samedi 11 avril 2020

Vies patinées

La patine du temps est parfois redoutable. Elle ne s’attaque pas seulement aux objets. Elle se glisse, au fil des années, dans les vies, dans les corps, en s’évertuant à les modifier. Ce faisant, c’est à l’intériorité des êtres qu’elle goûte. Si celui (ou celle) qui se trouve en ligne de mire a déjà un peu de bouteille, et beaucoup moins d’énergie qu’auparavant, elle n’hésite pas. Elle peaufine son plan. Va instiller des variations d ’humeur, des moments de doute, des stratégies de repli, des à-quoi-bon de mauvais augures et d’imparables chavirements. Tout cela, Jean-Claude Martin, qui possède le profil recherché par l’implacable modificatrice, le sait bien. Il s’en méfie, ne se laisse pas abattre, regarde plutôt ce qui se passe près de lui, histoire de minimiser ce qui n’est peut-être que désagréments passagers.

« Il s’en fiche, de perdre. L’an dernier, il était à l’hôpital avec un cancer. Alors, les arbres, le ciel au-dessus de sa tête : bonus... Résultat : il joue mieux que moi. Je m’abandonne à mon tour au ciel, aux arbres. Et au départ suivant, j’expédie ma balle... dans les fourrés. »

Sa chance, si l’on peut dire, c’est de n’avoir jamais ( ses livres précédents l’attestent) nourri d’illusions et de ne pas connaître, sur ce point au moins, la déception. Reste le désabusement. Très prégnant dans ces Vies patinées, suite de brefs tableaux en prose à travers lesquels il essaie de vivre, de rêver et de méditer au présent. Il prend ce qui l’aide à s’évader, à se décentrer, au gré d’une scène furtive, d’un paysage changeant, d’une sensation étrange mais agréable, ou d’un brusque retour de bâton.

« Le malheur rend méchant. Comme un chien auquel on a retiré son os. Le malheur des autres fait du bien... Je n’aurais jamais cru en arriver là. J’ai la tête remplie de pus. »

Les textes de Jean-Claude Martin sont ciselés et souvent elliptiques. Ils expriment, en creux, ce qu’il en est de vivre, de vieillir, de tenir malgré tout. Il ne s’épargne pas mais n’en devient pas pour autant masochiste. Il s’attache au présent. Abandonne le passé là où il est. Et n’a pas le temps de penser au lendemain.

« Je pris les chemins détournés pour arriver à la mort. Les blés battaient la campagne. L’air était en soie. J’avais le temps, pensais-je... J’entrai dans le parking de l’hôpital à 18h30. "État stationnaire", me dit l’infirmière. Les yeux mi-clos, il semblait dormir... La lumière fuyait sur l’autoroute proche. Pas plus que le chirurgien, la mort ne passerait ce soir. »

Jean-Claude Martin : Vies patinées, illustrations de Claudine Goux, préface d’Hervé Bougel, éditions Les Carnets du dessert de lune
.
Jean-claude Martin vient également de publier Ne vous ABC jamais, un abécédaire plutôt alerte et malicieux, aux éditions Gros textes
.

jeudi 2 avril 2020

La Martre et le Chameau

Marc Le Gros n’est pas seulement attiré par les bivalves des bords de mer – dont il a souvent fait l’éloge – et par les oiseaux de halage (auxquels il a consacré plusieurs ouvrages), il est également attentif aux petites bêtes sauvages, nocturnes et presque invisibles, que sont les mustélidés. Il les présente dans la première partie de ce nouveau livre. 

Ce qui l’intéresse tout particulièrement ce sont les liens qui relient les putois, belettes, martres, fouines, blaireaux, hermines aux êtres humains. Et parmi ces liens, figure la fabrication des pinceaux pour artistes. Les poils de ces chasseurs aux aguets sont très prisés, la martre tenant une place à part.

« La martre des artistes est la Kolinsky, du nom qu’on donnait naguère à la fourrure du vison, en Sibérie. C’est elle qui offre à l’aquarelliste – mais on dit que Rembrandt et Turner l’utilisèrent aussi – la souplesse, le velouté le plus exquis, le plus évidemment recherché. »

Marc Le Gros la traque à sa façon : à distance respectueuse, la laissant filer dans des territoires où il n’a pas accès. Elle apprécie le froid du Nord de l’Europe mais aussi le climat tempéré qui sévit dans l’Ouest du continent. Elle ne se doute évidemment pas que les peintres la vénèrent. Lui, par contre, il le sait et développe cette fascination sous forme de vignettes précises, discrètement documentées, propices à la flânerie.

« Charles Filiger, le plus troublant des amis de Gauguin, tenait enfermés ses pinceaux de martre dans un infime reliquaire, entre une image de la vierge et une petite statuette d’Isis que lui avait offerte le comte de La Rochefoucault, son mécène. »

La martre n’est pas le seul mustélidé évoqué. D’autres bêtes furtives, appartenant à cette famille, attisent la curiosité de l’écrivain qui travaille régulièrement avec les peintres. C’est à Vonnick Caroff, qui l’accompagne ici, qu’il dédie la section intitulée « Poils ».

La seconde partie du livre est consacré au chameau du désert du Thar, dans l’état du Rajasthan. Ce chameau, Marc Le Gros, qui s’est promené sur son dos, a appris à le connaître en le fréquentant longuement.

« Calé comme un pacha
Entre ses bosses
Je frôle les longues robes à volants
Des femmes du désert »

Il chemine perché. La lenteur du périple et la nonchalance de l’animal lui permettent de bien l’observer.

« Lors des promenades nocturnes sur le sable et outre la façon assez comique dont l’animal balance la queue et lève la patte pour pisser, j’ai pu observer à loisir leur fond d’oreille. Le gisement des poils dont on tisse les tapis de sol, là-bas, (...) proviennent de cette source. »

Marc Le Gros met en place tout au long de ce bel ouvrage (superbement édité et qui fourmille de détails précieux) une série de rencontres toniques, rares et étonnantes.

Marc Le Gros : La Martre et Le Chameau, peintures de Vonnick Caroff, EST, Samuel Tastet Éditeur (25 rue Sous les Saints – 45000 Orléans).

Cet titre est le neuvième publié par Marc Le Gros chez cet éditeur et le troisième dans la collection « le ciel est ouvert », où sont associés l’écrit et l’image.

En logo : peinture de Vonnick Caroff.

mardi 24 mars 2020

Si décousu

Les poèmes regroupés dans Si décousu ont été écrits par Ludovic Degroote au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années. Si certains d’entre eux sont inédits, d’autres ont au préalable fait l’objet de tirages limités, souvent en livres d’artistes. Cet ensemble n’a cependant rien d’une compilation. Il est, au contraire, subtilement construit. Les époques s’entremêlent et le texte bouge, imperceptiblement. Plus on avance dans l’ouvrage et plus le poète se déplace, et son poème aussi, arpentant des paysages où frémit une part vitale de son être intérieur.

« ici comme ailleurs mer bleue, ou verte
je peux aller ailleurs
la mer me traverse
je me croise sans qu’aucun bleu ni vert ne se croisent
quand je dérive je me rassemble
ici je dérive ici
je circule comme je peux
dans l’air du temps »

La voix de Ludovic Degroote est précise, exigeante, interrogative. Il connaît le doute. Sait la nécessité qu’il y a à se laisser parfois envahir par lui. Pour débusquer d’autres moyens de s’en sortir. Pour mieux appréhender son espace mental et les questions existentielles qui s’y faufilent. C’est ce travail d’approche, en équilibre instable, n’étant sûr de rien, tentant de se servir de la moindre perche que pourrait lui tendre son intuition, qui le guide.

« on se tient
dans cette disparition
de soi du vent
on ne sent qu’une trace
qui nous ramène au présent

c’est un espace
trop étroit
pour le corps
pour la tête
on y est bien mal »

Rien de tel, pour le suivre, que de s’adapter, en lecture, au souffle prenant et continu de cette écriture si particulière, à la fois robuste et délicate, empreinte de douceur et de force, discrète et percutante. Ludovic Degroote est engagé sur une route étroite. Avec pour tout bagage son corps, sa pensée, sa mémoire, ses mots, ses incertitudes. Il décrit ce que son champ visuel découvre. Il évoque l’homme fragile qu’il porte en lui, l’enfant blessé qui peut ressurgir, la vie qui s’effrite inexorablement, la mort qui en a déjà porté plus d’un en terre, le regard qui bute sur un mur, un miroir, la solitude qui est là du début à la fin, la mer qui remue d’étranges souvenirs, le cimetière grand ouvert aux pas crissants des promeneurs de novembre

« novembre chaque année mord l’enfance
et vous ramène à la maison
tout près de vos peurs
un jour pour vieillir avant la nuit
nous allons au cimetière
je connais toutes les tombes
novembre mois des fatalités saintes
et des plaintes mal amenées »

Si décousu est un ensemble en mouvement. On y sent battre le cœur d’une œuvre qui compte. Et qui s’éclaire toujours un peu plus, distillant ici et là ses indices à peine visibles mais néanmoins détectables.

Ludovic Degroote : Si décousu, éditions Unes.

lundi 16 mars 2020

Ourson les neiges d'antan ?

Lucien Suel et William Brown se sont rencontrés grâce au réseau international du Mail Art. Ils ont travaillé ensemble pendant une douzaine d’années, créant de nombreux livres d’artistes publiés à tirages limités. Ce sont eux qui sont réunis dans cet ouvrage, donnant une belle visibilité à l’œuvre à quatre mains initiée par le poète et le peintre.

William Brown est décédé en 2008. Il a vécu son enfance au Canada avant de s’installer au Pays de Galles et « Ourson les neiges d’antan ? » était la question malicieuse qu’il posait de temps à autre à Lucien Suel. Ce dernier répond par écrit, dans des formes brèves, souvent en vers justifiés, stimulé par ces contraintes, d’espace et de forme, qui l’incitent à centrer son texte et à faire mouche en quelques vers. Les nouvelles qu’il délivre sont d’abord liées à son lieu de vie, à ce territoire qu’il arpente à la fois avec son corps et avec ses mots, mais pas seulement.

« Du terminal de Calais, l’autoroute du / soir file à l’est, vers Isbergues. Au / loin, sur la gauche, le vitrage jaune / de l’aciérie électrique transperce le / crépuscule. Les électrodes descendent / lentement dans le chaudron débordant, / gavé de déchets, de ferraille débitée / en morceaux. La soupe métallique fond / dans la marmite en embrasant le ciel. »

L’envie de bouger est en lui. Il la guette. En profite, dès qu’elle frémit, pour lever le camp. Il lui faut peu de temps, peu de mots pour s’ouvrir aux vents d’ailleurs, pour le dire au peintre, pour s’enquérir des tribulations nocturnes de « L’ankou-loup », pour pénétrer dans le monde feutré du mystérieux « chat de Garbecque » ou pour glisser, de flaque en flaque, dans celui du macareux qui sautille « en habit de pingouin ». Les animaux sont ici très présents. Suel et Brown, tout au long de leur collaboration, leur réservent une place de choix.

« Travailleurs, camarades castors de tous pays, soyez unis comme des dents à l’intérieur de la bouche. »

Ourson les neiges d’antan ? est un livre de plein air, une bonne bouffée d’oxygène, une façon dynamique de circuler en poésie en allant à la rencontre de quelques uns de ceux qui peuplent le grand dehors.

Lucien Suel et William Brown : Ourson les neiges d'antan ? éditions Pierre Mainard.

vendredi 6 mars 2020

Les trois jours du chat

Depuis la mort de la mère, le père et le fils cohabitent. L’un vit en haut et l’autre, le plus âgé, occupe le bas de la maison. Ils partagent peu, à part leur solitude, les repas et un peu de programme télé le soir. La peur les paralyse.

« On a peur, peur d’être ensemble, peur d’être seuls, et cela nous perturbe. »

Un jour, et c’est ici que s’ouvre le récit, un bruit inhabituel se fait entendre au rez-de-chaussée. Le fils a entendu un choc, la chaise qui tombe, le corps qui suit. Et puis, plus rien. Juste le silence qui pèse. Il n’ose bouger. Reste couché sur son matelas posé à même le sol, sous la lucarne. Il sait que le père a chuté. Qu’il ne s’est pas relevé. Qu’il est sans doute mort. Le soir, il se décide enfin. Il entreprend une descente, marche après marche, lentement, à pas de velours, jusque dans la cuisine où il trouve en effet le père mort.

« Surtout ne toucher à rien. La chaise renversée ne sera pas relevée. Mademoiselle Félicie doit venir demain, pour le ménage et la toilette de Pap, et demain elle trouvera Pap refroidi, raide. Quant à moi, me voilà pour de bon orphelin, orphelin complet. »

Il réintègre son repère. Il y passera la nuit. Il laisse sa pensée vaquer. Se remémore quelques scènes du passé, avec le père, la mère. Revoit l’enterrement de celle-ci. Et finit par s’endormir. C’est lui le chat. Qui raconte son repli à l’étage. Qui sursaute au moindre bruit et qui, le matin suivant, perçoit tous ceux, inhabituels, qui se répercutent de la cuisine à la chambre du père. Il entend l’exclamation de la femme de ménage et l’arrivée, peu après, des hommes qui constatent le décès. Il lui suffit de bien tendre l’oreille pour savoir qu’ensuite on relève le corps, on le lave, on l’habille, on l’installe dans son lit. Il écoute mais ne bouge pas. Si on l’appelle, il fait le mort. Il ne sort de sa planque que le soir, quand il n’y a plus personne en vue. Il va procéder ainsi trois jours durant. C’est à peine s’il consent à se montrer, restant à mi-chemin entre le haut et le bas, agrippé à la rambarde, juste avant que le cercueil ne parte.

« Félicie s’est avancée jusqu’au pied de l’escalier, et je comprends qu’elle n’a pas renoncé à me serrer contre elle. Est-ce à ce moment que je prends conscience du silence, et par conséquent des bruits, des bruits de pas ? De celui, martelé, des porteurs, comme de celui, plus feutré, des femmes qu’ils laissent passer en s’écartant ? Pas de quoi sangloter suffisamment pour accepter de descendre d’une marche supplémentaire. »

L’histoire que déroule ici Raymond Penblanc, avec minutie, concision et efficacité, est à la fois prenante et troublante. Elle dit la peur, l’isolement, la réclusion d’un être qui n’a plus assez de force pour réagir comme il le faudrait. Elle dit également cet effarement et cet effacement permanent qui font que le seul lieu où il se sent à peu près à l’abri du monde extérieur reste ce perchoir transformé en poste d’observation.

« La tête me tourne. L’air est vif, le ciel parcouru de nuages, la route déserte. Tout cela me saoule et m’attire. Je sens que j’ai besoin de marcher, là, tout de suite, pas loin. »

C’est ainsi que l’on quitte le chat. Qui en a terminé avec ses trois jours de deuil vécus d’une façon un peu particulière. Trois jours retracés heure par peur par un écrivain qui excelle dans la forme courte et qui parvient à rendre présents des personnages que l’on ne voit pas, que l’on devine simplement, occupés près du père mort, au rez-de-chaussée de la maison. C’est un récit vif, implacable, millimétré.

Raymond Penblanc : Les trois jours du chat, éditions Le Réalgar.

samedi 29 février 2020

Caisse claire

Caisse claire a été publié une première fois en 2007. Le Seuil publie, un an après le décès d'Antoine Emaz, une nouvelle édition (collection Points). Avec une biobibliographie mise à jour.
L'anthologie, établie par François-Marie Deyrolles, réunit des poèmes parus entre 1990 et 1997, pour la plupart à tirages limités. 

« Ce livre fait de plusieurs livres est d'une cohérence indéniable, d'une unité de ton et d'horizons indiscutables et d'une formulation de paysages qui vient d'une même main et d'un même moment. » Jean-Patrice Courtois (postface).

Plaisir et émotion à lire et relire Antoine Emaz

« Il nous reste peu de temps avant la pluie, avant la peur qui vient, avant que les enfants soient rentrés de l'école, avant de lâcher le livre et d'aller boire un verre, avant de tomber et de dormir, blancs comme neige ». Antoine Emaz,

Antoine Emaz : Caisse claire, Points-Seuil, 2020

lundi 24 février 2020

Dans la nuit du 4 au 15

Le calendrier possède un nombre incalculable d’histoires. Toutes sont vraies. Chaque heure qui passe en apporte de nouvelles. Elles arrivent de partout et alimentent un fleuve en crue que Didier da Silva a décidé de longer à son rythme, jour après jour, en commençant par le 8 septembre, qui ouvre le calendrier pataphysique.

« Le 8 septembre est le jour de l’an, ou 1er Absolu, dans le calendrier pataphysique ; ce jour-là, en 1907, un astronome du Bade-Wurtemberg donnait le nom de Shéhérazade à un astéroïde. »

Il procède avec méthode, trois-cent-soixante-six fois de suite, pour extraire les éléments qui, cachés en chacun de ces jours, l’intéressent tout particulièrement. Ses choix sont bien sûr arbitraires. Ils touchent beaucoup à la littérature, au cinéma, aux hommes volants, aux chercheurs, aux inventeurs, aux philosophes et aux anonymes qui, soudain, ne le sont plus. Ce sont eux, et de nombreux autres personnages encore (la liste, impressionnante, figure en fin d’ouvrage) qui font vivre l’agenda perpétuel qu’il propose ici.

Chaque jour recèle son lot de surprises. Au fil des ans, il se nourrit de morts, de naissances, de faits divers, de rencontres inopinées, de coïncidences, de hasards judicieux ou malencontreux. Impossible pour l’érudit de tout retranscrire. Ce serait fastidieux et inutile. Ce qu’il cherche est tout autre. Il veut simplement mettre en relation certains événements pour bâtir une séquence (cela va de trois lignes à une page et demie) où va se construire, à partir de faits réels, une histoire qui n’aura rien à envier à la fiction. Ainsi le 18 octobre :

« Le 18 octobre, sans aucun doute, est le jour de la folie douce : entre 1926 et 1960 naissent Klaus Kinski, Sylvie Joly, Jacques Higelin et Jean-Claude Van Damme, une belle brochette de frappadingues ; en 73, en pleine guerre du Kippour, une pro-palestinienne un peu fragile psychologiquement (le cas n’est pas rare) détourne le vol Paris-Nice, armée d’une carabine 22 long rifle, pour finir abattue par le GIGN sur le tarmac de Marignane. Elle avait 35 ans. Pourquoi ce cinéma ? Elle exigeait l’annulation de la sortie des Aventures de Rabbi Jacob, le nouveau film de son mari, le producteur Georges Cravenne (papa trois ans après de La Nuit des César), inacceptable, selon elle, vu le contexte international. Les thérapies de couple balbutiaient à l’époque ; la folie douce n’est pas si douce que ça. »

Didier da Silva avance avec malice et humour, assénant quelques coups de bâton çà et là. Il traverse l’année en empruntant des chemins détournés. C’est dans les sous-bois de l’histoire qu’il se sent le plus à l’aise. Dans les angles morts, dans les interstices, là où nulle caméra ne peut aller. Il fouille dans les archives du temps. Y trouve une matière insoupçonnée. Qu’il met en forme à sa manière. En mêlant curiosité et inventivité.

Le titre fait référence à la faille temporelle qui marqua l’entrée en vigueur du calendrier grégorien qui, sur décision du pape Grégoire XIII, remplaça le calendrier julien.
« Le 15 octobre, souvenez-vous, en 1582, on reboote le calendrier : les dix jours qui ont précédé n’ont pas eu lieu. Or, « dans la nuit du 4 au 15 », comme on n’a pas su résister au pli de le dire, expirait Thérèse d’Avila, d’un carcinome de l’utérus (le même jour d’une même cause mourra Delphine Seyrig en 1990). »

Didier da Silva : Dans la nuit du 4 au 15, préface de Jean Echenoz, Quidam éditeur.

mardi 11 février 2020

Ficelle / Plis urgents

Chaque numéro de la revue Ficelle, créée et animée par Vincent Rougier, associe un poète et un artiste (peintre ou graveur) et se présente sous la forme d’un livret broché, format 10,5 X 15 cm, aux pages non coupées, inséré dans une enveloppe « Mail Art ». L’aventure a débuté en 1993 et le numéro 139 (Le rire et le vent, « poème en vingt-cinq prises » de Claude-Lucien Cauët, gravures de Vincent Rougier) vient tout juste de sortir. Comme à chaque fois, la surprise est au rendez-vous. Une voix se donne par fragments. Le lecteur ne met pas longtemps à se familiariser avec le ressac et la houle qui donnent force, gîte et souffle à l’ensemble. Cauët est un poète rare. On le lit peu. Raison de plus pour ne pas le rater.

« je tempête à la lampe des brisures océanes
échalas de soie et de sang sur un squelette de bois
ma course prend la mer de vitesse
elle qui brasse les paronymes allitère les brumes
sans jamais lever son nez de quartz
je la coiffe sur la ligne d’horizon d’un feutre de gangster
le marin voit la langue d’écume tirée par le père
Égée et devine derrière le drap noir la vengeance de ses frères
il n’est pour demeurer vivant que de s’abîmer en haute saison »

Ce qui caractérise Ficelle, outre le bel objet conçu par V. Rougier dans son atelier, c’est la diversité des voix qui s’y assemblent. De nombreux poètes contemporains figurent au catalogue. Ainsi Serge Pey, Christian Prigent, Werner Lambersy, Thomas Vinau, Joël Bastard, Albane Gellé, James Sacré, Amandine Marembert et tant d’autres, dont le regretté Patrick Le Divenah (1942-2019).

Parallèlement à la revue, l’éditeur publie également, avec la même régularité, la collection Plis Urgents. Le format est identique. La présentation légèrement différente. Chaque titre est un livre broché avec jaquette, tiré à 300 exemplaires numérotés. C’est dans cette collection que l’on trouve Les Moires et Slamlash, deux textes différents d’Alexis Pelletier qui ont, néanmoins, comme point commun d’être conçus pour passer aisément de l’écrit à l’oralité. C’est vrai pour Les Moires, bâti en deux parties (Strophe et Antistrophe) autour de ces trois sœurs issues de la mythologie grecque que les latins nomment Les Parques. Le texte est né d’une commande du compositeur Dominique Lemaître.

« Il y a deux voix qui me viennent souvent ensemble

Ou plus exactement
quand la première résonne en moi
immanquablement la seconde s’allume

Il faut absolument que je les nomme ici
entourés que nous sommes
d’images et d’ombres
de spectres
d’histoires et de formes du passé. »

C’est également vrai pour Slamlash, « rap engagé » qui se frotte au présent, ne s’en laisse pas compter en brossant un portrait incisif de l’inquiétant « Jupiter aux p’tits pieds » et de la ribambelle d’intrigants et d’intrigantes qui lui ont promptement emboîté le pas.

« Je sais que ta pensée
Unique et sans appel
Est le contraire exact
De ce qu’il nous faudrait
Je sais bien qu’elle vit
Sur cette simple idée
Que le peuple est un con
Ça vient de Machiavel
Et de la Boétie
Tous deux tout détournés
De ce qu’ils signifiaient »

Le récent Plis Urgents, Les délices des insectes exquis, est constitué de textes de Gilbert Lascault et de peintures de Pierre Zanzucchi. C’est l’occasion rêvée pour s’attarder sur ces êtres minuscules que l’on voit à peine mais qui sont chargés d’histoires et qui nourrissent bien des légendes. Ainsi la cigale :

« Selon Angelo de Gubernatis (Mythologies zoologiques ou les Légendes animales, 1874), « la cigale renaît au printemps de la salive du coucou et le matin de la rosée de l’aurore ».

Et la mante religieuse :

« La Mante femelle puissante et le mâle, fluet amoureux, s’accouplent. Dans la journée, le lendemain, elle ronge la nuque du pauvret et le dévore à petites bouchées, ne laissant que les ailes. Dans bien des cas, la Mante n’est jamais assouvie d’embrassements et de festins conjugaux. Une même Mante use successivement sept mâles qui sont croqués dans l’ivresse nuptiale. »

Gilbert Lascault va voir du côté de chez Michelet ou  chez Jean-Henri Fabre, il se renseigne, lit Dali, Desnos, Baudelaire, Apollinaire ou la Bible et concocte un ensemble dédié aux fourmis, aux guêpes, aux abeilles zélées, aux papillons, aux sauterelles, aux frelons, aux mouches, aux scarabées sacrés, etc. Tous ont des secrets à murmurer à qui sait écouter attentivement ceux qui les ont étudiés.

« Au XVIIe siècle, on couvrait les ruches d’un drap noir lors du décès de leur propriétaire. Mais pour un mariage, on entoure les ruches d’une étoffe rouge ».

Plis Urgents en est à son cinquante-cinquième titre. La série complète est propice à de belles rencontres. On y croise notamment Jacques Demarcq, Claude Beausoleil, Pascal Commère, Antoine Emaz, Henri Chopin, Yves Jouan, Claudine Bertrand, Christian Cavaillé, Patricia Castex Menier ...

Pour plus d’infos, ne pas hésiter à se rendre sur le site de l’éditeur : c’est ici

Logo : Détail d’une gravure de Vincent Rougier reproduite en couverture du livre d’Alexis Pelletier.

dimanche 2 février 2020

In/Fractus

Entre ce matin, 6h30, où elle découvre, par un texto, que son frère a été victime d’un infarctus, et le lendemain, à la même heure, où, enfin rassurée, elle s’apprête à débuter une journée plus calme, la mémoire d’Angela Lugrin s’emballe.

« Mon téléphone indique plusieurs appels en absence. Je n’ai rien entendu. »

Ce ne sont pas simplement vingt-quatre heures de sa vie qui s’écoulent. Ce sont plusieurs moments de son existence qui refont surface, la ramenant toujours vers ce frère couché dans une chambre de réanimation cardiaque de l’hôpital Lariboisière. Des scènes liées à l’enfance, à l’adolescence et à leur vie d’adulte, au bord du lac Léman, à Bénarès, sur l’île de Houat ou ailleurs reviennent, qui expriment les liens et les complicités qui les unissent.

« Mon frère est là, son grand corps allongé dans une petite chambre qui clignote de partout. Mes yeux se portent sur la fenêtre, une fraction de seconde je crois deviner un parc inquiétant de saules pleureurs. »

Circulant dans le passé, l’entremêlant, au fil des heures, à son présent inquiet, ce sont également les êtres qui l’attirent qui surgissent. Tous ont des parcours assez cabossés mais ce sont eux, et pas les autres, qui lui transmettent un peu de leur colère et de leur énergie. Il y a là Stick , le punk des rues, « défoncé et rigolard », qui assiste aux concerts du groupe de punk-rock qu’elle a formé avec son frère. Ou Bahiya, la jeune noire, toute en révolte, qui a donné du fil à retordre à l’enseignante qu’elle est. Ou encore, sur l’île, le chauffeur de l’estafette blanche aux bras piquetés de trous noirs à cause des seringues qui s’y sont enfoncées. D’autres se joignent à eux pour taper à la porte de ses souvenirs. Son père, sa mère, ses grands-parents, son mari, tous se donnent rendez-vous en ce jour où l’infarctus a frappé.

« Ce matin, le mot "infractus", ce mot des pauvres, des illettrés, des apeurés, je veux qu’il soit un mot puissant et vigoureux comme un chevalier, désignant en toute logique le sentiment d’être brisé du dedans, d’être vaporeux et en lambeaux, sans base distincte. »

Pour réparer ce dedans qui se lézarde passagèrement, Angela Lugrin convoque, en plus de ses souvenirs, ses livres et ses auteurs de prédilection. Ils sont divers et nombreux. Elle parle d’eux avec enthousiasme et émotion et explique avec clarté, en une écriture souple et assurée, ce qui, dans leurs textes, à travers les personnages mis en scène, la touche en l’aidant à recoudre certaines plaies et à bien saisir, mieux comprendre, la complexité des êtres et de leurs vies fragiles.

Angela Lugrin : In/Fractus, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 21 janvier 2020

Sablonchka

Allongée dans son hamac, avec à portée de main son inséparable AK-47 03, une sentinelle attend la relève. L’homme ne s’impatiente pas. Selon ses calculs cela fait vingt-deux ans et vingt-deux jours qu’il a pris position. Il ne sait pas ce qui se passe à la surface du globe. Se contente de veiller à sa survie. Tous ceux qui étaient en mission avec lui sont morts. Tombés du hamac, six mètres plus bas, et dévorés par les bêtes.

« Aujourd’hui c’est la relève vous avez du travail. Il faut nettoyer un peu le terrain avant l’arrivée probable d’un nouveau groupe de sentinelles afin que les morceaux de tibias de doigts d’orteils abandonnés négligemment par les animaux n’effraient pas de nouvelles recrues. »

L’histoire se déroule à la fin du vingt-troisième siècle. Elle ne peut toutefois pas être dissociée de ce qui s’est passé sur terre durant les siècles précédents. Tout a basculé en quelques décennies. Le point de rupture a été atteint. Il y a eu des cataclysmes, des raz de marée, des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des accidents nucléaires en série. Le Japon a disparu de la carte. Les petites communautés qui avaient tenté de vivre en harmonie ont fini par s’anéantir en un bouillonnant bain de sang. L’être humain a subi plusieurs modifications corporelles. Les philosophes ont été contraints de revoir leur copie. La faune et la flore n’ont cessé de muter. De nouvelles espèces sont apparues. La sentinelle vit à leurs côtés.

« En plein jour les animaux se trouvent en équilibre souvent instable dans les arbres vous pouvez cueillir alors aisément à l’aide de longues gaffes votre repas quotidien. Les bêtes vous laissent tranquilles et vous les laissez en paix : il y a bien longtemps que vous ne mangez plus de viande et quelquefois vous venez à penser que c’est là la raison de votre survie. »

La solitude de la sentinelle s’atténue quand sa pensée commence à se nourrir des vies de Sablonchka, qu’il a rencontrée, et dont l’existence reste entourée de nombreuses légendes. On lui attribue plusieurs destinées, en différentes époques. Elle serait née dans la rue ou dans la steppe, près d’un lac sacré ou dans l’appartement d’un couple de politiciens de la fin du vingtième siècle. L’homme au AK-47 03 se souvient simplement d’elle et souffre de son absence.

« Sa totale indépendance et sa grande liberté vous ont toujours fasciné et torturé. Vous avez perdu vous avez cru perdre le sommeil lorsque Sablonchka a disparu vous avez cru perdre le sommeil et la faim et la vie. »

Franck Doyen construit et déroule un roman d’anticipation envoûtant. Son immersion dans le monde végétal, au contact de plantes et d’animaux aux noms fabuleux, sa langue vibrante et foisonnante et l’habile construction (narrative et descriptive) de l’ensemble y sont pour beaucoup.

 Franck Doyen : Sablonchka, Le Nouvel Attila.

lundi 13 janvier 2020

Visages vivant au fond de nous

D’un naturel discret, ne cherchant le plus souvent sa part de lumière qu’en lui-même, Michel Bourçon apprécie tout particulièrement le crépuscule, ce moment où l’intensité du jour baisse, découpant au ras des pavés humides, sous le halo des réverbères, des silhouettes indécises. Les visages sont alors à peine visibles. S’ils glissent inévitablement dans le flou de la nuit, il leur arrive pourtant de rencontrer auparavant, en une fraction de seconde, le regard de celui qui arpente le même trottoir au même instant. Il n’en faut pas plus pour qu’ils entrent en lui.

« Sous les réverbères
notre ombre nous suit
puis nous précède
cherche à connaître
ce que l’on porte en soi
tandis que nous marchons
sans que nous en sachions davantage »

Ce qui est vrai le soir peut l’être aussi à d’autres heures du jour, et même de la nuit, non seulement en ville mais également au bord du fleuve, le long d’un champ, à l’intérieur d’un café ou dans le roulis de la mémoire. Ce sont ces moments brefs, qui vibrent avec plus ou moins d’intensité, dans un lieu assez précis, que Michel Bourçon parvient à saisir.

« la ville dont la fenêtre
encadre un détail
offre un tableau changeant
avec les variations de la lumière
les gorges chatoyantes des pigeons
qui arpentent les places et les trottoirs
les voitures rutilantes stationnant
dans la perspective aérienne des avenues
où au loin s’éloignent les passants
au sein des dégradations de couleurs
où tout se fond parmi le neutre
dans l’impasse du soir. »

Quand il se sent en proie à une forte montée de mélancolie, il évoque volontiers les oiseaux. Leur légèreté l’aide à s’alléger. C’est que la fatigue, certains soirs, pèse lourd. Et certains matins aussi. « On fait le plus dur en se levant », dit-il. Notant cela, il pointe une évidence qui n’est pas anodine. Il y a, çà et là, une sorte de gravité existentielle dans ces poèmes qui ne s’appuient pas seulement sur l’acuité d’un regard porté vers l’extérieur. Ils trouvent également leur assise en lui. Dans ce dedans habité qui ne se dévoile qu’avec parcimonie.

« chacun sur son îlot de solitude
captif de lui-même
porte son fardeau de questions
espère au soir
l’amour en futaille
et pour aller dormir
des mots assemblés en bouquet. »

Michel Bourçon, Visages vivant au fond de nous, illustrations de Jean-Gilles Badaire, éditions Al Manar.

De Michel Bourçon, récemment parus : Tout contre rien (un ensemble de proses brèves, « une gravitation dans l’intime » ) éditions Vibrations, et Source des vents (« textes légers comme les passereaux, pour tenter d’être au plus près des choses »), éditions du Cygne.

dimanche 5 janvier 2020

Entrer dans le paysage

Georges Drano ne se contente pas de regarder le paysage et d’évoquer ce qu’il ressent à son contact. Il a besoin de l’éprouver physiquement, d’y entrer avec son corps, de se frotter à sa présence, d’être acteur plutôt que spectateur et d’écouter ce qu’il a à lui dire.

« Le chemin garde un œil ouvert
il nous attend au prochain tournant
nous mène où il veut, nous prend
à la mesure de nos pas. »

Il sait que l’échange ne peut se faire que dans la discrétion. Ces lieux familiers, qui se trouvent dans l’Hérault, plus précisément du côté de Sète et de Frontignan, qu’il arpente pas à pas, ont une histoire, une mémoire, des secrets qui ne se dévoilent pas facilement. Seul un passant singulier, un poète de son acabit, attentif à tout ce qui parle, tremble, vibre et frémit sur ces terres qu’il fréquente depuis longtemps, peut y découvrir autre chose qu’un simple décor. Il les décrit avec précision, à la manière d’un peintre qui travaille sur le motif, en y revenant sans relâche, en tournant autour, en multipliant les angles de vue.

« Pour avancer il ne faut pas craindre
de perdre son temps en s’éloignant
du jour pour apprendre à errer parmi les mots
qui tombent sans reconnaître
leurs vaines beautés dans les obscures
vallées qui se referment sur nos voix. »

Les territoires dont il saisit les détails, les lumières, l’érosion, les remous, les marques du temps et des éléments, sont extrêmement variés. Entre le chemin qui ouvre le livre – et qui en donne le ton – et la route qui le clôt, se trouvent les vignes, les massifs montagneux, les étangs et la laisse de mer. Ces paysages l’accompagnent au quotidien. Il ne cesse de les interroger. Les découvre en permanence. Au fil des ans, son regard change, son corps aussi. Les émotions qu’il ressent au plus profond de son être bougent également. Ces choses-là, le paysage les lui révèle par l’intermédiaire du vent, de l’air, de l’ombre, de la lumière, du ciel, de la terre, des pierres, des arbres et de la poussière. Et Georges Drano
nous les transmet à son tour. Avec clarté et simplicité. Dans des poèmes où son imaginaire a évidemment son mot à dire.

Georges Drano : Entrer dans le paysage, éditions Folle Avoine.

samedi 28 décembre 2019

Le Bruit des tuiles

Thomas Giraud excelle dans l’art de brosser des portraits sensibles de personnages qui ne sont plus mais qui furent, en leur temps, portés par un feu intérieur tellement fort qu’il leur fallait le contenir s’ils ne voulaient pas se brûler en cours de route. Après avoir évoqué Élisée Reclus dans son premier roman (en 2016)) puis le destin pour le moins contrarié du chanteur et musicien américain Jackson C. Franck l’an passé, c’est au philosophe et polytechnicien Victor Considerant qu’il s’attache ici. Il le suit plus précisément dans son ambition de créer un lieu de vie communautaire près du village de Dallas, au Texas, au milieu du dix-neuvième siècle.

Considerant est un disciple de Charles Fourier. Comme lui, il pense que les hommes et les femmes doivent révolutionner leur façon de vivre afin de trouver plus d’harmonie et d’équilibre dans leur quotidien. Cela passe par la création de communautés autonomes réunies dans des phalanstères. Le nouveau monde lui semble être le lieu idéal. De nombreuses terres sont à vendre. Là-bas, il pourra semer ses idées et les faire fructifier aisément. Pendant des mois, il parcourt la France de ville en ville pour présenter son projet. L’idée est de convaincre une poignée de colons prêts à l’accompagner pour jeter les bases de cette future ville qui s’appellera Réunion.

« Ce projet s’appelle Réunion. Il est en Amérique, aux États-Unis, dans un endroit que l’on appelle le Texas, des terres belles comme le paradis mais, comme lui, un peu isolées. Il se reprend, à vrai dire, ce n’est pas encore le paradis, c’est beaucoup moins même. Peut-être un demi-paradis mais, sans aucun doute, par la force de notre travail et de nos intelligences, en quelques années, nous ferons surgir par l’addition de nos énergies la part qu’il manque pour constituer un véritable paradis. »

L’homme parle juste. Il a tout prévu. Des terres – qu’il n’a cependant pas vues – ont été achetées et, un beau jour, ils se retrouvent à trente pour embarquer au port du Havre en direction de New-York. De là, après une longue traversée, il leur faut encore aligner quelques semaines de marche pour atteindre leur destination. Quand ils arrivent, ils sont épuisés et étonnés par le décor qui s’offre à eux. C’est, qu’en réalité, les américains les ont vus venir. Les terres qu’ils leur ont vendues ne valent rien. Ce sont des champs de cailloux. Personne n’en voulait, pas même la compagnie des chemins de fer qui, à cette époque, prospectait pourtant partout.

C’était « l’endroit le plus venteux du coin, celui sur lequel passent les sauterelles une année sur deux ».

La petite communauté s’installe. Les Suisses font d’emblée bande à part. Leroux, le paysan, qui est venu avec des graines dans ses poches, essaie de semer mais il se rend très vite compte que la rivière, dès que la chaleur cogne, s’assèche tout autant que les terres. On déplore bientôt la mort d’un homme. On l’enterre. On plante une croix. Qui restera, longtemps après, au milieu des ruines, le seul signe d’une présence humaine sur le site. Le projet de Considerant, si alléchant sur le papier et dans ses discours, ne tient pas face à la réalité du terrain. Et pas plus face à l’appétit des gens du coin qui n’ont pas, mais pas du tout, de sympathie particulière pour les idées socialistes et partageuses portées par le polytechnicien et sa bande de rêveurs.

« Il y avait de la tristesse, de la rancœur, l’impression d’être abandonné de tous. »

C’est l’histoire de cet échec que raconte avec calme et méthode Thomas Giraud. Il détaille l’ambitieux (et néanmoins hasardeux) projet de Considerant, met en scène l’homme, dévoile sa personnalité complexe et procède de même avec ceux qui se joignent à lui. Il adosse son texte aux paysages – qu’il décrit superbement – et déploie sa narration en s’écartant parfois de la réalité historique pour emprunter les judicieux chemins de traverse qui se croisent dans son imaginaire. Il le fait avec cette écriture souple, musicale, élégante (tout en étant rigoureuse) qui lui appartient.
Le Bruit des tuiles est le récit palpitant d’une utopie qui s’effrite inexorablement, en silence ou presque, en quelques saisons, loin du monde. Ce qui ne l’empêche pas d’être à jamais inscrite dans l’histoire des phalanstères.

Thomas Giraud : Le Bruit des tuiles, éditions La Contre Allée.

mercredi 18 décembre 2019

Les yeux de Sacha

C’est l’hiver dans les marais de Bohème. Le froid et la neige s’abattent sur cette contrée de grande pauvreté. Mila et Macek y sont « relégués », comme le fut jadis Karel Pecka (et beaucoup d’autres) durant la période dite « de normalisation » qui suivit le printemps de Prague en 1968. Ils sont chargés de pomper l’eau des marais et logent dans une roulotte qu’ils déplacent de village en village. Leur vie est austère et monotone jusqu’au jour où apparaît, sorti de nulle part, un chien famélique dont les yeux ressemblent à ceux d’Alexandre Dubček, l’homme qui tenta de créer « un socialisme à visage humain » en Tchécoslovaquie avant d’être destitué et relégué, lui aussi, pendant vingt ans, dans les couloirs sombres d’une fantomatique administration forestière. C’est ce regard triste et malheureux qui incitent les deux hommes à appeler le chien Sacha (diminutif d’Alexandre).

« J’observai le chien un moment ; il le sentit et leva vers moi ses yeux, incertains et coupables, comme s’il avait fait quelque chose de mal, comme s’il s’excusait d’être au monde. »

Ils s’attachent à Sacha. À cause de son regard défait bien sûr. Mais aussi parce que son existence de paria et de chien errant s’apparente étrangement à celle d’un homme (Dubček) en qui ils ont cru. Mila et Macek finissent par adopter l’animal mal en point. Il va avec eux à l’auberge. Il dort à l’entrée de la roulotte et bientôt dans une niche qu’ils vont lui confectionner.

« Sacha flaira l’entrée de la niche avec méfiance, puis il se retourna. Il me regardait, inclinant la tête d’un côté puis de l’autre. Je compris que ce chien n’avait jamais eu de niche. »

En ces lieux, et à cette époque, le bien-être et le répit ne peuvent être qu’éphémères. Les pompeurs d’eau le savent depuis longtemps et vont à nouveau en faire la douloureuse expérience. Il y a dans les environs des êtres qui n’aiment pas les chiens. Et d’autres qui, affamés, sont amenés à les aimer autrement. Ce sont ces destins tragiques, scellés par l’absurde et redoutable pouvoir en place, que dévoile ici, en à peine quarante pages, le subtil et percutant Karel Pecka (1928-1992).

Karel Pecka : Les yeux de Sacha, traduit du tchèque par Hana Barraud, préface de Marie-Hélène Prouteau, éditions Alidades.
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Il est bon de se promener dans le copieux catalogue des éditions Alidades, animées par Emmanuel Malherbet. On y découvre des pépites, des textes courts (et souvent bilingues) signés Alexandre Blok, Carlo Bordini, Hart Crane, Sergueï Essénine, Desmond Egan, John Montague ou encore Elena Schwarz que côtoient des poètes français très discrets tels Francis Coffinet, Adeline Olivier, Pierre Courtaud ou Luc Richer.

dimanche 8 décembre 2019

C'est là que j'ai vécu

Il se sait, comme tout un chacun, de passage, y compris dans la ville qu’il arpente tous les jours depuis plusieurs décennies. Cette ville, c’est Saint-Étienne, dont l’histoire s’imprime jusqu’en ses sous-sols crevassés d’ancien pays minier. C’est là que Lionel Bourg a ses repères. Sa mémoire y est attachée. Son regard, sa sensibilité et son imaginaire aussi. Nombreux sont les lieux qui font instantanément remonter en lui des émotions fortes. Il y pose ces jalons familiers et intimes qu’il assemble ici. En improvisant un jeu de pistes subtilement désordonné où on le voit cheminer d’un bon pas.

« Mes racines, que je saccage et, avec la vétilleuse application des renégats, dépèce, tronçonne, m’amputant des rhizomes comme des bulbes qui se cramponnent au no man’s land initial, s’immiscent par les fissures du béton ou rampent sous les poutrelles d’une salle des pas perdus... »

Il flâne, nourrit sa promenade en y insérant ce qu’il voit, ce qui lui revient et ce que sa pensée volage caresse ou triture tandis qu’il avance. Ces rues, ces venelles, ces quartiers, il les connaît comme sa poche. Il les contourne ou les traverse en se frottant à leur propre histoire. Parfois, la peau des murs se fissure. Il écoute alors ce que ces vieilles pierres ont à lui dire d’un passé qui fut plus noir que rose. Sa sensibilité est à fleur de peau. Sa colère intacte. Quelques personnages peu recommandables ont laissé de pénibles traces (citations, statues ou plaques de rue) en ville. Ceux-là, qui furent jadis roitelets de la place, il les rembarre en deux, trois phrases, guère plus. C’est que le temps presse et qu’il a fort (et mieux) à faire. Il y a des dizaines d’oublis à réparer. De nombreux discrets à évoquer. Ce sont eux qui l’accompagnent tout au long de son arpentage. Eux qui l’aident à lire la ville autrement, en y entrant par ses interstices.

Il y a là Henri Simon Faure, l’électricien-poète, créateur de revues, qui a offert une parfaite sépulture d’encre et de papier Au mouton pourrissant dans les ruines d’Oppède, Marc Stéphane, l’auteur de Ceux du trimard, à nouveau disponible grâce aux éditions de L’Arbre Vengeur, Jean Duperray, dont Les harengs frits au sang (Grand Prix de l’humour noir, 1955) ont été récemment réédités chez le même éditeur, Laurence Iché, qui posa pour son père sculpteur mais aussi pour Picasso et qui, poète, intégra le groupe "La Main à plume" aux côtés (entre autres) de Maurice Blanchard et de Robert Rius (dont elle fut amoureuse et qui fut exécuté en 1944). Et bien d’autres encore, tel le coureur cycliste Roger Rivière, qui dut mettre fin à sa prometteuse carrière après une chute dans un ravin dans la descente du col de Perjuret lors du Tour de France 1960 et qui devint toxicomane à force d’absorber du Palfium pour calmer sa douleur. Ou Charles Morice, qui fit tant rire Verlaine en lui lisant du Tristan Corbière et à qui Lionel Bourg a consacré un ouvrage l’an passé. Ou encore Jean-François Gonon « l’inventeur de La Gaieté gauloise et du Caveau » . Sans oublier Rémy Doutre.

« Rémy Doutre, roi des " goguettes " où les poivrots trinquaient avec les internationalistes, chez Frachon, et chez Paulet, chez Coignet, qui dirigèrent un cabaret interlope à la jonction de la rue des Creuses et de la rue Badoullière, chez Picon, rue du Palais de Justice, ou chez Lanery, rue Praire, chez Duchêne, place Romanelle, au Café Coste plus tardivement, rue de la Loire (l’actuelle rue Georges Tessier) quand il devint l’idole des pochtrons comme des métallos et des mineurs... »

La tournée des grands ducs, dissimulés dans l’ombre des portes cochères, ne s’arrête pas là. Lionel Bourg la poursuit en invitant dans ses balades des visiteurs venus d’ailleurs, des irréguliers qui l’accompagnent depuis toujours, les Breton, Ferré, Rousseau, Ginsberg, Gaul, Ravachol (pour n’en citer que quelques uns). Il trouve auprès d’eux, quand ça ne va pas fort, quand le blues devient plus pesant, quand les lendemains pleurent à chaudes larmes, cette force, cette énergie, cette fougue qui le portent (en ses longues phrases ondoyantes) et qui embarquent le lecteur dans de stimulantes et toniques traversées.

Lionel Bourg : C’est là que j’ai vécu, Quidam éditeur.
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dimanche 1 décembre 2019

Une fois (et peut-être une autre)

C’est l’un des livres les plus malicieux de l’automne. Dense et finement construit, il est signé Kostis Maloùtas, jeune écrivain grec dont c’est le premier roman. Débordant d’imagination, il s’amuse à brouiller les pistes sans jamais perdre le fil de son histoire. Celle-ci est d’abord celle d’un livre, titré Une fois (et peut-être une autre), publié en Allemagne en novembre 1999 par Wim Wertmayer. On y suit les faits et gestes d’un dénommé le Sec, homme vivant dans une ville indéterminée, simplement coupée en deux par une rivière, en compagnie de ses deux sœurs, la Grande et la Petite.

« Il était né un dimanche, jour de repos, cadet d’une fratrie de trois enfants. C’était un soir pluvieux, les membres de la famille accouraient à pas glissants sous leurs pardessus trempés, impatients, et pas mécontents d’échapper à la pluie. »

La vie du Sec n’est pas palpitante. Il est toutefois inquiet à cause d’une grosseur, un kyste, peut-être une tumeur, qui lui pousse dans la nuque et qu’il faut enlever. L’ablation n’est qu’une formalité mais à chaque fois qu’il se rend à l’hôpital, un événement imprévu reporte l’intervention à une date ultérieure.

L’existence du Sec se poursuit bon an mal an. Elle se termine avec sa mort, d’un cancer du poumon à l’âge de cinquante-quatre ans. Le roman de Wim Wertmayer passe inaperçu et l’histoire pourrait s’arrêter là si, sept ans plus tard, à l’autre bout du monde, à Montevideo, un critique amateur, connaissant plusieurs langues, n’était pas tombé sur ce livre dont le titre lui dit quelque chose. Le lisant, il découvre qu’il est en tous points identique au roman d’un jeune écrivain uruguayen, Joaquín Chiellini, publié le même mois de la même année, livre à propos duquel il avait d’ailleurs écrit une note.

Pour la première fois, dans l’histoire littéraire, il y a donc deux écrivains, qui, sans se connaître, ont écrit le même livre. Si, à l’époque, les deux ouvrages n’avaient eu que peu d’échos, cette coïncidence qui dépasse l’entendement va bientôt les propulser en haut des ventes. Les deux éditeurs vont s’entendre pour faire fructifier cet étrange hasard. Les auteurs se rencontrent. Le livre allemand sera traduit en Uruguay et inversement. Traduction assez facile puisqu’il s’agit du même livre déjà disponible dans les deux langues.

La machine éditoriale se met rapidement en branle. Et Kostis Maloùtas jubile ! Il rappelle, de temps en temps, que les deux écrivains, dont Une fois (et peut-être une autre) est le premier livre, se retrouvent, depuis la parution de celui-ci en 1999, quasiment à sec, incapables d’ en concevoir un second. Il emmène le lecteur sur des chemins sinueux, freine, repart, réintègre la route principale et bifurque à nouveau. Son roman est constitué d’histoires à tiroirs. Il les raconte en adoptant une écriture qui n’a rien de désinvolte. Elle s’avère, bien au contraire, extrêmement fouillée. L’ironie affleure. À travers les nombreuses pérégrinations – de par le monde puisque les universitaires, alléchés par la bizarrerie télépathique, y ont évidemment trouvé du grain à moudre – des auteurs, des éditeurs et des essayistes qui se penchent sur les livres jumeaux, Une fois (et peut-être une autre) questionne, avec malice mais non sans rigueur, ce qu’il en est du mythe de l’écrivain et de la vie d’un livre.

Kostis Maloùtas : Une fois (et peut-être une autre), traduit du grec par Nicolas Pallier, éditions Do.
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jeudi 21 novembre 2019

Adelphe

Le dimanche où Gabrielle, une femme qui ne s’en laisse pas compter, et surtout pas par les hommes, offre le Goncourt de l’année 1920 à Adelphe, le pasteur, celui-ci se retrouve dans l’embarras. Il lit l’ouvrage d’une traite et sait que ce cadeau, Nêne, roman d’Ernest Pérochon, qui raconte l’histoire d’une servante devenue bête de somme au service d’un veuf dans un coin de Vendée miné par le catholicisme ultra-traditionaliste, ne doit rien au hasard. Il y a là un message. Une façon particulière de dire que c’en est assez, que les femmes ne veulent pas ressembler à l’héroïne de Pérochon, qu’elles sont décidées à prendre leur destin en main et que les hommes devront apprendre à vivre autrement.

« Que certaines puissent être lasses de marcher à l’ombre, il n’y avait jamais songé. Que Gabrielle mérite la lumière, c’est une évidence. Adelphe s’en veut. »

Et Adelphe, qui en son presbytère balance entre le pour et le contre, ressasse et se perd en introspection en fumant pipe sur pipe. Le roman l’a bousculé. Il se demande si quelque chose ne cloche pas dans ses sermons. Ce qui l’ennuie, c’est que le livre commence à circuler dans la bourgade. Ses fidèles paroissiennes s’en emparent. Chacune l’annote et l’interprète à sa façon. Il va même jusqu’à le lire à haute voix à Blanche, sa servante, qui trouve que l’histoire de la femme du roman, qui est secrètement amoureuse de son patron, ressemble finalement à la sienne. Le pasteur, débonnaire, portant la quarantaine élégante, arborant une moustache taillée à la perfection, tombe des nues.

« Pourquoi n’a-t-il rien vu venir il ne sait pas. Ni comment faire maintenant qu’il le sait. Il ne pouvait pas prévoir, n’avait jamais envisagé une telle poisse, jamais. Il cherche ce qui dans son comportement aurait pu prêter à confusion, une parole ou un regard équivoque mais il ne trouve rien qui puisse ressembler à une méprise. »

Il se demande si les personnages principaux du livre de Pérochon ne sont pas incidemment en train de se réincarner dans son entourage en faisant voler en éclats l’existence plutôt calme et équilibrée qui était la sienne depuis la fin de la guerre. L’imparable trio, une femme qui aime un homme qui en aime une autre semble, en tout cas, bien en place.

C’est ce canevas souvent fatal, propice aux désillusions, aux rebondissements et aux déflagrations en série, qu’Isabelle Flaten tisse avec minutie. Elle le fait en décrivant la vie d’une petite communauté presque essentiellement féminine et en adoptant une écriture fluide, délicate et remuante. Elle déroule le fil des événements en douceur, avançant de façon implacable. Elle sonde l’intériorité des protagonistes en question en même temps que leurs désirs, dévoilant avec subtilité une histoire qu’elle dit « de l’ancien temps » mais qui n’en reste pas moins actuelle.

Isabelle Flaten : Adelphe, Le Nouvel Attila.

dimanche 10 novembre 2019

En souvenir de Paul Quéré (1931-1993)

Il m'a fait signe dès son arrivée en Bretagne. C'était fin 1979, début 1980. Auparavant, il vivait en Provence. Il était peintre, potier, céramiste, poète. Avait animé la revue Les Texticules du hasard et publié plusieurs livres. Nous nous sommes rencontrés peu après. Ce qui m'a tout de suite frappé, c'est le calme et la douceur qui émanaient de lui. Il avait une voix chaude. Ce n'était pas un grand bavard mais il parlait juste. Il s'exprimait en posant bien – et simplement – sa pensée. Ce dont nous avons parlé, ce jour-là, concernait, entre autres, son retour au pays. Il y a longtemps qu'il y songeait (ou plutôt qu'ils y songeaient, lui et Ariane, sa compagne) et l'un des éléments déclencheurs fut cette effervescence artistique, portée par des voix nouvelles (Alan Stivell, Dan Ar Bras, Kristen Noguès, Annkrist, Paol Keineg, Kristian Keginer) et intensément dépoussiérantes, qui avait surgi en Bretagne tout au long des années 1970 et qui, se mêlant à d'autres, à peine plus anciennes, notamment celles de Danielle Collobert, de Georges Perros (morts en 1978) et de Yves Elléouët (décédé en 1975) faisaient sauter les cadenas et portaient leurs chants intérieurs hors les murs. Les fenêtres s'ouvraient largement et cela ne pouvait que lui plaire, à lui qui écrivait des poèmes tournés vers le dehors, aptes à embarquer le visible et l'invisible jusqu'en Orient, dans un road movie océanique soutenu par des vents rageurs et des pensées sans frontières.  Pour vivre pleinement cet élan créatif, il fallait s'y frotter, retrouver ces lieux où vécurent ses ancêtres. 

"J'habite une bête qui passe mon temps à s'échapper du maigre enclos de ma cervelle.

C'est la bête à Bon Dieu peut-être, noctambule insaisissable se plaisant à tirer son ombre dans les allées des cimetières ; chaque tombe y est une chambre d'hôtel de passe."

Concernant la poésie, son regard, celui de quelqu'un qui venait d'arriver et qui découvrait la réalité du terrain, était pertinent. Il y avait de nombreux poètes mais chacun travaillait dans son coin, souvent sans connaître les autres, sans les rencontrer et parfois même sans les lire. La plupart étaient des êtres discrets qui appréciaient la pénombre. Il voulait tenter de les réunir. Créer un espace collectif pour donner à lire ces voix multiples. C'était la tâche qu'il s'assignait. C'est pour cela qu'il m'avait contacté. Il avait procédé de même avec bien d'autres auteurs. La revue Écriterres est née de ces liens qu'il a patiemment tissés avec les uns et les autres. Il la publia avec les moyens du bord, en donnant la parole à celles et à ceux qu'il appréciait, d'ici ou d'ailleurs, peu importe, dans un souci constant de qualité et d'ouverture. Il devint peu à peu ce passeur qui manquait tant. Il inventait des passerelles, faisait se rencontrer les poètes, les invitait chez lui. Parfois, il s'entretenait avec eux sur Radio Braden où il anima pendant plusieurs années une émission consacrée à la poésie. Il était là pour faire lire et entendre les autres. Ne se mettait jamais en avant.

" Nous sommes mes amis des oiseaux
de papier ! Ne nous demandez pas
de traduire nos départs !"

Nous nous sommes souvent rencontrés, la plupart du temps à Plonéour-Lanvern, parfois en compagnie d'autres auteurs (Alain Jégou, Michel Dugué, Jean-Louis Aven, François Rannou). On s'arrêtait devant la pancarte « attention : chien gentil » pour recevoir les jappements joyeux de celui-ci (et parfois aussi ses pattes avant sur la poitrine) et on entrait. Nous sommes très vite devenus amis et avons beaucoup échangé. L'image que je garde de lui – outre la dernière, cet après-midi-là, il neigeait, le feu rougeoyait dans la cheminée, il n'était pas en forme et remontait sans cesse le col de son pull pour cacher son cou décharné) est celle d'un homme lumineux, aimant l'ombre et le soleil, vibrant avec Charlie Parker et Jack Kerouac, heureux dans son atelier, mélancolique à ses heures, souvent hanté par la mort, intrigué par les danses torrides des « dames d'os » quand elles étaient en proie au démon de minuit et par les facéties de l'Ankou local qui, caché derrière les pins parasols, cessait d'aiguiser sa faux à chaque fois qu'il voyait quelqu'un passer. 

"À Tréguennec encore un jour
Planer comme une mouette ivre
Défoncée à l'embrun"

Secret et habité, j'imagine qu'il doit encore percevoir, là où il est, à Tréguennec ou ailleurs, par nuit de grands tumultes, quand le vent fou décoiffe et jette aux talus les dernières bigoudènes, le bruit des voitures qui circulent sur cette route qu'il évoquait régulièrement, celle qui relie Audierne à Pont l'Abbé. S'il se retourne vers le large, c'est sans doute la tunique multicolore de Boudica qu'il aperçoit. Elle ferraille à cheval, et ce depuis l'an 60 de notre ère, contre les légions romaines tandis qu'au loin, du côté de Douarnenez, ce ne sont plus les cloches d'une ville engloutie qu'il entend mais le ronronnement de la moto de Georges Perros qui rentre paisiblement au bercail, ralentissant puis coupant le moteur avant de passer la grille du cimetière de Tréboul.

Paul Quéré : Suite bigoudène effilochée, éditions Sauvages, 2016, Poèmes Celtaoïstes, éditions Sauvages, 2014

Livres autour de Paul Quéré : L’œuvre peint, éditions Apogée, 2000, A l'horizon des terres infinies (variations sur Paul Quéré), ouvrage collectif, par Marie-Josée Christien, éditions Sauvages, 2019.


vendredi 1 novembre 2019

Le temps est à l'orage

Joan Hossepount, cinquante ans, ancien tireur d’élite, devenu veuf très jeune, élevant seul sa fille, gardien d’un espace protégé autour des Lacs d’Aurinvia, dans le sud-ouest de la France, a déjà une vie bien remplie derrière lui quand il se décide à coucher par écrit les moments forts de son existence. Il se concentre surtout sur son entrée dans l’âge adulte, à la fin des années quatre-vingts. Cela va de son engagement militaire en outre-mer, où il a suivi son meilleur ami, jusqu’à son arrivée à l’entretien et à la protection des lacs en passant par son éviction de l’armée, pour cause d’infirmité, après une mission suicidaire où il assista, impuissant, à la mort de Will, l’ami de toujours.

« Nous avons dû tenir plusieurs heures sous le feu, abrités à la va-comme-je-te-pousse, le temps qu’un hélico vienne nous récupérer. Entre le début et la fin de l’opération, nous avons perdu quatre hommes. Quatre sur huit. Mission fiasco. »

Il a un peu plus de vingt ans quand il revient à la case départ. Et n’a plus grand monde autour de lui. Plus de parents, plus de compagne, plus d’amis. Juste le grand-père (qui mourra huit jours plus tard), une petite fille et un chat, Petit Chat, qui semble immortel et doté d’un sens de l’intuition à nul autre pareil. Il lui faut se refaire. Trouver de nouveaux repères intérieurs. Les ingrédients propices à un changement de trajectoire, il va les détecter assez vite. D’abord en fouillant dans les archives familiales. Et ensuite en se rapprochant d’un arbre, un hêtre de huit cents ans qui a bien des choses à confier à qui sait l’écouter.

C’est en lisant les carnets (plus ou moins raturés) de son plus lointain aïeul, le dénommé Guilhem Hossepount, qu’il va comprendre d’où il vient et qui il est. Guilhem a construit la maison dans laquelle il habite. Il est arrivé à Aurinvia en 1816 après avoir beaucoup bourlingué. Lui aussi a connu la guerre, dans l’armée napoléonienne, et a tué des hommes avant de s’inventer une nouvelle vie, devenant luthier et musicien. Il a également été blessé. Et c’est de cette blessure, qui dessinait une forme de hêtre sur son tibia, qu’il tient un pouvoir qui fera de lui un homme à part, un solitaire un peu fou et un peu sorcier. Dès qu’il se rapprochait du hêtre et que la douleur irradiait sa jambe, il savait que quelque chose de grave se préparait ou venait de se produire, quelque chose qui avait à voir avec le saccage du lieu. Le hêtre (ou une puissance nichée en lui) lui demandait alors d’agir.

Deux siècles plus tard, Joan découvre qu’il éprouve les mêmes symptômes. Et qu’il va, lui aussi, se rapprocher de l’arbre en haut duquel grimpait jadis son aïeul et déjouer, en se servant de ce pouvoir occulte dont il a hérité, les méfaits que d’autres fomentent au cœur de ce lieu magique et convoité où il passe ses journées. Des promoteurs sont à l’affût. Qui aimeraient amasser beaucoup d’argent en massacrant le paysage pour y bâtir un complexe touristique. Le projet est encore balbutiant mais il doit faire en sorte qu’il s’arrête au plus tôt. Il va s’y employer en usant de méthodes plutôt brutales. La violence, il connaît. Et la retourner contre ceux qui s’en servent en voulant casser l’harmonie fragile qui lie la terre, l’humus, le ciel, les paysages, les plantes, les hommes et les bêtes qui y vivent ne lui pose aucun problème. Il ne tue pas mais dissuade fermement.

’Le monde est un gigantesque gisement d’êtres, de qualités, de capacités qui interagissent. Les humains ne sont pas les seuls acteurs autonomes. Végétaux, animaux le sont aussi. Et au-delà des seuls phénomènes physiques, les artefacts, représentations, esprits, divinités, morts ont leur place, parfois déterminante. »

On retrouve dans ce roman tout ce qui fait la force et la singularité des textes de Jérôme Lafargue. Il y a là son énergie narrative, son écriture souple et charpentée, son imaginaire discrètement relié à la réalité, sa faculté de sauter aisément d’une époque à l’autre et ses descriptions de paysages en mouvement (ceux des Landes, des forêts, du littoral exposé aux vents) ou de scènes de guerre d’un réalisme non dépourvu de poésie. Au fil du livre, les séquences se succèdent, se tissent et se complètent. Elles s’inscrivent dans un lieu habité par des forces invisibles, autour d’un personnage principal (Joan) qui ne va prendre son véritable envol qu’après s’être instruit auprès de celui (Guilhem) qui l’a précédé.

Jérôme Lafargue : Le temps est à l’orage, Quidam éditeur.

samedi 19 octobre 2019

Habiter

Habiter un lieu, un espace, y faire halte de façon éphémère ou s’y poser durablement, n’est pas une mince affaire. Celui ou celle qui s’installe ne le fait pas inopinément. Auparavant, il a fallu chercher, tourner autour, dénicher le bel endroit. On y porte son corps, son passé, ses envies, ses rêves et des projets d’occupation, de partage et d’équilibre qui ont été longuement pensés et façonnés. C’est autour de cette vaste question – où, comment habiter (une maison, une chambre, une cabane, un appartement, etc.) – que Sereine Berlottier (avec ses textes, poèmes et proses) et Jérémy Liron (avec les reproductions de ses peintures) ont bâti leur livre. Fait de « traces et de trajets », il incite plus au nomadisme qu’à l’ancrage définitif. Et c’est cela qui le rend passionnant.

Son architecture est judicieuse. Aux façades, éléments de paysages, boîtes aux lettres, fenêtres perchées, vitres floues, gouttières, rambardes, portes de garage ou intérieurs presque vides (où dominent une palette de jaune et de belles nuances de vert) peints par Jérémy Liron répondent les cinq textes de Sereine Berlottier.

« S’il m’arrive de rêver à une maison inconnue, n’est-ce pas que je lui délègue des facultés d’accueil, une certaine disposition au bonheur, qui en ferait, sans que je puisse en définir plus longuement les contours, un lieu approprié, non pas tant au sens d’une possession qu’à celui d’une justice, d’une justesse, un lieu pour la paix, la respiration du corps et de la pensée, lieu favorable pour moi et ceux qui me sont proches ? »

Ses 144 fragments pour habiter, où sont assemblés pensées, réflexions, rêveries, extraits de lecture et souvenirs personnels, disent combien la notion d’habiter est délicate. Elle revient sur plusieurs épisodes de sa vie. Revoit les lieux où elle a vécu. Sait que dans certains d’entre eux, où elle ne retournera jamais, se trouve toujours une part d’elle-même. Quelques chambres, maison d’enfance, vieille ferme, appartements et bureaux logent ainsi dans sa mémoire. Et d’autres, rencontrés en rêves, au hasard d’une lecture ou d’un article de presse, lui ouvrent d’autres portes, l’invitant à élargir son champ d’investigation.

« Crise du logement, « mal logement », il me semble que ces mots tiennent étrangement à distance ce dont ils témoignent. Misère, malheur, vie dans l’inhabitable, inhabitable vie, serait-ce plus juste ? »
Son regard s’avère aiguisé, sensible et pertinent. Elle se réfère régulièrement à ceux qui ont beaucoup exploré le sujet. Leurs présences (notamment celles de Perec et de Bachelard mais également de Calvino et de son Baron perché qui se réfugie dans les arbres) sont autant de fenêtres qui éclairent un livre qui devient, lui aussi, à sa manière et au fil des pages, une maison habitée.

Sereine Berlottier et Jérémy Liron : Habiter, traces et trajets, éditions Les Inaperçus.