« Dans les rues, la couverture bleue lui sautait aux yeux, posée dans
des vitrines où il n’y avait que ses livres à Lui, tous blancs.
Absurde. Était-elle vraiment Elle ? Elle ne sentait rien, ni
tristesse ni fatigue. Elle voulait seulement être seule, en tout cas
dehors de chez elle, de son quotidien réfractaire à ce qu’elle vivait
intimement. »
C’est à partir de ce moment, de cette disparition, qu’elle a commencé
à préparer son départ. Calmement. En douceur. Ne faisant d’abord que de
plus ou moins longs séjours à Vienne. Avant de franchir le pas. Et de
s’y poser définitivement. C’est ce qu’elle explique dans ce livre au
titre très explicite (c’est un vers emprunté à Lamartine) où elle se
dévoile par fragments. Elle s’initie à l’autoportrait. Elle fait un
point d’étape en se doutant, son corps le lui rappelle rudement, que
cela ne se reproduira probablement pas. Elle apprécie la solitude et la
liberté. Elle se décrit telle qu’elle est. Sans jamais plonger dans
l’introspection. Se méfiant des réseaux littéraires. Allant vers ceux
qui l’aident à avancer (Walser, Tchékov, Schubert, Boulganov, etc.).
N’hésitant pas à changer de lieu de vie quand une force irrépressible
l’y incite
« Voyager, émigrer, tout ça lui était pratiquement congénital. Avant
la France, la Suisse et avant la Suisse, une dizaine de pays en Europe
et, avant encore, trois pays du Moyen-Orient (une enfance en milieu
cosmopolite). Le changement en douceur. La couleur du ciel était
différente et alentours il y avait d’autres odeurs, d’autres bruits, un
pain différent, un nouveau rythme, une nouvelle église dimanche matin.
C’était la vie. On faisait confiance. Maintenant, c’est Vienne. »
Et Vienne, c’est Thomas Bernhard. Dont elle continue de fréquenter
l’œuvre. De l’interroger, de la comprendre, d’en mieux cerner les
personnages. Elle va d’ailleurs en rencontrer plusieurs et recueillir
leurs témoignages. Elle lui consacre de nouveaux livres. Tente de percer
ses mystères. S’arrête sur le manque d’air qui a causé sa mort, maladie
dont elle souffre également, et sur cette respiration saccadée qui lui est
propre et qui irrigue ses textes. Elle se rend régulièrement sur sa
tombe au cimetière de Grinzing. C’est la plus fleurie de l’enclos. Il y a
toujours une grande gerbe de roses près du rectangle de lierre. Des danke écrits çà et là. D’autres fleurs. Des bouts de papier. L’homme haï par beaucoup était également adulé.
« Il l’avait dit, écrit, réécrit : il tenait à être enterré ici, près de la Tante, son être vital,
du fait que sa place y était réservée, mais aussi parce que cette tombe
était anonyme, qu’elle ne comportait aucune indication. Je me suis d’ailleurs entendu avec la Tante, pas d’inscription, rien. »
Le demi-frère en décidera autrement. Et Thomas Bernhard n’en saura
évidemment rien. Gemma Salem, si. Qui voit dans la plaque apposée sur la
sépulture une verrue qui n’aurait pas dû y figurer. Elle le note en
deux lignes et poursuit sa route et ses recherches. Dans Vienne et dans
les livres. Tandis que ses forces, peu à peu, déclinent. La fin de son
récit est prémonitoire. Elle en a conscience. Ne s’en émeut pas. S’en
amuse presque. « Jamais, jamais, elle n’aurait cru atteindre les
soixante-quinze. »
« Elle est devenue fataliste parce qu’elle a vécu trop longtemps en
croyant à ses rêves mais elle reste optimiste, et tout aussi juvénile,
disons, quand il s’agit de la mort.
Là, tout se mettra en place, tout deviendra juste, les gens aussi. On fera enfin attention à elle, on lira ses livres, on jouera ses pièces, on dira quelle amie loyale, quelle mère aimante elle a été, et on rira enfin en évoquant ses méchancetés, sa mauvaise foi, ses colères. »
Là, tout se mettra en place, tout deviendra juste, les gens aussi. On fera enfin attention à elle, on lira ses livres, on jouera ses pièces, on dira quelle amie loyale, quelle mère aimante elle a été, et on rira enfin en évoquant ses méchancetés, sa mauvaise foi, ses colères. »
Gemma Salem : Où sont ceux que ton cœur aime, éditions Arléa.