lundi 2 avril 2018

Armaguédon strip

Pas facile de croquer la vie avec un appétit d’ogre quand on a été élevé par une mère éprise de religion, surtout quand la dévotion s’attache à l’une des branches les plus radicales de la chrétienté, celle qui regroupe les Témoins de Yahweh, une congrégation de prêcheurs, adeptes du porte-à-porte, qui prédisent et préparent la prochaine fin du monde.
Comment se construire quand on a baigné là-dedans depuis son plus jeune âge, avec en prime un père absent ? C’est bien ce que se demande Christophe Cordier, auteur de BD plus connu sous le nom d’ÉphèZ.

« Mon premier souvenir remontait à mes trois ans, un sale souvenir malgré toute l’eau qui l’entourait : le baptême de ma mère. J’avais vu des hommes l’empoigner au bord d’une piscine, la forcer à s’enfoncer jusqu’à la taille. J’avais cru qu’il la noyait sous mes yeux. Je n’avais pas compris son sourire triomphant quand ils l’avaient ressorti du piège toute mouillée. »

Trente ans plus tard, alors qu’il pensait en avoir à peu près fini avec Yahweh, la fin du monde et l’arrivée imminente de l’énigmatique Armaguédon, plusieurs événements imprévus vont venir lui démontrer le contraire. L’influence de sa mère n’a pas faibli. Elle infuse en secret. Elle le corsète, détermine quelques unes de ses décisions et continue d’empoisonner ses réflexions.

L’élément déclencheur est un accident de la circulation. Un jour, sa mère, s’en allant prêcher, est heurtée par une voiture. Elle se retrouve au sol. Ses papiers de prédicatrice voltigent dans la rue et finissent dans le caniveau. À l’hôpital, la décision de faire une transfusion se pose très vite. Or, chez les Témoins de Yahweh, on ne rigole pas avec ce genre de chose.

Ils « étaient connus pour leur refus de toute transfusion. C’était leur spécialité, leur façon de se démarquer des autres sectes. »

Si les circonstances vont aider ÉphèZ, le narrateur, à se sortir de ce mauvais pas sans trop se mouiller, d’autres faits vont s’enchaîner, à rythme soutenu, lui confirmant que sa vie, même auréolée d’une petite aura de dessinateur reconnu, prend tout simplement l’eau. Il n’a pas la sagesse de son chat Franquin. Il voit rouge à tout bout de champ. Les relations qu’il entretient avec le monde extérieur et avec les rares personnes qui lui sont proches ne sont pas au beau-fixe. Et l’instabilité qui s’empare de lui ne va pas aller en s’arrangeant.

C’est cette lente descente – et ses soubresauts irrationnels – que Frédérick Houdaer suit pas à pas. Il le fait avec méthode, en choisissant le détail qui fait mouche et en usant d’une narration très vive, très maîtrisée, avec humour et esprit caustique, en multipliant les portraits au vitriol et les situations cocasses (et parfois violentes) tout au long de ce roman diablement efficace.

Frédérick Houdaer : Armaguédon strip, Le Dilettante.

jeudi 22 mars 2018

La poésie aux Éditions Le Réalgar

Qu’un éditeur décide de créer une collection de poésie est chose assez rare pour ne pas s’en faire l’écho. Celle que Le Réalgar a initié s’appelle l’Orpiment. Elle a vu le jour à l’été 2016. Elle est dirigée par Lionel Bourg. Chaque titre met en relation un poète et un peintre. Leur association n’est jamais fortuite. Il existe entre eux des liens ténus et subtils qui apparaissent au fil des pages. Seul le premier titre de la collection, Et la mort comme reine, d’Olivier Deschizeaux, échappe à la règle. L’unique intervention extérieure est celle qui apparaît en couverture. Cela se comprend aisément. Le poème, le chant de Deschizeaux (auteur, par ailleurs, de cinq livres aux éditions Rougerie) est d’une extrême profondeur, né d’une douleur – et d’une perte – et ne peut être interrompu.

« Maman est comme la nuit, elle s’éteint doucement, lentement, sans un bruit, sans un cri entre ses quatre murs blancs, sans un regard, notre vie si brève s’en va, maman est loin, ses paupières sont du sable, de la poussière qui l’emporte sans promesse, sans un au-revoir, elle part, et moi / dans cet enfer / ce monde sans avenir / que vais-je devenir ? »

Entrer dans chacun des sept titres déjà publiés réserve autant de bonnes surprises. La découverte est au rendez-vous. Les voix que l’on y retrouve valent par leur différence, leur originalité, leur timbre précis. Ainsi Antoine Choplin qui, en parallèle à son œuvre de romancier (à La Fosse aux ours) prouve avec Tectoniques qu’il peut lire, interroger et ciseler à coups de textes brefs ce qu’il voit et ressent d’un paysage de montagne en perpétuel mouvement. Ainsi Françoise Ascal, attentive aux autres, à ceux et celles qui l’ont précédée et qui nourrissent sa mémoire. Elle poursuit, avec Entre chair et terre, son exploration d’un passé qui la relie intimement à un présent dans lequel elle essaie de détecter l’espoir fragile qui l’aidera à traverser l’ombre tenace.

La phrase errante d’Alain Roussel est, quant à elle, libre, lancinante et habitée. Elle se tient en légère apesanteur, devenant sinueuse à souhait tout en restant bien en phase avec l’imaginaire ébloui de celui qui a une grande aptitude à laisser voguer sa pensée. Il parvient à lui donner des impulsions propices au décollage immédiat, partant au quart de tour visiter des territoires qui croisent parfois ceux de sa mémoire, de ses lectures ou de ses rêves éveillés.

« L’horizon est déchiré d’éclairs, l’on dirait que la mer s’enflamme, que le ciel tout entier tombe dans le brasier, c’est dans ma bouche que cela brûle et j’attise le feu avec ma langue, la charnelle, la pulpeuse, fouillant les cendres, celles du vieux monde, et en moi une soudaine envie, saugrenue, de danser la carmagnole comme un sans-culotte de la poésie par ces temps d’apocalypse »

Avec Ce qui s’est passé, titre on ne peut plus explicite, Petr Král nous guide vers d’autres destinations. C’est dans les centres urbains qu’il nous emmène, au gré des retours sur soi et sur ceux qui lui sont – ou lui furent – proches. Il revient, pour ce faire, sur quelques unes de ses déambulations, dans les villes où il a vécu ou dans celles où il a simplement fait escale. À chaque fois, ce sont de frêles fragments de vie qu’il dessine. Avec en creux la présence de ceux qui ne sont plus. Les nombreux disparus qui l’accompagnent de Prague (où il habite désormais) à Paris où il a longtemps résidé.

Les deux récents livres parus dans la collection suscitent le même attrait que les précédents. Deux voix sûres et posées s’y font entendre. D’abord celle de Laurent Albarracin, qui continue de révéler la part secrète des choses, des astres, des fleurs, des insectes, des abeilles, des guêpes, des fruits, etc. Il les nomme, détecte leur sonorité, leur transparence et l’évidence poétique qui s’en dégage.

« À la rivière se voue la rivière
pour ses rives elle se dévoue
au chemin d’eau qu’elle emmène
parmi les feuilles, les libellules
dans une grande conquête de rien
elle se lance à ses pentes
elle fait le doux sacrifice de soi
qui la fait couler rivière. »

Le dernier ouvrage en date, Zones d’arpentage et d’abornement, est signé Lionel-Édouard Martin qui s’attache, comme dans ses précédents recueils, à donner consistance et épaisseur à sa langue. Il la travaille, la malaxe, l’assemble de façon étonnante, y fait entrer un terreau à forte texture végétale. Il pétrit ainsi une matière dense et suggestive, presque animale parfois, dans des textes en prose – pleins d’humus, de frottements de pierres, de froissements d’ailes, de rumeurs forestières – qu’il crée dans le secret de sa « boulange » de mots.

Collection l’Orpiment : Olivier Deschizeaux : Et la mort comme reine, Antoine Choplin : Tectoniques (dessins de Corinne Penin), Françoise Ascal : Entre chair et terre (peintures de Jean-Claude Terrier), Alain Roussel : La phrase errante (dessins de Sandra Sanseverino), Petr Král : Ce qui s’est passé (peintures de Vlasta Voskovec), Laurent Albarracin : À (peintures de Jean-Pierre Paraggio), Lionel-Édouard Martin : Zones d’arpentage et d’abornement (encres de Marc Bergère), éditions Le Réalgar.

mercredi 14 mars 2018

Solstice et au-delà

C’est cette période très particulière, celle où l’on entre dans l’hiver, celle où la lumière ne se donne qu’avec parcimonie, s’éclipsant avant même la fin du jour, laissant la part belle à la nuit, qui est au cœur du livre de Cathie Barreau. Le solstice n’est qu’un point de bascule mais ce qui attire et apaise, c’est ce qui l’entoure.

« Nous cherchons à franchir
le creux de l’année. Nous
guettons l’aube qui tarde et
la fin de nos sommeils
profonds. La musique
patiente et nos mains se
reposent. Corbeaux, lueur
au-dessus des toits,
de seconde en seconde, l’année
se termine. »

Le temps semble se figer. La douceur s’installe. Il y a une sorte d’apaisement, de trêve dans l’air. Une qualité de silence qui aiguise les sens. Une incitation à la patience. Un besoin, pour ceux qui n’hibernent pas, d’offrir un peu de tranquillité à leur corps et à leurs pensées.

« Dans le silence, nous
reposons nos respirations.
C’est le temps de la paix.
La bruine invisible perle nos
cheveux. Nous rêvons de
neige et nous parlons avec
des mots doux comme si
la guerre était finie. »

Tenter de vivre calmement ces jours de clarté réduite a, ici, peu à voir avec le repli sur soi. Cathie Barreau, en une soixantaine de pages, chacune d’elles offrant un poème court (un instant, une sensation, un paysage, une lumière sur le fleuve, une scène rapide, un souvenir fugace) dit ce qu’elle ressent et partage quand vient le solstice d’hiver tout en restant à l’écoute des bruits du monde et des « terres heurtées » où les « rêves de paix s’effacent ».

« Nos valises sont ouvertes et
nous partons bientôt vers
le pays du Levant. Le voyage
nous réjouit et nous inquiète. »

Cathie Barreau : Solstice et au-delà, éditions Tarabuste.


dimanche 4 mars 2018

Taqawan

Tout débute le 11 juin 1981. Ce jour-là, trois cents policiers de la sûreté du Québec débarquent pour saisir les filets à saumons des indiens Mi’gmaq qui pêchent dans l’embouchure de la rivière Ristigouche, en Gaspésie. Les hommes armés confisquent le matériel, répriment, emprisonnent ceux qui résistent. Le conflit déclenche une série de violences.

« Les indiens veulent sauver leurs filets. C’est grâce à ça qu’ils gagnent leur vie, qu’ils peuvent se nourrir et élever leurs enfants. Alors ils ignorent les semonces, montrent les poings, tournent en rond dans la baie des Chaleurs pour échapper à leurs poursuivants. »

Le soir même, une adolescente qui vivait dans la réserve ne rentre pas. Elle protestait contre l’arrestation de son père quand on a perdu sa trace. C’est un garde-chasse, en rupture avec sa hiérarchie suite à l’assaut, qui la retrouvera le lendemain matin. Fortement choquée, elle lui avouera qu’elle a été violée. Plus tard, elle dira que ce sont trois policiers qui ont abusé d’elle.

Cette rencontre va en susciter d’autres. Bientôt un vieil indien, qui vit en ermite dans son wigwam, va sortir du bois pour venir en aide au garde-chasse et à celle qu’il a recueilli. Plus tard, une institutrice française se joindra à eux. Pour soigner la jeune fille mais également pour les épauler face aux dangers. Ces quatre solitaires, qui se ressemblent sur bien des points, deviennent les principaux protagonistes du roman d’Éric Plamondon. Réunis, ils mènent une lutte secrète et farouche que l’on suit au fil d’un scénario haletant et nerveux. L’auteur entrecoupe régulièrement sa narration en y insérant des chapitres qui lui permettent de revenir sur le passé des indiens Mi’gmaq, sur leur histoire, leurs légendes, leurs coutumes, leur aspiration à être acceptés et respectés. Leur vie est liée à celle du saumon, appelé Taqawan dans leur langue.

« Le saumon est un poisson fascinant. Comment peut-il sauter si haut ? Comment fait-il pour remonter des chutes aussi vertigineuses ? Sa force, son allure et son goût lui ont valu le titre de roi des poissons. Il y a deux mille ans, Pline écrivait déjà : "Le saumon des rivières est mieux que tous les poissons de la mer". »

L’implacable roman d’Éric Plamondon (qui ausculte la relation ambiguë qui persiste entre les peuples autochtones et le reste du Québec) est aussi un hymne à la nature. C’est un chant rude, empreint de réalisme, où la mort peut surgir à tout moment, et pas seulement lors d’une partie de chasse ou de pêche, avec en filigrane la résistance d’un peuple millénaire qui entend simplement faire valoir ses droits.

« Au Québec, on a tous du sang indien. Si ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains. »

Éric Plamondon : Taqawan, Quidam éditeur.

vendredi 23 février 2018

L.F. Delisse

Je me souviens tout particulièrement de notre première rencontre. Elle eut lieu à Paris, dans le treizième arrondissement, dans les allées d'un jardin, square Simone Weil, en bas de chez lui. C'est là qu'il m'avait donné rendez-vous. Il ne nous a pas fallu longtemps pour engager la conversation. Nous échangions déjà depuis plusieurs années par correspondance, après avoir été mis en relation par des amis communs, notamment Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman et Michel Valprémy. En cet après-midi d'automne (2004), il me parla de son parcours (et de Michaux, de Char, de l'Afrique, de G.L.M.) en s'arrêtant fréquemment pour me prendre le bras et me fixer de ses étonnants (et pétillants) yeux bleus. 

Nous marchions un peu à l'aveugle. C'est du moins ce que je pensais. Lui, par contre, savait très bien où nous allions faire halte. Ce fut à la terrasse d'un bar qui s'appelait « La Croix du Sud ». Il évoqua d'emblée celle-ci, plongeant instantanément dans ses souvenirs africains. Parla de ses périples à bord de camions qui tressautaient sur des pistes bosselées et du mauvais vin dont il avait abusé là-bas. Parfois, disait-il en souriant, les mouches venaient pondre dans son verre, ce qui ne l'empêchait nullement de le vider. Il savait que ses problèmes de santé – il était fatigué et marchait à petits pas – étaient en partie dus à quelques excès et à la qualité plus que douteuse des breuvages qu'il avait ingurgités au Niger. Il allait bientôt devoir subir une intervention « à corps ouvert ». Plus tard, dans une lettre, il m'écrivit que c'était fait, il s'était allongé sur le billard, on l'avait ouvert et il se remettait tout doucement, touchant du bout des doigts sa peau balafrée et désormais ornée de « 78 agrafes ». Notre rencontre précédait la publication dans la collection Wigwam d'un ensemble intitulé De fleur et de corde. Je fus surpris par la vivacité de sa mémoire. Celle-ci le ramenait au quart de tour bien des années en arrière et les mots qu'il employait pour décrire une scène, un paysage, une salle de classe, un groupe d'enfants n'étaient pas choisis au hasard. Ils sonnaient justes et possédaient un pouvoir d'évocation qui rappelait la force et la percussion de ses poèmes. L'écrit et l'oral restaient chez lui étroitement adossés l'un à l'autre.

Nous nous sommes ensuite revus au moment du marché de la poésie, place Saint-Sulpice, d'abord pour préparer la publication des Notes d'hôtel dans la collection que j'animais alors aux éditions Apogée et quelques années plus tard pour l'édition d'un nouvel ensemble, Les Lépreux souriants, que m'avait transmis Laurent Albarracin, et qui fut publié chez le même éditeur. Puis il y eut les lettres, les livres, avec de vraies et longues dédicaces et, pour finir, le silence durant les dernières années de sa vie.

Louis-François Delisse est décédé le 7 février 2017. Ce texte a été publié peu après sa mort sur Poézibao, dans un dossier (préparé par Laurent Albarracin). que l'on peut consulter ici.

En logo : Ode au voyage et à Henri Michaux, éditions Atelier de l'agneau.

dimanche 18 février 2018

Les persécutés / Histoire d'un amour trouble

Publiés en 1908 à Buenos Aires, ces deux textes – une nouvelle et un court roman – de l’écrivain Uruguayen Horacio Quiroga (1878-1937) étaient jusqu’à présent inédits en France. Ils s’inscrivent parfaitement dans l’univers inquiétant de l’auteur. Comme souvent chez lui, c’est le hasard qui préside aux rencontres. Celles-ci, apparemment banales, s’enveniment assez vite. Et toujours à cause de la complexité des comportements humains.

Dans Les Persécutés, c’est une rencontre fortuite chez un ami commun, un soir de pluie à Buenos Aires, qui permet à deux hommes de nouer des liens étranges. L’un souffre d’un complexe de persécution qui le mène au bord de la folie tandis que l’autre, intrigué par les effets produits par la maladie sur cet individu peu ordinaire, n’aura de cesse de l’épier pour satisfaire sa curiosité.

« Lorsque je penchai les yeux sur lui, il me regardait. Cela faisait certainement cinq secondes qu’il me regardait. J’arrêtai mon regard dans le sien et de la racine de la moelle me vint un frisson tentaculaire : il était déjà fou ! Le persécuté vivait déjà de lui-même à fleur d’œil ! Dans son regard, il n’y avait rien, rien si ce n’est sa fixité meurtrière. »

Histoire d’un amour trouble débute également à Buenos Aires, plus précisément dans une rue où le personnage principal voit passer deux sœurs en deuil qu’il a jadis beaucoup fréquentées, ayant été ami avec l’une et fiancé avec l’autre. C’est cette période de sa vie, quand il leur rendait fréquemment visite, qu’il se repasse. Il parle de sa jalousie, de sa cruauté, de ses hallucinations, de sa façon de pousser à bout celle qu’il aimait et qui finira par le rejeter. Tout ce qui caractérise l’œuvre de Quiroga transparaît alors. On y découvre un réalisme psychologique exacerbé, l’ambiguïté des sentiments et le jeu pervers et cruel des amants qui s’éprouvent et se testent avec méthode et (redoutable) efficacité. L’homme paraît ici particulièrement terrifiant.

« C’est mon destin, murmura-t-il, amer. Me rendre compte de la valeur de ce que j’ai au moment où je le perds.
Il monta dans le train qui arrivait, à nouveau maître de lui-même. Plus jamais il n’y retournerait. »

Quiroga est attiré par l’échec, la chute, la rupture. Cela lui semble inéluctable. Et presque évident. Le bien-être ne peut être qu'éphémère. L’homme est trop instable, trop sujet à ses obsessions, à ses mauvais penchants et à ses pensées troubles et irrationnelles, trop attiré par l’auto-destruction pour que le moindre état de grâce perdure en lui. Quand il le décrit, et il le fait toujours à la perfection, c’est pour le défaire, à sa manière, féroce et raffinée, quelques pages plus loin. Sa propre existence, marquée par de nombreuses morts, volontaires ou accidentelles, lui-même tuant involontairement l’un de ses amis, est souvent là pour le convaincre de la justesse de ses implacables constats.

 Horacio Quiroga : Les Persécutés suivi de Histoire d’un amour trouble, traduit de l’espagnol et postface d’Antonio Werli, Quidam éditeur.

samedi 10 février 2018

L'avaleur avalé

Si ce récit d’Armand Dupuy est bien celui d’un passionné de peinture, il est aussi largement autobiographique. Il l’entreprend en s’appuyant sur ce que le peintre, graveur et dessinateur Scanreigh nomme ses Squiggles. Qui étaient, à l’origine, de petites planches de bois utilisées comme sous-main par ses étudiants de l’école des Beaux-Arts de Nîmes. Ils y prenaient des notes tout en les recouvrant de graffitis. Scanreigh les a récupérées, sauvées de la poubelle et recyclées à sa manière, y ajoutant dessins et peintures tout en conservant les empreintes laissées par ses élèves. Le terme Squiggle (que l’on peut traduire par gribouillis) fait référence au psychanalyste et pédiatre anglais Donald Winnicot, qui avait mis au point un jeu qu’il appelait ainsi et qu’il destinait à ses patients. Ceux-ci esquissaient des croquis et griffonnaient en un geste ludique et créatif, parvenant à se révéler autrement que par la parole.

« Tirant de ma boîte aux lettres, chaque jour ou presque, une enveloppe dessinée de Scanreigh, je reviens à Winnicot, parce que Scanreigh nomme ses planchettes Squiggles et que c’est Winnicot qui invente le Squiggle game, gribouillis ou dessin libre, médiation par laquelle il entre en contact avec ses jeunes patients. »

C’est en partant du travail du peintre qu’Armand Dupuy va renouer avec quelques séquences de son passé. Un détail, une couleur, un objet peuvent faire resurgir, par effraction, des scènes qui dormaient dans sa mémoire. Il les revisite, les déroule avec précision, se remémorant des morceaux de vie au collège, d’autres en compagnie du grand-père philatéliste, d’autres encore au contact (et c’est peu dire) du père et de ses violents coups de tête.

« Enfants, certains soirs de boisson, nous avions vu des gars quitter la maison, la tête en sang, le nez plongé dans leurs mains, traversant la terrasse en titubant. »

Le texte que construit Armand Dupuy s’avère d’une grande sensibilité. Tout est dit posément. Il se rappelle ses tristesses, ses complexes, sa timidité et cette honte de devoir dire d’où l’on vient quand on vient de nulle part, et ce dès l’enfance, dès que l’on est en âge de partir vers l’inconnu.
« Je traîne depuis toujours l’impression d’être apparu dans un lieu qui n’existait pas, ou qui n’existait qu’en lui-même et, même en lui-même, qui souffrait de n’exister que très peu, qui n’était peut-être qu’une vague illusion partagée par quelques poignées d’autochtones, de familles éparpillées dans des hameaux distants qu’on appelait Les Granges, La Montagne, Les Roches, La Baudette ou Le Sarrazin. »

Poursuivant son récit, s’arrêtant sur d’autres faits qui lui reviennent à l’esprit, il ne s’éloigne cependant jamais de ce qui déclenche ces retours en arrière, à savoir ces fresques animées et ces présences insoupçonnées qui peuplent les œuvres de Scanreigh et qui ouvrent quelques uns de ses chemins de mémoire.

 Armand Dupuy : L’avaleur avalé, Squiggles de Jean-Marc Scanreigh, Le Réalgar.

jeudi 1 février 2018

Ces histoires qui arrivent

Antonio Tabucchi était son ami. Et c’est tout naturellement à Lisbonne, où ce dernier avait élu domicile, que débute le livre de Roberto Ferrucci. L’écrivain monte dans le tramway numéro 28 – qui n’est pas sans lui rappeler le vaporetto numéro un qu’il prend régulièrement quand il se déplace chez lui, à Venise – et traverse la ville pour se rendre au Cimetério dos Prazeres, où sont les cendres de l’auteur de Nocturne indien et de Pereira prétend.

C’est un rendez-vous chargé d’émotions qui l’attend dans la chapelle des écrivains portugais. Le lieu est paisible et restreint. C’est là que se trouve l’urne. C’est là aussi que les souvenirs les plus prégnants reviennent. Roberto Ferrucci les laisse venir. Il ne brusque rien. Il suit les méandres de sa pensée, bouge avec elle, redonne vie à des moments intimes en s’effaçant presque. Il se remémore ainsi leur dernière rencontre, en juillet 2011, « c’était dans un jardin, celui de sa maison, à Vecchiano », son pied à terre en Italie.

« Tabucchi porte un polo bleu et un bermuda beige, il est pieds nus et, quelques secondes plus tôt – je comprends en voyant la chaise en osier poussée sur le côté –, il était assis devant des feuilles imprimées, deux, couvertes de corrections faites à la main. Il m’embrasse, une tape sur l’épaule, il s’excuse et me demande si je peux attendre, il doit finir de corriger un article, que je lirais deux jours plus tard dans la Repubblica. »

Cette rencontre lui en rappelle une autre, au même endroit, en août 1990, quand il se présenta devant sa porte avec son mémoire de maîtrise (Le nouveau roman italien : Daniele Del Giudice, Antonio Tabucchi) sous le bras.

Et peu à peu, ce sont d’autres souvenirs, d’autres rendez-vous (à Venise, à Paris, à Pise), des discussions par téléphone (reliant en une seconde deux hommes, l’un à Lisbonne, l’autre à Trieste ou l’un à Vecchiano, l’autre à Saint-Nazaire) qui affleurent. Ce sont ces moments fragiles et intenses – avec à chaque fois le clin d’œil malicieux du hasard en embuscade – que Roberto Ferrucci réactive avec tact, dessinant, en un livre plein de vie, de couleurs et d’escales, un remarquable portrait intime d’Antonio Tabucchi.

« En ce qui me concerne, je ne fais pas confiance à la littérature qui tranquillise les consciences. C’est cela que m’a enseigné Antonio Tabucchi, il m’a appris à être libre. C’est cela qu’il enseigne à tout le monde, à chaque ligne de ses livres. »

Roberto Ferrucci : Ces histoires qui arrivent, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, éditions La Contre Allée.

samedi 20 janvier 2018

Les Acouphènes

Les lieux se nomment la Lisière, le Centre, le Grand Extérieur. On peut aisément s’y perdre. Thomas, l’adolescent qui s’est échappé du centre psychiatrique où il se trouvait, peine à se repérer dans ce dédale qui ressemble beaucoup à celui qui encombre son propre cerveau. Il oublie les noms, ne parvient pas à terminer ses phrases et ne sait pas toujours s’il vit au présent ou au passé. Ces dérèglements ne l’empêchent pas de courir. Il trace sa route. Se bat avec ses peurs. Affronte ici un chien enragé, là des chasseurs de sangliers, ailleurs un garde forestier. Il perçoit des voix, des murmures, des souffles, des sons qui, en s’engouffrant dans ses oreilles, font ressurgir des scènes particulières.

« Une nuit, il entend des rumeurs, des éclats de voix, des tintements et des applaudissements. L’assemblée se tient au pied de son lit, puis elle retourne de l’autre côté de la route au gré des courants d’air. Il se lève. La cour est vide. Quelques petits jouent en sautant à cloche-pied, et à un moment précis et mystérieux, tous se jettent sur un enfant et le rossent. »

Il porte avec lui un carnet. C’est son seul bien. Sa vie entière tient dedans. Tous ceux qu’ils côtoient y sont dessinés par ses soins. Or ce carnet, sans lequel il ne peut poursuivre son chemin, disparaît de temps à autre, retenu, pour consultation ou par simple curiosité, par ceux qui représentent l’autorité. Il est également accompagné par Samuel, son double invisible, et avance armé d’un pistolet imaginaire. Ainsi vit et va Thomas. Qui se débat avec lui-même et avec beaucoup d’ombres et de fantômes.

« Au fond de sa poche, il touche son paquet de tabac, il roule une cigarette. Il inspire profondément à chaque bouffée, sa tête tourne et il ferme les yeux pour s’épargner la valse des arbres et toute cette guimauve, puis il s’installe sur un tapis de mousse desséchée, il va dormir un peu. »

Faire percevoir d’un côté l’enfermement intérieur de cet être et de l’autre son impérieux besoin de s’en libérer n’est pas évident. C’est pourtant ce que réussit Élodie Issartel en intégrant les effets de la maladie jusque dans son texte et en décrivant les multiples sensations et perceptions d’un adolescent fragile mais déterminé qui cavale (en rêve ou en réalité) en recherche de points d’appui, et tout particulièrement la maison de ses parents.

Élodie Issartel : Les Acouphènes, Le Nouvel Attila.

vendredi 12 janvier 2018

Il y avait des rivières infranchissables

C’est la découverte du sentiment amoureux qui sert de fil rouge aux treize nouvelles réunies ici par Marc Villemain. L’élan, l’attirance mais aussi l’hésitation et la peur s’y imbriquent pour éclairer l’intensité de ces moments de tendresse maladroite qui disent parfaitement les commencements, les tremblements, l’envie, le désir qui s’empare des corps fébriles. Ceux-ci se touchent, se cherchent.

Ils (et elles) ont huit, dix, douze, quatorze ou quinze ans. Le monde qu’il leur faut explorer, en façonnant eux-mêmes les clés pour y entrer, leur est encore inconnu. Ils savent néanmoins comment en percer les secrets. Et ont assez de ressource en eux pour y parvenir.

C’est l’initiation d’un unique personnage – se mouvant au milieu des autres – que l’on suit de texte en texte. Il se trouve au bord de la mer ou en montagne, dans une petite ville ou en rase campagne. Où qu’il soit, il tombe inévitablement amoureux. À chaque fois, cela lui chamboule le cœur tout en lui mettant le corps en émoi. Il multiplie les rondes, les guets, les approches. Profite d’un bal, d’un concert pour faciliter la rencontre. Ça marche ou ça coince mais quoi qu’il arrive, il se montre régulièrement discret, disponible, patient, attentif. Et parfois fataliste.

La dernière nouvelle est particulière. Elle a pour décor Venise. Et pour héros un vieil homme, un écrivain qui raconte succinctement ses aventures d’enfant puis d’adolescent en quête de sentiments et de désirs à partager. Ces aventures ne sont autres que celles qui sont présentes dans cet ouvrage. La boucle est ainsi subtilement bouclée, ce final attestant, s’il en était besoin, de l’unité d’un ensemble qui vaut par les fragments de tension émotive qui le traversent mais aussi par l’écriture délicate et très évocatrice de Marc Villemain.

Il y a chez lui un sens du détail évident. Il apparaît dans la finesse des traits de personnalité des uns et des autres et dans les descriptions minutieuses des paysages qui servent de décor à chacun de ses récits.

Marc Villemain : Il y avait des rivières infranchissables, Joëlle Losfeld éditions.

jeudi 4 janvier 2018

Auguste ne sait plus grand-chose du monde

Auguste est seul dans sa chambre. Il regarde dehors. Voit désormais le monde à travers la buée d’une vitre. Chaque carreau de la fenêtre derrière laquelle il est posté pourrait très bien contenir l’un de ces carrés de prose qui retracent les séquences de son passé. Il y en a une bonne centaine.Toutes d’une incomparable netteté. Les visionner ne le rend pas triste. Faire le mur dans sa tête l’aide au contraire à retrouver Blanche, qui fut sa femme. Il la repère, soixante-dix plus tôt, dans la cour de l’école. Ou, des années plus tard, affairée dans la cuisine. Ou encore au creux du fauteuil où il avait posé, pour un ultime face à face au salon, l’urne qui contenait ses cendres.

« Ils s’étaient jurés de ne jamais se séparer. Auguste a tenu promesse. Même aujourd’hui dans cette "maison de vieux" comme il dit, ils sont toujours ensemble. »

La nostalgie ne le prend pas par surprise. Il la stimule et lui demande d’être efficace. La fin de partie ne va plus tarder et il est encore temps de réveiller en lui le conteur qu’il fut. De revoir – et de remettre en situation – le grand-père Roumain et tous les villageois, ses proches, ses amis disparus qui le saluent du fond de leur absence. Auguste s’attelle à des faits infimes. Il procède avec une humeur presque légère. Son regard reste pétillant. Son désir d’évasion aussi.

« Auguste sort de son silence. Ses enfants et petits-enfants sont venus lui rendre visite. Le conteur qui est en lui le déborde. Il finit par céder. Rafraîchit sa mémoire d’avant-sieste. Se repasse une histoire qu’il contait jadis. Réajuste quelques menus détails en secret dans lui-même... et commence... »

La vie en maison de retraite ne diminue en rien sa capacité à rester réfractaire jusqu’au bout. Avec malice et intelligence.

« "Me suis-je trouvé réellement à 18 heures dans la rue des fenêtres vertes ?", demande Auguste au tailleur beige de la directrice. Mais le tailleur beige ne semble pas connaître Yves Martin. La directrice non plus. »

Auguste, dont Pierre Soletti invente et déroule la vie en une succession de tableaux simples et concis, est un personnage plein de tendresse et de bon sens, doté d’un naturel revigorant. On en oublierait presque (mais pas lui, qui s’en échappe en ouvrant constamment des brèches dans sa mémoire) le lieu où il se trouve, là où ses enfants, renversant en quelque sorte les rôles, l’ont un jour amené, comme lui le faisait jadis avec eux, quand il les accompagnait à l’école.

Pierre Soletti : Auguste ne sait plus grand-chose du monde, illustrations de Sylvain Moreau, Coédition Écrits des Forges / Maison de la poésie de Tinqueux.

Auguste ne sait plus grand-chose du monde, mise en scène par Mateja Bizjak Petit, a notamment été joué à Avignon, au festival off en juillet dernier.

mercredi 27 décembre 2017

Le perdant

Le perdant dont il est ici question est un terme marin qui évoque la baisse verticale du niveau de l’eau à marée descendante. Et c’est effectivement ce qui apparaît quand la mer se retire, ce qui reste sur le sable ou entre les rochers, ce qui remue dans les trous d’eau et dans les vasières qu’Erwann Rougé inscrit dans ses poèmes. Il y ajoute les variations de couleurs et de lumière, les ombres changeantes, les silences entrecoupés par le froissement du vent ou des vagues.

« le sel creuse à peine les blessures. les pas se dénouent, ne se donnent à rien, à l’inutile, aux décousures. la ligne des sables monte au point de brume. »

L’homme avance pas à pas dans cette immensité qui s’ouvre. La marée basse agrandit l’île sur laquelle il se trouve. Il lui faut s’y adapter, poser sa respiration, définir un point d’équilibre, appréhender le côté éphémère des choses et peu à peu s’oublier pour ne devenir qu’un point infime dans le paysage.

« on appartient aux débris d’os blancs et de bois blanchis, aux claquements de becs, au fracas où nous nous perdons. »

Seuls les haies, les champs, les pins des bords de mer restent à leur place. Ce qui ne les empêche pas de ressentir eux aussi les remuements dus aux mouvements de l’eau qui, au fil des marées, serre ou desserre son emprise.

Ces changements continus, Erwann Rougé les relie fréquemment aux soubresauts du corps. Qui n’est pas insensible à ce qui se passe au dehors. Il procède par proses brèves, délicates et intuitives qui ne se referment jamais sur elles-mêmes et dans lesquelles il note ce qu’il voit, ce qu’il perçoit et ce que lui suggèrent ces différents mouvements (de l’océan, de l’air, des paysages, des oiseaux et des bestioles invisibles) qui influent jusque dans son corps et sa mémoire.

Erwann Rougé : Le perdant, éditions Unes

samedi 16 décembre 2017

L'Anglais volant

Fayolle a été le théâtre d’un événement à peine croyable. Un Anglais, venu d’on ne sait où, probablement d’Angleterre, et qui descendait vers le Sud, s’est arrêté en ville. Il portait sur son dos un formidable barda. Un sac de géant qui dépassait d’un bon buste d’homme du haut de son dos. Le soir de son arrivée, il a trouvé à se loger chez l’habitant et est reparti bien avant l’aube, avançant droit devant lui, sans se retourner, disparaissant derrière les forêts et les collines. Il n’a refait surface que le lendemain soir, défaisant son bagage pour offrir un spectacle de marionnettes aux habitants réunis sur la Grand Place avant de passer la nuit allongé sur l’une des tables du café d’en face. C’est le jour suivant que l’incroyable a eu lieu.

« Le premier geste que l’on a eu a été de tendre les bras pour le retenir, pour l’empêcher d’aller se fendre le crâne sur les pierres plus bas, on a fait un bond vers lui mais déjà il avait basculé, c’était trop tard, il s’était élancé, on a crié : Il est fou ! ».

L’Anglais, en présence de nombreux villageois qui l’avaient accompagné jusque là, venait de s’élancer du haut du plateau au bord duquel il s’était figé. Tous ont préféré fermer les yeux à cet instant précis et ne les rouvrir que pour se pencher face au vide afin de voir ce qu’il en était de l’homme démantibulé qui devait s’être écrasé en contrebas.

« On l’a aussitôt cherché vers le bas, certain de voir son corps emporté dans le vide ou rebondir contre les rochers, immobilisé dans un creux ou brisé contre l’arête d’une roche. »

Ne voyant rien, plusieurs eurent le réflexe de lever les yeux et c’est là qu’ils l’aperçurent pour la dernière fois.

« Il était déjà haut, les bras étendus pour se donner de l’équilibre, il était déjà au-dessus des nuages, on a vu sa silhouette glisser sur le fond des nuages et du ciel. »

C’est cette histoire que se remémorent les villageois réunis dans la salle du café. Tous ceux qui l’ont vu, de près ou de loin, racontent ce qui les a fascinés dans l’attitude de l’Anglais qui est reparti de Fayolle en volant, emportant avec lui ses secrets et ce grand sac qui contenait ce qui, d’habitude, tient plutôt dans une maison. Il y transportait une bibliothèque, des dizaines de livres, des cartes, une table pliante avec des bancs, des ustensiles de cuisine, de nombreux plats, des chaussures, une toile de tente, du thé, des théières, etc.

Le livre de Benoît Reiss se rapproche beaucoup du conte. L’invraisemblable y noue sa légende. Il devient réel. Détient sa part de vérité. Et accueille la fantaisie à bras ouverts. Il y a dans ce roman (réjouissant et plein de surprises) une fraîcheur, une légèreté et des bouffées d’air pur qui stimulent l’imagination, y faisant entrer des rêves capables de prendre de la hauteur pour mieux saisir les morceaux d’un territoire (tout particulièrement le Café de la Place à Fayolle) en train de tisser sa propre histoire en dessous.

Benoît Reiss : L’Anglais volant, Quidam éditeur.

vendredi 8 décembre 2017

Sous les serpents du ciel

L’histoire débute au moment même (au milieu du vingt-et-unième siècle) où les pans du grand barrage qui coupait un territoire du Moyen-Orient en deux commencent à se fissurer. Cela a lieu vingt ans, jour pour jour, après la mort de Walid, un adolescent tué dans des conditions mal élucidées alors qu’il faisait voler son cerf-volant au-dessus de cette frontière imposée. C’est cet événement qui est au centre du livre. Quatre personnes (Daniel, un ancien moine, Mike, le responsable du checkpoint, Djibbril, le "Parisien Volant", chef des Border Angels et Samuel, ancien observateur de l’ONU) prennent tour à tour la parole pour rappeler qui était Walid et quel fut son combat. À ces voix, se joignent celle du disparu lui-même ainsi que le chœur des femmes qui scandent leur révolte.

« Tu es né avec ce siècle, Walid, mais tu n’auras connu que l’ère des serpents d’airain, des voûtes de verre et des vols de bourdons. Tu n’auras pas vu les murs tomber, s’ériger de nouveau, retomber, tu n’auras pas vu revenir dans nos chaumières la peur des barbares, à l’heure où les vieilles frontières se secouent telles des chaînes de volcans mal éteints. »

Walid Al-Isra est devenu au fil du temps, et par delà la mort, une figure de cet archipel qui regroupe de nombreux confettis de terre, et autant de colonies, disséminées derrière le mur. Pour défier les autorités qui furent à l’origine de l’imposante clôture, l’adolescent avait trouvé un moyen plus efficace que les lancers de pierres ou de roquettes. Il s’était mis à fabriquer des cerf-volants qui déployaient leurs formes colorées et leurs messages codés de l’autre côté du grand barrage.

« J’ai cru un instant qu’il était ressuscité. Qu’il revenait sur terre pour exiger l’éclaircissement de cette affaire. Pour obtenir un procès. Walid Al-Isra, oui, le révolté au cerf-volant, comme ils disaient là-bas. Cette graine de terroriste qui nous aura bien roulé dans la farine. Cette petite frappe que le monde entier nous accuse d’avoir pulvérisée. »

Celui qui parle ainsi, c’est Mike, l’officier de réserve en charge du checkpoint, qui se souvient lui aussi, alors que le béton est en train de céder, et qui explique comment on décida un jour de "neutraliser" ce gamin qui se servait de son jouet volant en le transformant en une arme redoutable, dissimulant peut-être en son centre un drone actionné à distance.

« Ce jour-là, les longues heures de traque étaient infinies, tu voyais Walid zigzaguer sur l’écran derrière son machin volant. »

L’explication finale, c’est Walid en personne qui la dévoilera. Mais auparavant les voix (différentes et complémentaires) se succèdent et se libèrent, plusieurs fois de suite, disant la répression, l’impossibilité de vivre dans la peur, exprimant les colères et les violences, notant la montée des fondamentalismes, l’arrivée des "barbuques" et de leur armée noire dans des pays proches, donnant à lire la géographie des lieux et leurs enjeux stratégiques, tout au long d’un roman intense et envoûtant. Emmanuel Ruben développe son texte en lui procurant une grande ampleur. Sa narration monte par paliers. Il fait bouger son récit dans quelques unes des zones les plus sensibles du monde. Il nous offre, de plus, çà et là, des indices précieux pour localiser les lieux où se situe cette épopée pleine de voix vives, de vécus douloureux et de tensions exacerbées.

Emmanuel Ruben : Sous les serpents du ciel, éditions Rivages.

vendredi 1 décembre 2017

Bavards comme un fjord

Escale en Norvège. Dans un paysage saisi par l’hiver. Avec en toile de fond le froid coupant, les toitures et les routes enneigées, les pistes de ski, la cafétéria et la mine. C’est là qu’Isabelle Flaten situe son roman. Comme à son habitude, elle brosse, par petites touches, un portrait incisif des quelques personnages qu’elle suit pendant un certain laps de temps. Ceux-ci se nomment Dag et Swein, qui sont frères, Gunhild, leur mère, Sigrid, la femme du premier (qui aurait sans doute préféré être celle du second) et Alma, avec qui Swein envisage de partir vivre ailleurs.

Tous (à part la mère au regard dur et aux propos blessants) sont plus ou moins contraints de se battre avec (et contre) eux-mêmes. Une situation imprévue peut les déstabiliser. Les plus sensibles (Swein et Sigrid) sont les plus maladroits. Leur être intérieur est tourmenté. Leur manque de confiance peut les faire basculer en une seconde. Et cela, ce point-limite, Isabelle Flaten l’explore avec attention. Elle tourne autour, note les traits de caractère différents, la confusion des sentiments, l’impossibilité de se retrouver sur la même longueur d’ondes.

Swein, qui voit ses espoirs d’envolée en duo rapetisser jour après jour, finit par jeter l’éponge. Quant à Sigrid, en rentrant une nuit de son travail à la cafétéria, sur une route prise par le brouillard et la neige, elle sent un choc, « un bruit sec et sourd, puis une secousse » sous sa voiture et se persuade que c’est elle qui a heurté la jeune fille que l’’on a retrouvé inanimée au bord de la chaussée le matin suivant. Elle va vivre avec cet obsédant sentiment de culpabilité. Incapable de décider ce qu’elle doit faire, et ne parvenant pas à atténuer ses penchants irrationnels, elle colmate son mal-être en allant chercher l’apaisement entre les bras d’un Don Juan local.

L’efficacité de l’écriture (à la fois simple et ciselée) d’Isabelle Flaten tient à sa capacité à maintenir ses personnages dans des situations inconfortables. Elle sonde à la perfection leurs hésitations, leurs frustrations, les déceptions qui les animent et la monotonie de leur existence. Une seule phrase peut précipiter leur chute. Ou, au contraire, les sortir d’une mauvaise passe. Un couperet invisible semble en permanence suspendu au-dessus de leur tête. Il arrive qu’il tombe. À cause d’une parole un peu rude. Ou mal interprétée. Ou inappropriée.

Isabelle Flaten : Bavards comme un fjord, Le Réalgar.

mardi 21 novembre 2017

Chaîne

Paris, fin des années 60, début des années 70. Kanaan, étudiant en droit, venu d’Afrique après avoir séjourné aux États-Unis puis à Alger, réside sur le campus universitaire de Nanterre-la-Folie. À proximité, vivent les travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles construits à la va-vite, avec des feuilles de tôle et des matériaux trouvés sur les chantiers. Il ne quitte ce décor que pour rejoindre, de temps à autre, son amie Anna dans l’Yonne. Mais il n’en peut plus. Se sent trop à l’étroit. Et décide de tout plaquer. Pour mettre plus d’intensité, plus de vibrations, plus de liberté dans son existence.

« Quel con j’ai donc été de passer ma vie à chercher des fantômes ! Je cherchais à me purifier, à atteindre le noyau, le diamant, mon centre, là où c’est propre et net. Mais il n’y a rien, le centre est partout et nulle part. Alors en finir. Qui veut voyager loin part de haut, de très haut. »

Il rompt les amarres. Garde en lui trop de rage, de colère, de fougue et d’envies diverses pour se satisfaire d’une routine qui commence à le museler. Il lui faut s’échapper, découvrir les quartiers animés, vivre au cœur de la nuit parisienne, sonder les bas-fonds de la ville, se rapprocher de ceux qui lui ressemblent, tous ces frères en précarité qui sont rejetés, qui subissent le racisme au quotidien, qui sont une proie facile pour les marchands de sommeil et dont certains vont, d’ailleurs, bientôt mourir brûlés dans un foyer d’infortune d’où il sortira lui-même très éprouvé.

« Je me réveille tout blanc. J’étouffe sous les bandages et les pansements qui serrent partout mon corps. Évidemment je suis dans un hôpital. Il y a deux nègres assis au pied de mon lit. Ils ont dû guetter mon réveil.
Bonzour, mon frère ! Dit l’un, le plus gros. C’est le type gros-nègre-très-marrant. Je lui fais un signe de la tête. L’autre me dit bonjour avec un petit sourire. Front large et fuyant, calvitie précoce, un rien d’intellectuel. Mais il n’a pas de lunettes. »

Le salut pour Kanaan – qui erre de Barbès au quartier Latin – viendra du théâtre. De la troupe qu’il va créer peu après l’incendie (qui rappelle celui qui eut lieu à Aubervilliers en début janvier 1970, où cinq Africains trouvèrent la mort) en compagnie de ceux qui, comme lui, entendent mettre des mots sur leur condition de parias et les scander haut et fort en public afin d’organiser une riposte inventive, politique et sociale.

« Sortez, Négraille ! Pas pour hurler votre négritude, cette bavure melliflue autour des lippes de travestis, cette guimauve qui traîne encore sur vos corps. Sortez, pas pour hurler des chefs-d’œuvre en ruine ! Debout, Nègres, immigrés, émigrés de la chaîne. Pas besoin de ces monades d’eunuques. Il y en a qui chantent encore ça, des merlins ! Debout pour leur enfoncer leurs flûtes dans le gosier avec ces sifflements de catins. »

Au fil du texte, le parcours du narrateur recoupe de plus en plus celui de l’auteur. Saïdou Bokoum (Guinéen né au Mali en 1945) est en effet l’une des figures marquantes du théâtre africain. Le groupe qui se nomme "Kotéba" dans le roman s’appelle en réalité "Kaloum tam-tam", dont il fut l’un des initiateurs, qui fut invité au festival d’Avignon dès 1969, se produisant ensuite en Europe puis en Côte d’Ivoire. Chaîne est son unique roman. Publié une première fois en 1974 chez Denoël, il l’a, depuis, entièrement réécrit. Décrivant la misère, mais aussi l’espoir, dans une ville arpentée jusqu’en ses recoins insoupçonnés, il offre une lecture imparable de la vie des étudiants ayant quitté l’Afrique pour le Paris (tout juste) post-colonial de la fin des années 60. Son cri vient de loin. De bien plus loin que lui. Il le fait résonner, lui donne une grande ampleur et le dote d’échos multiples, qui se répercutent au cœur de cette nuit urbaine qui en est le centre de gravité. C’est là, au creux des zones mal éclairées, dans les cafés où il va puiser son énergie, au contact des femmes qu’il aime aimer, que naît ce chant profond porté par une langue audacieuse, enflammée, fougueuse et incantatoire.

 Saïdou Bokoum : Chaîne ou le retour du Phénix, postface de Nicolas Treiber, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 novembre 2017

Le camp des autres

Au début du siècle passé, un enfant fuit en s’engouffrant dans la forêt. Il s’appelle Gaspard. Il vient d’abandonner son père mort dans une auge à cochons. Il porte dans ses bras son chien blessé (qui a reçu un coup de fourche lors de la dernière - et fatale - bagarre avec le paternel aviné). Il s’enfonce dans les bois. Sent l’odeur terreuse de l’humus et celle sucrée des tapis d’aiguilles de pins. Il avance péniblement. Taille sa route forestière entre ronces, épines, rochers et incessants dénivelés. Il est mal en point, en territoire hostile.

« Dans le ventre sauvage d’une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n’en finit pas. Un capharnaüm de résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard est recroquevillé contre le chien. »

Il souffre, s’épuise. La forêt ne s’appréhende pas facilement. On doit avant tout s’y orienter, s’y adapter, y dénicher des abris et y trouver de quoi subsister. C’est ce que fait l’enfant. Il coupe sa faim comme il peut. Un soir, il découvre un lièvre au cou déchiré par le fil d’acier d’un collet. Du coup, c’est festin improvisé sous le couvert des arbres. Et sans doute en présence dissimulée des animaux nocturnes en repérage dans le coin. Il embarque également le collet. Qui appartient à celui qui deviendra bientôt, alors qu’à bout de force il gisait sans connaissance, l’homme providentiel qui l’hébergera et qui les soignera, lui et son chien.

« Le type rallume sa pipe de gris sans lâcher Gaspard du regard. Les yeux bien droits qui jaugent la viande de haut en bas. Il a des moustaches épaisses qui vont se confondre sur sa peau mate avec des rouflaquettes de loup-garou mal luné. Chapeau haut-de-forme plus ou moins écrasé sur son crâne dégarni, pas très grand, pas très fort, le dos rond comme un chat de gouttière qui ne boit que les dernières pluies. »

Cet homme, c’est Jean-le-blanc. Il connaît le secret des plantes. Sait soutirer du venin aux vipères et extraire le poison de certains champignons. Il concocte des remèdes pour soigner, guérir, endormir. Il braconne, court les bois, a depuis longtemps choisi son camp (« le camp des nuisibles, des renards, des furets, des serpents, des hérissons. Le camp de la forêt. Le camp de la route et des chemins aussi. ») Il est en cheville avec une troupe de gens qui lui ressemblent et qu’il fournit en bricoles et potions de toutes sortes. Ce sont eux que Gaspard va finalement rejoindre. Ils se déplacent en roulottes, viennent de Hollande, affichent différentes nationalités, sont voleurs, insoumis, déserteurs, romanichels, bohémiens, forbans, anarchistes. Ils vivent de rapines et de menus larcins mais ne tuent jamais, ne partageant pas la philosophie prônée par ceux de la Bande à Bonnot. Ils circulent sur les routes de France, s’approvisionnent quand il faut, campent à l’écart des villes. Ensemble, ils forment La Caravane à Pépère. Avec à leur tête, Jean Capello, un ancien bagnard.

« C’est la famille ça mon mignon, la seule qu’on a. La Caravane à Pépère, légion et mère des sans-légions et des sans-mères. Des pirates à la mange-moi ça ! Y’a pires sales gars va t’inquiète pas. »
En choisissant d’évoquer par la fiction l’épopée de La Caravane à Pépère, qui défraya la chronique dans les années 1906, 1907 (Clémenceau leur envoya ses premières Brigades du Tigre), Thomas Vinau rouvre une page d’histoire qui demeure d’une actualité brûlante. C’est celle de l’exclusion. Des roms, des nomades, des réfugiés, des sans-papiers, des sans-domiciles, des apatrides, etc, rejetés et contraints, comme leurs prédécesseurs, de vivre à l’écart, en périphérie, en bidonvilles, sous des tentes ou à même le trottoir.

Ses personnages résistent en prenant la tangente. Ils essaient d’adoucir le présent (le seul temps qui leur importe) en faisant bloc. Tous sont des habitués de la forêt. Celle-ci – grâce au lexique poétique qui lui est propre et qui est ici judicieusement restitué – offre ses odeurs, ses grincements de branches, les secrets de sa faune, de sa flore et le tracé de ses chemins sinueux au fil des courts chapitres de ce roman lumineux. Qui redonne vie et visibilité aux invisibles.

Thomas Vinau : Le camp des autres, Alma éditeur.

samedi 4 novembre 2017

GEnove GE9

S’il n’est pas besoin de connaître Gênes pour circuler dans l’ouvrage que Benoît Vincent consacre à la ville, il est, par contre, difficile de ne pas succomber à l’envie de s’y rendre après lecture. Son exploration des lieux incite réellement à la découverte. Il s’y promène en un texte foisonnant, mêlant érudition, notes précises, cartes postales, escapades en Ligurie, incursions dans la baie, parcours multiples et évocations d’écrivains, de peintres, de navigateurs et d’hommes célèbres dont les traces restent ancrées dans la longue mémoire de la ville.

Il avance dans sa quête en s’adressant au résident qui l’accueille. Tout l’intéresse. Ponts, quartiers, églises, monuments, pionniers, fantômes, cimetières, plages, chants, hôpitaux sont présents. Tous chuchotent des secrets qu’il convient de capter. Pour mieux se perdre dans la complexité d’une ville qui s’ouvre à la mer tout en maintenant un contact étroit avec la montagne.

« Mais quand tu débarques dans une ville inconnue, n’es-tu pas pris de vertige par la variété des noms locaux, et très vite perdu dans leur lecture, leur nomination sur les plans, les réseaux de transports, les panneaux, les bouches des gens ? Il faut accepter de se perdre pour circuler. »

Se perdre pour mieux inventer ses propres points de repères. Qui tournent autour de la géographie, de l’histoire, de l’architecture et des nombreux symboles que recèle la cité. Parmi eux, il y a La Lanterna, « lanterne plus dédiée au ciel qu’à la mer », phare qui semble s’amuser à couper des parts de Gênes à la nuit tombée et au chevet duquel les peintres Rubens, Poussin et Van Dyck ne comptèrent pas leurs heures.

On le sait, c’est de ce port que Christophe Colomb (qui y était né) s’embarqua pour l’Amérique. C’est ici, plus récemment, qu’eurent lieu les émeutes et violences policières du G8 en 2001. Ici également que l’on a désossé le Costa Concordia, ce paquebot qui s’était empalé sur des récifs au large de la Toscane un vendredi 13. Des séquences que Benoît Vincent mentionne (entre quelques centaines d’autres, bien plus lointaines dans le temps) au fil de ses pérégrinations dans l’un des plus grands et plus anciens ports d’Europe. Lieu de départ pour de nombreux italiens.

« Il y eut les Mille de Garibaldi qui partirent de Quarto et vinrent conquérir cette terre nouvelle qui serait la République italienne. Il y eut les centaines de milliers de migrants qui s’embarquèrent à Gênes pour le monde entier, principalement les deux Amériques (New York City et Buenos Aires en tête). »

Cet ensemble – que l’on peut arpenter en empruntant plusieurs itinéraires – n’a évidemment rien du guide touristique. C’est d’abord un ouvrage foisonnant, conçu par un curieux qui ne cesse de noter ses étonnements, de questionner ce qu’il découvre d’une ville trop riche pour qu’on puisse n’en faire qu’une lecture linéaire. C’est à une marelle étonnante, à une imparable parade oulipienne, à une savante déconstruction (pivotant autour du chiffre 9) que s’adonne Benoît Vincent, en inventant Gênes au pluriel, et en invitant le lecteur à en faire de même.

"C’est un texte à part, dans mon travail, qui n’a pour autre ambition que d’accepter de se perdre. Une autogéographie."

Benoît Vincent : GEnove GE9, éditions Le Nouvel Attila / Othello.

vendredi 27 octobre 2017

Faute de preuves

Il y a eu ces guerres en lui, ces humeurs qu’il ne pouvait dompter, cette soif inconnue que nul alcool ne parvenait à apaiser, ce travail harassant qui usait, la fatigue qui étreignait corps et neurones, le blues du dimanche soir, (" l’ouvrier y tient éveillée sa peur du lendemain ") qui le ceinturait jusqu’au matin. Il y avait sur l’un des plateaux de sa balance intérieure un inquiétant tohu-bohu qui ne lâchait pas prise et sur l’autre un besoin irrépressible qui germait, l’invitant à se mettre en route pour découvrir des contrées plus lumineuses. Il fallait rompre avec ce mal du dedans qui se propageait tout autour. Cela, cette période de sa vie, Serge Prioul l’évoque discrètement, sans s’y attarder plus qu’il ne faut. Mais son passé est là, qui existe et qui fonde en partie son présent. Il est morcelé dans sa mémoire et lui dicte des choses qui " ne sont pas dans l’abstrait ". Restait à les dire, à les écrire, à s’en extraire pour aller de l’avant. Cela ne fut sans doute pas simple mais ces mots, qu’il a appelés et qui sont venus, qu’il a appris à manier et à assembler, lui sont peu à peu devenus nécessaires et salutaires.

" Un jour arrive
Où tu écris
Par curiosité
Juste pour savoir
Où va te porter l'écriture "

Le regard constamment aux aguets, tout à la fois curieux et étonné, il a vite compris que les mots, pour peu que l’on parvienne à bien s’en saisir, pouvaient s’avérer tout aussi efficaces qu’un appareil-photo pour restituer quelques-uns des instantanés qui s’offrent à nous quotidiennement. D’ordinaire, personne ne les capte vraiment. Lui, si. Qui note, sans s’épancher, en restant à sa place, en ne prenant jamais celle des autres, au fil de ses déplacements au bourg ou en ville, ou lors de l’une de ses stations en terrasse du Quai Ouest à Rennes, ce que son regard détecte et lui transmet, suscitant à chaque fois une émotion qu’il s’emploie à décrire. Il le fait avec simplicité et justesse. S’il lui arrive de fondre, il s’arrange pour ne pas se laisser submerger. Ses poèmes courts et concis ne s’écartent jamais du motif qui les a fait naître. Faute de preuves fourmille de scènes brèves, de propos entendus et judicieusement repris, de moments particuliers, de fragments de mémoire intime ou collective, de portraits ciselés, de retours sur soi, de dédicaces aux proches, d’adresses au monde ouvrier et en particulier à ses père et grand-père qui furent tous deux tailleurs de pierres. Attentif à la présence des êtres et des choses, Serge Prioul avance en collectant des bribes de réalité qu’il met en forme dans ce livre de bord très intuitif et profondément humain.

(Ce texte figure en préface de Faute de preuves)

Serge Prioul : Faute de preuves, Les Carnets du dessert de lune.

jeudi 19 octobre 2017

Le livre que je ne voulais pas écrire

Il était présent au" Bataclan" le 13 novembre 2015, y a reçu une balle de 7,62 tirée à bout portant, a mis longtemps à s’en remettre mais ne voulait pas y revenir par écrit. Il disait qu’il s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Ils étaient mille-cinq cents dans le même cas. Et plus encore puisque nombre de personnes assises aux terrasses du "Petit Cambodge" et du "Carillon" avaient également été criblées de balles. Beaucoup (130) n’étaient plus là pour en parler. Respecter leur mémoire demandait un minimum de recul et de distance. 

Pendant des mois, il refusa de répondre aux journalistes qui le sollicitaient. Il pensait que son témoignage n’apporterait rien. Se méfiait tout autant de l’imposture que de l’opportunisme et multipliait les arguments pour ne pas s’atteler à l’écriture jusqu’à ce que le besoin et l’évidence ne prennent le dessus. Il pouvait, tout au moins, envisager de partager, transmettre ce qu’il avait vécu, le noter en puisant dans ses souvenirs, décrire, sans mettre sous cloche ses velléités de romancier, ce qu’il avait ressenti, et tenter de comprendre comment le fracas de cette soirée s’était propagé dans sa chair et incrusté dans son cerveau.

« Pendant des semaines, tu es écartelé entre l’entêtement des mots et ta volonté de ne pas faire texte de ta mésaventure, volonté qui capitule quand t’éclabousse une évidence : tu te tiens à la jonction d’une épreuve individuelle et d’un choc collectif, sur le point de bascule du "je" au "nous". »

Il débute son livre en expliquant comment, alors qu’il était encore adolescent, le rock s’est emparé de lui. Il dit l’énergie qu’il emmagasine en s’en imprégnant et le plaisir qu’il prend quand il assiste aux concerts de ses groupes de prédilection. Parmi eux, "Eagles of Death Metal", qu’il a entendu pour la première fois en 2008 avant de les voir au festival Rock en Scène en 2009. Quand il apprend que le groupe va se produire à nouveau en France, au "Bataclan" cette fois, le 13 novembre 2015, il ne tarde pas à acheter son billet. Et ce soir-là, à 20h15, alors qu’il n’a trouvé personne pour l’accompagner, il gare sa moto sur un terre-plein à proximité, fume quelques cigarettes, monte les marches, dépose veste et casque au vestiaire et pénètre dans la salle, heureux de retrouver des sensations qui lui plaisent. Il boit une bière. La première partie vient de se terminer. Les musiciens arrivent et démarrent pied au plancher. « Premiers riffs, premiers larsens, du rock, de l’énergie, putain ce que c’est bon ! » C’est peu après que tout bascule.

« À 21h 40, ou 42, ou 47, ils ne sont pas fichus de se mettre d’accord, bruits de pétards, les musiciens se figent puis quittent la scène en courant, des cris, du mouvement, ce ne sont pas des pétards, "Couchez-vous ! Couchez-vous !"
Je me jette au sol.
Là commence le roman – à moins qu’il n’ait commencé sans me prévenir. »

Ce que raconte alors Erwan Larher est la suite (puis l’après) de la soirée telle qu’il l’a vécue, allongé, blessé sur le sol, seul avec lui-même, au milieu des autres. Il évoque, en précisant ses pensées, ses émotions, la douleur qui le transperce, la silhouette de l’un des terroristes debout dans les parages, les lumières qui s’allument, les coups de feu qui fusent, l’attente des premiers secours, la venue d’un médecin, la main invisible de celui ou de celle qui s’accroche à l’un de ses mollets, l’évacuation vers l’extérieur, couché sur le fer rude d’une barrière métallique transformée en civière, l’ambulance, le trajet bringuebalant jusqu’à l’hôpital Henri Mondor de Créteil, l’entrée aux urgences, la salle d’opération. Il tente d’exprimer le plus simplement possible ce que furent ses réflexes, ses réflexions, ses sensations contradictoires et le cheminement de sa pensée durant ces heures. Il le fait sans pathos et sans se morfondre. Pour tenir, il se répète deux, trois mots et s’y accroche.

« On s’occupe de toi. Tout est sous contrôle. Pendant que tu attends pour le scanneur (ou était-ce avant d’être ausculté ?), un ou deux flics t’interrogent, en prenant des précautions oratoires touchantes. »

Il n’est pas tout à fait sûr de sa mémoire et peu importe. Il sait que cette nuit-là, il n’est qu’un parmi des milliers d’autres. Le drame est collectif. L’impact de l’attentat se propage. Un peu partout, à Paris et ailleurs, beaucoup vivent dans l’angoisse. Les téléphones sonnent (lui, il est parti au concert en oubliant son portable), les comptes Twitter et Facebook sont plus actifs que d’habitude. On appelle, on interroge, on attend des nouvelles, on redoute le pire. 

Que faisaient, et qu’ont fait, durant ces heures interminables, ceux qui n’y étaient pas mais qui se trouvaient très liés avec quelques-uns de ceux qui y étaient ? C’est ce qu’Erwan Larher a demandé à ses proches. Ce qu’ils (amis, écrivains, compagne, parents) ont écrit à ce sujet intervient régulièrement, entre deux chapitres, dans des séquences titrées "Vu du dehors", donnant à ce livre bouleversant, plein de vie, de tact, de pudeur et d’humour, une tonalité plus forte encore.

Erwan Larher : Le livre que je ne voulais pas écrire, Quidam éditeur.

mercredi 11 octobre 2017

Le site des éditions Jacques Brémond

Jacques Brémond a créé sa maison d'édition en 1975. Il avait auparavant beaucoup appris au contact de l'éditeur Robert Morel et lancé, dès 1969, la revue Voiex. Si la poésie tient une place majeure dans son travail, le théâtre et la peinture y sont  aussi présents. Chaque livre est imprimé par ses soins, en typographie, sur de beaux papiers. Avec, à chaque fois, maquette et couverture originales. De nombreux poètes figurent à son catalogue. On y trouve Thierry Metz, Michaël Gluck, Françoise Han, Lionel Bourg, Robert Piccamiglio, Albane Gellé, Sylvie Durbec, James Sacré, Jeannine Salesse, Bernard Noël, Franck Venaille, Évelyne Morin, Marie Huot et bien d'autres. 

Il manquait un site pour pouvoir se rendre compte de l'importance du fonds Brémond. C'est désormais chose faite.
Les éditions Jacques Brémond ont récemment publier des ensembles de poèmes de Christian Vogels (Iconostases), d'André Duprat (Une nostalgie nombreuse) ainsi qu'une monographie de l’œuvre peint de Philippe Garouste de Clauzade par Joseph Pacini (Peindre la lumière) et les rééditions de deux titres épuisés : Sur la table inventée de Thierry Metz (ce fut son premier livre) et Je, Cheval d'Albane Gellé.

On peut retrouver le site des éditions Jacques Brémond ici.

mercredi 4 octobre 2017

Le jardin sous l'ombre

Paul Le Jéloux est décédé en fin décembre 2015 à l’âge de soixante ans. Il était l’auteur de trois recueils de poèmes marquants, tous publiés aux éditions Obsidiane, dans lesquels on décelait une voix claire et posée, empreinte de douceur et de précision mais pouvant également se montrer âpre et tranchante. C’est ce même timbre, ce sont ces mêmes variations de tons que l’on retrouve dans ce quatrième et (probablement) dernier livre. Il y aura travaillé durant une bonne décennie. C’était son rythme. Il l’avait adopté et initié avec L’exil de Taurus en 1983, suivi par Le vin d’amour en 1990 et Le sang du jour en 2001.

Ce qui étonne chez lui, c’est la profusion d’images qu’il parvient à assembler en un seul poème. Il le fait en partant d’un détail, d’un animal entrevu, d’un souvenir, d’une émotion relayés par un imaginaire qui se heurte parfois à la réalité d’un être en recherche de stabilité. « J’ai la tête malade », dit-il au détour d’un vers, préférant poursuivre le cours d’une matinée agitée en regardant ailleurs.

« J’abrite un arbre, j’ai des raisons de croire à mon phénix.
C’est vraie foison, cette déraison. Les marronniers sont un peuple de citronniers.
Le peuplier régit la table d’hôtes. L’extrême lenteur des cèdres
toujours m’insupporte. J’y vois un mal, j’en ai bien peur.
L’envol des cailles m’effraie chaque fois qu’il fait noir et nul. »

On perçoit çà et là des fragments d’autobiographie et des retours en arrière, notamment dans la douceur de l’enfance, « aux yeux de cendre », où la nostalgie n’intervient qu’a minima, très vite supplantée par l’appel du présent et l’attrait de tel paysage qui l’aide, inopinément, à sortir de lui-même pour s’y frotter et, peut-être même, s’y régénérer. C’est là la force de Paul Le Jéloux. Ce besoin de se donner de l’air en sortant de soi procure une grande densité à ses poèmes, d’ordinaire assez longs, qui puisent dans l’infiniment proche pour s’ouvrir au monde.

« Toujours nous revenons, vivons la solitude,
soulevés dans une tempête à sable d’étoiles, dans le verbe et l’ivresse. »

Tout ce qui vibre et bruisse attire son attention. Et il en va de même pour les choses plus statiques qui fondent son quotidien, l’ancrant dans un pays qui parfois l’exaspère. Il y a le muret, le calvaire couvert de mousse, le talus qui menace de s’effondrer, les ardoises qui luisent sous la pluie, le Dieu que l’on interpelle (il le fait aussi) en espérant calmer quelques douleurs... C’est un décor de Bretagne, là où il vivait, qui semble immuable. Il l’arpente, lui murmure ses incertitudes, le transforme en y ajustant quelques scènes sorties d’un vieux conte, d’une légende ou tout simplement d’un rêve qu’il revisite.

« La patrie est exacte, étouffe, est à rayer,
gonfle dans l’intime, le retourne comme crêpe avec un cri de crapaud
la patrie se renouvelle sans cesse avec clairons, lit d’hôpital,
ciel bleu chez les autres. La rue, c’est là à traverser,
je n’ai pas de frontière ou de boussole dans les reins de sa nuit
la patrie, c’est tous les jours un voyage forcené
qui déroute des cadavres de lueurs, les revenants, mes proches. »

La voix de Paul Le Jéloux vient de loin. Elle porte parfois en elle des bribes dues à ceux qui ne peuvent plus s’exprimer. Elle s’ouvre constamment. C’est une voix rare et lumineuse.

Paul Le Jéloux : Le jardin sous l’ombre, éditions Obsidiane.