez-Núñez, Les Hauts-Fonds.


Il faut souligner, à l’occasion de la parution de ce livre, le rôle important joué par les éditions Les Hauts-Fonds dans la publication de poètes étrangers en France. Ainsi, récemment, l’écossais Hugh Mac Diarmid (1892-1978), avec Un enterrement dans l’île, poèmes traduits par Paol Keineg et le gallois R.S. Thomas (1913-2000) avec Qui ?, ensemble traduit par Marie-Thérèse Castay, Paol Keineg et Jean-Yves Le Disez.

dimanche 4 décembre 2016

La Magie dans les villes

La magie naît parfois de presque rien. Un simple détachement de soi, allié à une capacité d’étonnement qui n’a pas été altérée par les aléas du temps qui passe, peut suffire. Il faut bien sûr y ajouter une bonne dose d’imagination et de belles velléités de planeur au long cours, qualités essentielles qu’il convient ensuite de maîtriser. C’est ce que fait, à la perfection, le personnage central du premier livre de Frédéric Fiolof.

« Il arrive qu’il s’efforce d’être celui qu’on voudrait qu’il soit. Il se rend à un dîner, à une soirée chez des amis, il accroche son cœur au porte-manteau et il fait des phrases qui tombent rondement dans la conversation. Il sait flatter sans en avoir l’air, grincer ou pétiller quand il le faut »

Il sait aussi voler légèrement au-dessus de lui-même en posant chaque jour un regard neuf sur les siens (sa femme, son fils, sa fille) et sur un passé récent qu’il aime revisiter. Il peut ainsi reprendre aisément une conversation avec son père mort qui apparaît, perché sur une échelle, pour lui donner quelques conseils quant à la construction de sa future maison. Ou jouer au rami avec son grand-père. Ou encore papoter dans la rue en compagnie de Robert Walser, qu’il croise un matin, par hasard, à la sortie d’une boulangerie.

« Le père agite encore ses mains de carreleur, ses mains de maçon. (….) Mais lui, il n’a pas la tête à tirer des plans sur la comète. Son esprit est ailleurs. Il demande à son père comment font les morts pour donner des conseils. Son père descend d’une marche et s’emporte :
Et tu voudrais qu’ils fassent quoi, les morts, à part donner des conseils ? La vaisselle, peut-être ? Ou qu’ils se promènent à bicyclette le long du canal de l’Ourcq en sifflant des chansons de Trenet ? »

Quand il ne dialogue pas avec les absents, il s’occupe comme il peut. Il demande l’avis éclairé d’une fée cabossée et reçoit ponctuellement la visite d’un ange volage qui semble expert en état de grâce. Il s’amuse à devenir invisible. Il rêve qu’il rêve les rêves des autres. Il essaie également de lire sur les lèvres, en particulier sur celles qui ne bougent pas du tout. Il coupe l’ennui en tranches. Il se glisse dans les allées du cimetière voisin pour y caresser quelques tombes. Chaque mercredi, il va dans les rues arroser les chagrins asséchés. Il dit que "procrastiner, c’est apprendre à mourir". Il dit aussi, mais plus fermement, qu’il aimerait enfin tomber enceint, pour porter le prochain enfant de la famille.

« Nous n’aurons un troisième enfant que si c’est moi qui le porte, dit-il à sa femme. J’ai cédé pour les deux premiers mais je ne céderai pas pour le troisième. »

Avec La Magie dans les villes, Frédéric Fiolof brosse, en enchaînant les scènes brèves, le portrait à multiples facettes d’un perpétuel étonné doublé d’un pince sans rire. Il prouve par l’absurde que l’impossible reste bel et bien à notre portée en créant sous nos yeux un personnage très attachant. Cet être, bien décidé à mener sa vie comme il l’entend, ne s’en laisse pas compter. Il ne se laisse pas, non plus, abattre par le monde conventionnel et rugueux qui l’entoure.

Frédéric Fiolof : La Magie dans les villes, Quidam éditeur.

Frédéric Fiolof anime depuis 2010 le blog La marche aux pages. Il est également le créateur de la revue littéraire La moitié du fourbi.

lundi 21 novembre 2016

Baby spot

Il s’appelle Tomás. Il a douze ans. N’a pas de père mais un beau-père plus ou moins violent, une mère qu’il trouve trop pleurnicharde et une petite sœur, Diana, (prénommée ainsi en hommage à la princesse morte) qu’il adore plus que tout. Il habite à Madrid, de l’autre – du mauvais – côté du périphérique, avec ceux qui, faute de mieux, glandent, galèrent, boivent, chapardent, cognent, traficotent. C’est dans cet espace de non-droit, situé au cœur d’un chantier abandonné suite à des malversations immobilières, que l’on a retrouvé, pendu à un échafaudage, le corps de Lucas, le gamin le plus calme, le plus réservé et le plus solitaire de cette bande d’enfants esseulés dont il était peu à peu devenu le souffre-douleur et à laquelle appartenait aussi Tomás. Celui-ci en a gros sur la conscience. Il lui faut dérouler le fil des événements qui ont eu lieu ce jour-là.

C’était au mois d’août, dans une chaleur torride. Il était aux premières loges. A tout vu. Pourrait le dire de vive voix mais préfère, pour ne rien oublier, poser les faits tels qu’ils se sont déroulés en s’en remettant à l’écriture.

« Moi, je pense que sur le papier, si j’arrive à tout écrire sur des lignes bien droites, une chose après l’autre et sans faire de ratures, j’y verrais plus clair. Parce que quand j’essaie de me souvenir, ça me fait comme avec les images de certains films, pas moyen de les revoir dans sa tête comme on voudrait, mais elles reviennent sans arrêt quand on s’y attend le moins. »

Ce qu’il a à dire n’est pas simple. Il lui faut convoquer tous les protagonistes de l’histoire. En commençant par le Zurdo, le caïd, le héros du coin, grand frère de son pote Martín. C’est à ce type qui a déjà tâté de la prison, et qui roule des mécaniques dans le quartier, que tous les gamins de la zone aimeraient ressembler.

« En fait, le zurdo nous défendait toujours : un jour il a même tuer à coups de pierres un chien qui avait mordu Martín à l’épaule. »

Mais le zurdo, après la découverte du corps de Lucas, est appréhendé dans un bar, amené sur les lieux du drame et embarqué, menottes aux poignets. Antonio, le flic véreux qui sévit dans les parages, le soupçonne de meurtre.

« C’était plus le même, le Zurdo, il était mort de trouille, lui qui était un vrai courageux, lui qui n’avait même pas bronché quand il s’était fait faire son tatouage sur la joue gauche. Mais cette nuit-là, quand on l’a amené, il gémissait à chaque gifle que lui donnait Antonio, le policier, le mari de Rosa, la boulangère. »

On apprendra, à la fin de la confession de Tomás, les circonstances exactes de la mort de Lucas. Des aveux terribles et glaçants qui n’interviendront qu’aux dernières pages de ce roman mené de main de maître par Isabel Alba. Son écriture est dense et lumineuse. La façon avec laquelle elle parvient à rendre évidents les mots, le vocabulaire et la voix déjà rude d’un gamin qui a grandi trop vite est d’une implacable précision. Il en va de même pour les portraits croisés et les personnalités tranchées de tous ceux qui sont au centre de cette histoire. Baby spot est un roman grave et incisif. Il est traversé par un réalisme finement ciselé. C’est, de plus, un monologue incandescent. Qui parle vrai et juste.

Isabel Alba : Baby spot, traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno, éditions La Contre Allée.