mercredi 15 septembre 2021

Topographie

Tout débute par une déflagration : le suicide d’un père qui, muni d’une corde et d’une chaise, choisit une poutre au grenier pour en finir avec ses souffrances, sa dépression et la maladie de Parkinson qui a fini par anéantir l’homme robuste qu’il était.

« Et ton père ?
Il s’est pendu libre à présent.
Libre ?

Oui. Libre de la maladie dépression des mains qui tremblent plus capables de s’emparer. De son œil de verre. Des chutes.
Libre des souvenirs de la pension des attouchements sans jamais les raconter
à sa mère à sa femme ensuite. »

Cette disparition brutale ébranle la vie jusqu’alors plutôt calme de la famille du défunt. Il y a là la mère, la sœur, le frère et le petit dernier. C’est lui le narrateur, lui qui se décide à parler, qui ausculte ses proches, qui, suite au choc, voit remonter à la surface des faits qui étaient emprisonnés dans sa mémoire. Il ne peut plus se taire. Va procéder par saccades, avec fièvre, sans manigance, comme ça lui vient, par morceaux, en une sorte de filage, en un phrasé décousu. Il va dire ce qui le rattache aux siens mais également ce qui fait qu’il est différent d’eux. Cela vient de son vécu et le rapproche inexorablement de ce père qu’il a (il s’en rend compte à présent) bien mal jugé.

« J’ai choisi l’indifférence, sourd à la détresse que nous avions à partager.
À mesure que sa souffrance grandit je m’assèche. Il me le reprocha comme tel
Tu es sec comme un coup de trique. »

La détresse qu’ils partageaient tient aux attouchements dont ils furent tous deux victimes pendant leur enfance. Le père au pensionnat et le fils chez un couple de vieux pervers sans progéniture à qui on le prêtait, sans penser à mal, une fois par semaine.

« On me prêtait à un couple sans enfant à qui la mère voulait faire plaisir une nuit hebdomadaire. »

Ce qui frappe dans ce texte tendu et resserré à l’extrême, c’est le peu de mots qu’il faut à Benoît Colboc pour parvenir à ses fins. Tout est fragmenté et décrit avec concision et rigueur. Qu’il s’agisse de l’histoire douloureuse du père – et de son travail à la ferme – , de celle du fils, qui s’en veut d’être passé à côté d’un homme qui lui ressemblait tant, ou du parcours des autres membres de la famille, chacun d’entre eux ayant droit à un chapitre.

Le rythme effréné que l’auteur impose à son récit est impressionnant. Il n’oublie rien. Chaque détail porte. Il les assemble, ne se pose pas la question de la phrase joliment construite, et pas plus de la ponctuation. Il écrit par secousses, respire par à-coups, s’accoude à une mémoire fébrile et précise ce qu’il en est du désarroi de la maisonnée au moment où – dernier chapitre – tous doivent se réunir pour rendre à la terre le corps de celui qui aura passé sa vie à la travailler. Il l’aura fait sans jamais prendre soin de lui, sans s’alléger, sans partager ses secrets, acceptant son mal-être bouche cousue, à l’inverse du narrateur qui décide, pour se sauver, de parler et d’écrire.

« Enterrer a pris fin.
Pas une larme versée sur cette célébration décorée pour le père que je prenais pour un autre. »

Benoît Colboc : Topographie, éditions Isabelle Sauvage.

Du même auteur, paraît, chez le même éditeur, une plaquette, Tremble, texte court, très ramassé, et tout aussi prenant, où père et fils apparaissent à nouveau, reliés dans le non-dit et dans les mots brefs.

mardi 7 septembre 2021

Le Manscrit

Dernier volume d’une trilogie débutée avec Portrait de Manse en Sainte Victoire molle (Gallimard / L’Arpenteur, 2011) et poursuivie avec Fragments d’un mont-monde (Le Bleu du ciel, 2013), Le Manscrit s’attache, comme ses prédécesseurs, à dire, écrire, décrire, sentir et arpenter le Puy de Manse, ce sommet, situé dans le massif des Écrins, qui culmine à 1637 mètres et autour duquel Olivier Domerg tourne depuis des années, en compagnie de la photographe Brigitte Palaggi.

« S’efforcer toujours de le regarder comme la première fois. C’est la méthode qui ment le moins. On s’en remettra aussi aux changements fréquents d’angles et de lieux d’observation, aux modifications de saison, aux longs laps de temps entre deux séjours ».

Vu d’en bas, le sommet impressionne avec sa forme à la fois douce et pyramidale qui semble veiller sur un territoire paisible. Il ne se donne d’abord qu’au regard et celui qui espère l’appréhender se doit de l’amadouer physiquement, avec patience, en se déplaçant au gré de son dénivelé positif, de ses sentiers, de ses méandres, de ses lieux-dits, de ses prairies, de ses moraines, de ses rocailles et de ses points d’eau. C’est ce que fait Olivier Domerg, en quinze sections, et autant de promenades, s’inventant, à chaque sortie, un nouvel itinéraire, pour découvrir les nombreuses facettes du Puy. Chaque promenade, ponctuée d’échanges avec la photographe, est décrite en une prose concrète qu’accompagnent les extraits d’un carnet de notes et un chant dédié à la montagne.

« Manse, dans le mince carreau aux bords blancs,
À travers les branches de l’arbre fruitier
En fin de floraison. Manse lumineux
Dans la clarté persistante d’une fin
De journée : soleil bas et rasant, venant
Frapper la partie haute des montagnes
Du Champsaur, le Cuchon et les Autanes
Dans cet axe sud-ouest où nous nous trouvons. »

Ce paysage, que des millénaires ont façonné, est habité par des familles qui, de génération en génération, s’y succèdent. Ce sont des agriculteurs et des éleveurs qui travaillent la terre en perpétuant la mémoire des lieux. Impossible de s’intéresser au Puy de Manse sans les rencontrer et les écouter. L’auteur le sait. Qui, par approches lentes et successives, parvient à faire éclore la parole. Ainsi celle d’Espitallier, dernier d’une lignée qui a donné son nom au lieu-dit où il habite, ou celle de Jacky qui, à force de vivre seul avec ses brebis, a besoin de parler, en particulier des ravages du loup, ou encore celle de Balou qui porte en lui des souvenirs qui remontent à trois ou quatre cents ans, du temps où on était obligé de brûler les forêts pour éviter que les loups ne s’y installent.

« Lui aussi voit la montagne comme un immense pâturage incurvé. L’herbe y est très riche. Les vaches étaient parquées, la nuit, afin de les faire boire. On prétend la montagne en pente douce, mais il fallait tout de même l’escalader pour conduire les troupeaux et les faire descendre. Pour sa part, il l’a grimpée un nombre incalculable de fois. »

Rien n’est laissé au hasard. C’est bien à un travail sur le motif que s’adonne Olivier Domerg. Il interroge le paysage et réussit à le décrire avec finesse, en multipliant les esquisses, en le regardant vivre et vibrer au présent, avec sa faune, sa flore, ses habitants, ses saisons, ses ciels changeants, son histoire inscrite à même la roche. Il entre en contact avec lui et note ce qu’il voit, ce qui bouge, ce qu’il respire et découvre au cours de ses très fructueuses promenades dans la montagne.

Olivier Domerg : Le Manscrit, éditions Le Corridor bleu.

 

samedi 28 août 2021

Distances

Distances est publié un an après la mort de Petr Král, survenue en juin 2020. On y retrouve tout ce qui caractérise sa poésie, à commencer par ces textes conçus lors des longues marches dans la ville de Prague. Les silhouettes furtives qui la traversent requièrent son attention. Il les mémorise en un éclair, non pas dans leur réalité brute mais en y instillant ce qu’en instantané son imagination lui dicte. Être étonné par les images fictives qui ne s’inventent sous ses yeux que parce qu’il est disponible pour les recevoir est pour lui un élément essentiel. Auquel s’ajoute le mouvement qui anime tous ses poèmes.

« Le mouvement qui consiste dans le fait que les choses changent constamment, qu’elles évoluent, que le poème lui-même évolue déjà par rapport à l’idée première que l’auteur s’en faisait. », notait-il, dans un entretien accordé à Czech Radio, en novembre 2019.

Et c’est peu dire que ça bouge chez Král, qui sait être spontané quand il le faut, qui s’avère souvent surpris de découvrir qu’un autre monde existe, hors les murs de notre habituelle perception, et que c’est celui-là qu’il doit explorer.

« Quelqu’un fait le tour des fortifications son verre de là-bas
vers ici envoie des signaux lumineux
son chien prend le pouls sautillant de la journée
et attrape par la queue sa propre fin

Que faire il n’est pas besoin d’automne
pour voir chaque lieu dévasté
par le même vent du monde
Il vaut pourtant toujours mieux

Parfois certes les deux se confondent comme lorsque les laveuses des rails
dans un crépusculaire tournant sans cesser de laver
enrobent pour la nuit de poussière des mômes en chiffon »

De brèves séquences s’emboîtent dans un même poème. Elles viennent du réel et du surréel, d’un besoin de fiction ou d’un retour de mémoire. Elles sont bien moins volages qu’il n’y paraît. L’auteur est vigilant. Il sait jusqu’où aller. Sait aussi, et c’est prégnant dans le long texte intitulé Dans la fourrure, qui est presque le noyau central du livre, que son corps répond désormais moins que ses pensées et que celles-ci, peut-être guidées par les remèdes destinés à combattre les effets de la maladie, se mettent à arpenter de nouveaux territoires.

« La détente introduite par l’été dans la vie des hôpitaux
varie à son tour Le jardin intérieur de l’Ospedale de Venise surveillée dans les coins par des chats au regard d’Hitler de fantômas
et de bouddhas respire plus large que la verdure de celui de l’hôpital de Prague-Vinohrady
bien que certains vieux dans leur robe de chambre flottante
règnent ici en médecins-chefs de remplacement »

Les promenades urbaines, les soirées jazz, les cafés, les gens qui passent et les lieux qui, à Prague ou ailleurs, lui sont familiers prennent discrètement place dans les derniers textes de Petr Král.
Poète et surréaliste depuis son plus jeune âge, il est de ceux qui ne désarment pas, continuant à créer jusqu’au bout, en parallèle à ces rencontres ordinaires, d’autres situations, plus étranges et tout aussi étonnantes. C’est ce que confirme sa compagne, Wanda Heinrichová, dans le récent et excellent numéro de la revue Secousse qui rend hommage au poète.

« Jusqu’à ses ultimes semaines, Petr parvenait à trouvait çà et là quelques heures, quelques minutes, où les douleurs ne l’empêchaient pas entièrement de travailler. Bien sûr, lui, n’aurait pas appeler cela travailler. La littérature était sa véritable existence. En dépit de son esprit enjoué, servir la littérature était pour lui une chose sérieuse, à laquelle il s’était voué plus qu’à tout autre chose. »

Petr Král : Distances, éditions Obsidiane.

Photo : Wanda Heinrichová

mercredi 18 août 2021

Grünewald, le temps déchiré

Françoise Ascal est depuis longtemps fascinée par le retable d’Issenheim à Colmar. Dans L’obstination du perce-neige (carnets 2012-2017), elle évoque à plusieurs reprises l’œuvre du peintre Matthias Grünewald et se demande comment mettre des mots, des poèmes, sur ce qu’elle ressent face à l’impressionnant retable. Comment dire l’intensité, la charge dramatique et l’incroyable modernité qui en émanent. On la voit tourner autour et, finalement, s’y atteler en 2016. Le livre mettra des années à venir. Le voici désormais publié.

Pour débuter, il faut remonter à l’An 1512, à ce qu’on appelait alors le "mal des ardents" ou "feu de Saint-Antoine", une terrifiante épidémie provoquée par une intoxication due à un champignon microscopique, l’ergot de seigle, qui se trouvait dans le pain noir, celui des paysans, et qui provoquait brûlures, souffrances, hallucinations et décès.

« pain de paysan
pain noir du temps des famines
vénéneux
maudit
porteur de folie et de mort

brûle la peau
dévore les intestins
convulsions délires
pustules nécroses »

Face au désastre, les Antonins, reclus dans leur couvent à proximité de Colmar, offrent l’hospitalité aux contaminés et multiplient prières et remèdes pour tenter d’exorciser le mal. Ils doivent bien vite admettre que cela ne sert pas à grand chose. Seule la vue d’une œuvre forte pourrait peut-être venir à bout de l’épidémie. Reste à la créer. Et à dénicher l’oiseau rare, l’artiste capable de se muer en thérapeute. Ce sera Matthias Grünewald, connu pour ses crucifixions, appelé à l’aide par le précepteur de la communauté.

« Il lui commande une œuvre-choc
une œuvre dont la vue pourrait contrer le feu ravageur
embraser les corps et les consciences
calciner le mal
guérir »

C’est ainsi que voit le jour, en 1516, le retable d’Issenheim. Cinq siècles plus tard, exposé au musée d’Interlinden à Colmar, il déstabilise toujours autant et contraint ceux qui viennent y poser les yeux, à entrer dans l’univers habité de ce grand maître des pigments et à se remémorer, à son contact, des morceaux d’histoire lointaine où il est question de périodes liturgiques très connues qui vont au-delà du mysticisme et de l’art sacré.

« panneaux mobiles
plis et déplis selon le mois le jour la liturgie

théâtre narratif embrassant le cercle
de la naissance à la mort
des anges aux démons

Matthias Grünewald
étiez-vous déjà
entre tous
le grand malade
et le suprême savant

face à l’intraitable réel »

Françoise Ascal ne se contente pas d’exprimer ce que suscite en elle le face à face avec le chef-d’œuvre de Grünewald. Elle va plus loin et pénètre, en huit suites de poèmes, concis et concrets, à l’intérieur d’un monde rougeoyant et déchiré qui ressemble beaucoup au nôtre.

« la peau du monde est en sang »

Elle revient sur l’être ordinaire et solitaire que fut le peintre dont l’identité a longtemps été contestée. Elle évoque également les figures (celles de Saint-Antoine, du Christ et des autres) représentées sur le retable et la postérité de celui-ci. Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de se ressourcer sur place. Après la première guerre mondiale, le peintre Otto Dix y a puisé son énergie. Et ces dernières années, Gérard Titus-Carmel a réalisé de nombreux dessins, qu’il a intitulé Suite Grünewald, dont certains, reproduits dans le livre, s’accordent parfaitement aux poèmes.

Françoise Ascal : Grünewald, le temps déchiré, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions L'herbe qui tremble.

jeudi 5 août 2021

Le Renvers

Avec ces onze nouvelles, ancrées dans des époques et des territoires différents, Robert Alexis s’attache à suivre les pérégrinations souvent houleuses de personnages qu’il saisit à bras le corps, à un moment crucial de leur existence, quand le besoin impérieux de renverser la table les pousse à changer de vie et à oser passer outre certains interdits. Tous ont en commun un présent qui ne leur convient plus. Ce sont des battants qui n’entendent pas économiser leur énergie, ou ménager leur monture en ayant, logée dans un coin de leur cerveau, l’idée saugrenue de faire des vieux os. Il leur faut aller de l’avant. Et se battre, y compris contre eux-mêmes, pour que s’allument des torches capables de les éclairer.

« Je n’ai pas de questions à adresser aux Dieux. Je me fiche de l’amour, de la famille, des sciences, du progrès et des lois de la cité... Je me fiche de tout ce que l’on m’a donné. Je suis sans principes, sans commandements, je ne crois rien de ce qui me semble futile ou trivial, ou essentiel, ou anodin ou principal. Chaque lettre m’est lettre à l’infini. Aucun de mes comptes ne se termine. Je n’ajoute pas les phrases aux phrases, les calculs aux calculs... Je me méfie de tout. »

Ainsi parle l’un des personnages, loup de mer au cuir tanné qui s’apprête à mener un bateau maudit, marqué par le signe, ayant déjà deux échouages à son passif, en pêche dans le fracas des eaux tempétueuses du Grand Nord. D’autres s’expriment plus posément, avec dextérité, l’un en sculptant un Christ (forcément invisible d’en bas) en haut d’une cathédrale, un autre en conduisant un camion tractant deux remorques chargées de Douglas et d’épicéas sur un pont en bois qui branle au-dessus du vide. Ces hommes sont en quête d’adrénaline et ne peuvent la trouver qu’en mettant leur corps à l’épreuve et en actionnant leur instinct de survie à l’instant T.

« Je faisais de ma vie une vie ! plus rien d’indifférent ! de quoi mordre aux chairs d’oiseaux, d’orages, de flaques à enjamber, la multitude de simples auxquels un seul regard, disposé sous l’angle du désir féroce, permet de ces trouvailles où l’esprit s’égare tout en se retrouvant. »

Robert Alexis suit les êtres qu’il met en scène sur une distance assez longue pour que le lecteur puisse pénétrer dans leur intimité, leur passé, leur personnalité et leur quotidien. Lancés sur des chemins sinueux, ils avancent, sautent ou contournent les obstacles qui se dressent devant eux sans savoir s’il iront au bout de leur quête. Ils ont choisi leur route et n’ont pas de but précis à atteindre. Mordre à la vie leur suffit. Et cela, R. Alexis, avec son écriture souple et envoûtante, passant d’une atmosphère à l’autre en affûtant son vocabulaire et en brossant des décors adéquats, le transmet parfaitement, lui qui sait quitter les protagonistes de ses nouvelles au bon moment, sans avoir recours à la fatidique chute finale, les laissant simplement poursuivre (ou pas) leurs aventures au bord de l’inconnu.

 Robert Alexis : Le Renvers, Quidam éditeur.