lundi 20 juillet 2020

Où sont ceux que ton coeur aime

Gemma Salem est décédée le 20 mai à Vienne, ville dans laquelle elle vivait depuis une trentaine d’années. Elle n’y habitait pas par hasard. Si elle avait quitté Paris, et vendu son appartement, rue Claude Bernard, pour s’y installer, c’était pour être au plus près de Lui. Il. Thomas Bernhard. Pour qui elle éprouvait plus qu’une fascination. Il a bousculé sa vie. La découverte de ses romans l’a longtemps empêchée d’écrire. Elle lui avait adressé une longue missive, de cent-soixante-dix pages (Lettre à l'hermite autrichien, éd. La Table ronde) alors qu’il s’apprêtait à tirer sa révérence. Tout était prêt. Il savait que sa fin était proche et avait décidé qu’il ne fallait plus s’obstiner. Le livre est sorti en librairie la veille de sa mort, le 12 février 1989. Sa disparition ne sera annoncée que quelques jours plus tard, après un enterrement dans la plus stricte intimité puisque seules trois personnes (son demi-frère, sa demi-sœur et le curé) y assistèrent.

« Dans les rues, la couverture bleue lui sautait aux yeux, posée dans des vitrines où il n’y avait que ses livres à Lui, tous blancs. Absurde. Était-elle vraiment Elle ? Elle ne sentait rien, ni tristesse ni fatigue. Elle voulait seulement être seule, en tout cas dehors de chez elle, de son quotidien réfractaire à ce qu’elle vivait intimement. »

C’est à partir de ce moment, de cette disparition, qu’elle a commencé à préparer son départ. Calmement. En douceur. Ne faisant d’abord que de plus ou moins longs séjours à Vienne. Avant de franchir le pas. Et de s’y poser définitivement. C’est ce qu’elle explique dans ce livre au titre très explicite (c’est un vers emprunté à Lamartine) où elle se dévoile par fragments. Elle s’initie à l’autoportrait. Elle fait un point d’étape en se doutant, son corps le lui rappelle rudement, que cela ne se reproduira probablement pas. Elle apprécie la solitude et la liberté. Elle se décrit telle qu’elle est. Sans jamais plonger dans l’introspection. Se méfiant des réseaux littéraires. Allant vers ceux qui l’aident à avancer (Walser, Tchékov, Schubert, Boulganov, etc.). N’hésitant pas à changer de lieu de vie quand une force irrépressible l’y incite

« Voyager, émigrer, tout ça lui était pratiquement congénital. Avant la France, la Suisse et avant la Suisse, une dizaine de pays en Europe et, avant encore, trois pays du Moyen-Orient (une enfance en milieu cosmopolite). Le changement en douceur. La couleur du ciel était différente et alentours il y avait d’autres odeurs, d’autres bruits, un pain différent, un nouveau rythme, une nouvelle église dimanche matin. C’était la vie. On faisait confiance. Maintenant, c’est Vienne. »

Et Vienne, c’est Thomas Bernhard. Dont elle continue de fréquenter l’œuvre. De l’interroger, de la comprendre, d’en mieux cerner les personnages. Elle va d’ailleurs en rencontrer plusieurs et recueillir leurs témoignages. Elle lui consacre de nouveaux livres. Tente de percer ses mystères. S’arrête sur le manque d’air qui a causé sa mort, maladie dont elle souffre également, et sur cette respiration saccadée qui lui est propre et qui irrigue ses textes. Elle se rend régulièrement sur sa tombe au cimetière de Grinzing. C’est la plus fleurie de l’enclos. Il y a toujours une grande gerbe de roses près du rectangle de lierre. Des danke écrits çà et là. D’autres fleurs. Des bouts de papier. L’homme haï par beaucoup était également adulé.

« Il l’avait dit, écrit, réécrit : il tenait à être enterré ici, près de la Tante, son être vital, du fait que sa place y était réservée, mais aussi parce que cette tombe était anonyme, qu’elle ne comportait aucune indication. Je me suis d’ailleurs entendu avec la Tante, pas d’inscription, rien. »

Le demi-frère en décidera autrement. Et Thomas Bernhard n’en saura évidemment rien. Gemma Salem, si. Qui voit dans la plaque apposée sur la sépulture une verrue qui n’aurait pas dû y figurer. Elle le note en deux lignes et poursuit sa route et ses recherches. Dans Vienne et dans les livres. Tandis que ses forces, peu à peu, déclinent. La fin de son récit est prémonitoire. Elle en a conscience. Ne s’en émeut pas. S’en amuse presque. « Jamais, jamais, elle n’aurait cru atteindre les soixante-quinze. »

« Elle est devenue fataliste parce qu’elle a vécu trop longtemps en croyant à ses rêves mais elle reste optimiste, et tout aussi juvénile, disons, quand il s’agit de la mort.
Là, tout se mettra en place, tout deviendra juste, les gens aussi. On fera enfin attention à elle, on lira ses livres, on jouera ses pièces, on dira quelle amie loyale, quelle mère aimante elle a été, et on rira enfin en évoquant ses méchancetés, sa mauvaise foi, ses colères. »

Gemma Salem : Où sont ceux que ton cœur aime, éditions  Arléa.

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