Avec Abalamour, Paol Keineg dévoile ce que les familiers de son œuvre savaient ou pressentaient : Le Mur de Berlin ou La Cueillette des mûres en Basse-Bretagne (attribué à Yves Deniellou) et Journal d’un voyage à pied le long de le rive sud de la rade de Brest en hiver
(signé Chann Lagatu), tous deux publiés aux éditions Wigwam, le furent
bien sous pseudonyme. Celui qui s’y dissimulait (à peine) n’était autre
que l’auteur de Là et pas là (Le Temps qu’il fait, 2005) et de l’anthologie personnelle Les trucs sont démolis
(Obsidiane et Le Temps qu’il fait, 2008). Ce besoin de s’effacer, de
s’oublier pour oser autre chose en stimulant une écriture poétique qui
lui semblait stagner et se répéter, il l’explique avec simplicité.
« On pourrait voir en ces jeux de demi-masques des enfantillages. Il
n’en ai rien. Un changement de nom procure un effet libérateur en
certaines circonstances, même si, à la différence de Pessoa, je ne me
suis pas préoccupé de donner une histoire plausible ou facétieuse aux
deux hétéronymes. »
Si Deniellou et Lagatu signent dans ce livre des inédits qu’il faut
bien attribuer à Keineg, il n’empêche que les démarches précédemment
initiées par celui qui se disait « fatigué de se parodier » se
confirment et s’amplifient. Le poème très bref, tenant en une seule
ligne, de Lagatu se perpétue de même que celui de Deniellou qui, lui, se
construit par paliers en déroulant de longues séquences aérées,
souples et continues.
« c’est facile d’écrire quand on n’essaie pas de devenir, les bruits
ne sont pas de vrais bruits, les morts sont morts et ils vous
appartiennent, ils n’ont pas fini de faire violence, comme on ne sait
pas s’y prendre
ils vampirisent, peur sans doute qu’on les oublie, peur du temps qui
passe et des vivants qui, sans préjugés, sans volonté, mettent partout
le désordre au nom de l’ordre, on dit que la vie est une chienne »
Si la forme change selon le nom adopté, ouvrant ainsi un vaste champ
créatif, cela ne veut pas dire que les poèmes ne puisent pas à la même
source. La cohésion du livre se situe là. Les territoires sensibles
arpentés par Paol Keineg le sont d’abord grâce à ce regard vif qu’il
porte sur chaque chose, chaque être, chaque paysage. S’y ajoutent une
mémoire constamment sollicitée (la sienne et celle transmise par ses
proches, notamment par ses parents, très présents ici), un attachement
aux lieux où il a le plus longuement vécu (Bretagne et États-Unis) et
une attention toute particulière portée aux bêtes.
« Heureux les chats qui ont grandi parmi les grands livres.
L’été remis à neuf en septembre, les grives pillent les baies de l’if.
À peine descendue sur ma main, déjà en prière, la mouche.
Contorsionniste, le chaton dans les barreaux de chaise, avec des envies de tuer. »
Le désenchantement qui, de temps à autre, l’envahit, se transforme la
plupart du temps en une énergie salvatrice. La dérision et l’humilité
n’y sont pas pour rien. On pourrait même y accoler une fatalité acceptée
et transcendée. Quiconque lui demanderait pourquoi ceci ou cela,
risquerait de recevoir une seule et même réponse : « parce que », ou « à
cause de », ce qui, traduit en langue bretonne, se dit, tout
simplement : abalamour.
Paol Keineg : Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts-Fonds.
Paol Keineg : Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts-Fonds.