Madrid, 2010, Matías Bran, homme réservé, âgé de 65 ans,
exerçant le métier d’électricien, s’apprête à mettre fin à
ses jours. Il s’est enfoncé le canon d’un pistolet dans la
bouche et commence à caresser la détente. Il est seul chez lui. Ne
possède rien. À part des cahiers (aux pages couvertes de citations,
de photos, de phrases, de devises glanées çà et là) et trois
photos. L’une le montre en compagnie de son père Salvador. La
seconde représente son grand-père Miguel. Il figure sur le dernier
cliché près de sa cousine Isabelle. Il a également, mise à l’abri
dans un caisson, une valise usée, ayant appartenu à son grand-père,
mais il n’a jamais eu l’idée de l’ouvrir. C’est pourtant
celle-ci qui aurait pu, s’il en avait eu l’envie, lui dire d’où
il vient, où sont ses racines, quel fut le parcours des siens, et sa
véritable histoire, celle que ce roman, premier volet d’un saga
familiale qui débute en Hongrie à la fin du dix-neuvième siècle,
nous délivre avec minutie.
Tout débute dans le village de Kohely, en septembre 1898, quand
Anna Brasz, une paysanne de vingt-et ans, enfante, accroupie sur la
terre battue de l’unique pièce de sa masure, en présence de sa
fille Örzse.
« Anna coupe le cordon d’un coup, le noue et tandis que le
nouveau-né se met à pleurer dans les bras d’Örzse, de nouvelles
contractions l’aident à expulser le placenta. "C’est un
garçon". Elle se laisse ensuite tomber sur la paille de sa
couche. "Miklos, il s’appellera comme son frère". »
(Celui-ci est mort une heure plus tôt. Il avait sept ans.)
Quelques années plus tard, tous trois quittent le village pour
aller travailler dans les usines d’armement Weizer, à Csepel, tout
près de Budapest. Journées de douze heures, salaires de misère,
cadences effrénées sous l’œil acéré des contremaîtres à la
solde du parti et du syndicat unique (social-démocrate) sont leur
lot quotidien. Leur seule façon de s’échapper de ce monde où on
les exploite jusqu’à l’usure réside dans l’apprentissage de
la lecture. Peu à peu, tous les ouvriers s’y mettent. Ils se
servent d’un livre qui s’intitule Manifeste Communiste.
« Depuis qu’ils savent lire, et même bien avant, ils sont tous
d’accord pour dire que tous les êtres humains sans exception, le
dimanche après-midi, devraient pouvoir aller boire une bière, voire
plus d’une (…) et paresser couchés dans l’herbe, (…) comme
les bourgeois, en été. »
D’autres revendications, plus fermes, plus radicales, et rendues
possibles grâce à l’esprit collectif qui les anime, prennent
forme. Des grèves éclatent. La répression ne tarde pas. Et puis
tout, soudain, y compris, et surtout, leur solidarité, vole en
éclats en août 1914. Certains sont pour la guerre. D’autres, et
ce sont d’abord les femmes, s’y opposent qui dénoncent un
conflit qui verra les ouvriers des différents pays européens se
tuer les uns les autres au profit d’une classe dirigeante unie qui
demandera forcément à ceux et à celles restées à l’usine
d’augmenter les cadences pour fabriquer toujours plus d’armes.
Örzse s’exprime ainsi tandis que son frère Miklós, qui a seize
ans, part à la guerre. Sur le quai, le jour du départ, elle le
gifle, avant de revenir sur ses pas pour l’embrasser.
Pendant quatre ans, chacun va suivre une trajectoire particulière.
La misère les accompagne en permanence. Il n’y a nul répit dans
la lutte qu’ils mènent pour survivre, que ce soit au front ou à
l’usine. Isabel Alba décrit toutes ces trajectoires. Chaque
personnage a un destin singulier, qui est saisi avec humanité et
relié aux autres. Certains meurent. D’autres désertent. Quelques
uns sont portés disparus. D’autres encore deviennent des salauds.
Leur histoire personnelle s’adosse à l’Histoire en cours.
La guerre terminée, le travail reprend. Le combat des ouvriers,
requinqués par ce qui se passe en Russie depuis octobre 1917,
recommence aussi. Plus âpre, plus rude, d’autant que la
bourgeoisie, soutenue par les sociaux-démocrates, demandent encore
plus de sacrifices à ceux qui viennent de vivre des années noires.
Miklós Brasz et sa sœur sont de ceux qui ne veulent plus de ce
système capitaliste. Des milliers d’opposants se rassemblent. Leur
lutte aboutira, en 1919, à la création de la République des
Conseils en Hongrie. Celle-ci ne durera que 133 jours. Après quoi,
revient le temps de la répression.
« La répression se répandit sur l’ensemble du territoire
hongrois sous la forme de procès expéditifs, d’exécutions
sommaires, de séquestrations, de tortures et de mutilations sauvages
ayant pour cible la classe ouvrière et la paysannerie. »
C’est durant cette période que disparaît Örzse Brasz. Son
frère la recherche en vain. Il doit bientôt, s’il veut survivre,
quitter le pays. Il le fait en compagnie de sa jeune nièce. Tous
deux partent, rejoignent Trieste puis Marseille, où ils se
séparent.
Peu après, à proximité de la frontière espagnole,
Miklós Brasz, venu au monde vingt-deux ans plus tôt, sur le sol en
terre battue d’une masure située dans un petit village hongrois,
va devenir Miguel Bran, futur grand-père de celui qui, au moment où
le livre se referme, est toujours seul chez lui, un pistolet dans la
bouche et un doigt posé sur la détente.
C’est une grande fresque, extrêmement vivante et bien
documentée, on y croise Rosa Luxemburg, Walter Benjamin et Erich
Mühsam, que donne ici à lire Isabel Alba. Une histoire collective,
intense, réaliste et fermement engagée dont on attendra la parution
du prochain volet avec impatience.
Isabel Alba : La véritable histoire de Matías Bran, traduit de l'espagnol par Michelle Ortuno, éditions
La Contre-Allée.