mercredi 18 novembre 2015

Bistrots, rades et comptoirs

Novembre, décembre. La pluie crépite sur le pare-brise d'un camion qui sillonne les routes de Bretagne à bon rythme. Il y a deux hommes à bord. Ils ont à peu près trente ans et se sont promis d'aller à la rencontre de ce qui se fait de mieux, autrement dit de plus convivial, authentique, tonique et chaleureux, en matière de vieux bistrots dans la péninsule. Celle-ci traîne, comme souvent à pareille époque, une pénurie de lumière susceptible d'alimenter, si l'on n'y prend garde, cette satanée mélancolie qui erre dans les parages. Il faut faire attention. Ne pas se laisser envahir par ce lierre mental qui ronge les sangs et use les neurones.

Pour garder intacte, en ces mois noirs, la fragile petite loupiote intérieure que chacun porte en soi, on peut par exemple, à l'improviste, abandonner un temps ses pénates (et télé, chats, charentaises) pour retrouver l'ambiance d'une buvette de proximité où l'on pourra, entre autres bienfaits, frotter sa solitude à celle des autres. Le remède est simple et efficace. Les deux qui longent d'abord la côte, puis s'aventurent dans les terres avant de pousser leur véhicule à l'assaut des montagnes râpées, le constatent dès le premier arrêt. Et ce qui se passe Au Maëva, sur le port du Légué à Plérin, tout en bas de Saint-Brieuc, va se reproduire partout où ils vont se poser. Chez Paulo, Chez Anza, Chez Mimi ou Chez Josette, dans tous ces rades de fortune où l'on parvient aisément à se réchauffer le cœur, la tête et les tripes en même temps, prédominent la même attention à l'autre, la même envie de s'exprimer, de mieux se connaître et de partager des moments de convivialité. Le régime qu'ils se sont auto-prescrits (au minimum un bar par jour - avec station prolongée au comptoir, tous les sens en éveil, curiosité de rigueur et discussions impromptues avec les tenanciers, tenancières et habitués) dure un peu moins de quarante jours. C'est une sorte de carême à l'envers et en saison creuse. Ils le mènent avec une certaine gourmandise. Y laissent parfois, à force d'écluser, un peu de santé mais cela est normal : tout sacerdoce à un coût. Et celui-ci, ce tour des havres chauds nichés entre bourgs et bourgades, vaut bien quelques gueules de bois puisqu'il va leur permettre de découvrir bien plus que ce qu'ils espéraient. À chaque halte, ce sont des îlots de résistance et de liberté qui s'ouvrent à eux. Il suffit de pousser une porte, de saluer la compagnie, de dire d'où l'on vient et ce que l'on veut, pour que le dialogue s'enclenche, pour que les tournées se multiplient, pour que les langues claquent et se délient, pour que l'histoire du lieu se dévoile et pour que la bonne humeur et l'humour s'installent et rayonnent dans la pièce toute entière. Attirer la sympathie ne va pas forcément de soi mais chez ces deux-là, on la sent d'emblée, et naturellement, ancrée. Elle est communicative. Ils aiment les gens. Qui le leur rendent bien.

Sylvain Bertrand tient le clavier. Il restitue à sa manière – qui est simple, vive, alerte, proche de l'oralité – les bribes, brèves, histoires, légendes et anecdotes glanées au fil du périple. Il explique au préalable comment le projet a pris naissance. C'était à Lannion, après une escale à La Porte de France, où ils s'étaient aventurés dans le but de déguster une Suze. Il raconte leur passage au bar en brossant avec finesse et légèreté le portrait de la patronne à la voix chevrotante qui avait, ce jour-là, profité de leur écoute attentive pour se délester de quelques fragments de mémoire. Il sait tenir son lecteur en haleine, n'essaie pas de bien écrire, saisit simplement l'ambiance des lieux, rappelle l'imminent rôle social que joue le bistrot. Le regard vif de Yann Lestréhan, son compère photographe, capte à l'instant T ce qui se trame à contre-jour ou à mi-pénombre, au hasard d'un reflet de table, de verre, de bouteille ou de vitre embuée. Il fige ainsi, en une demi-seconde, une scène fugitive ou un détail du décor que tous deux pourront revoir après la fermeture. Leur duo a fière allure et tourne telle une horloge impeccablement réglée. Leur camion (avec sacs de couchage et provisions de première nécessité entreposés à l'arrière) ronronne sur les routes départementales et chemins vicinaux et finit parfois sa route en balayant à coups de phares les graviers d'une cour de ferme où ils débarquent, répondant à une invitation qui leur a été faite, un peu plus tôt dans la soirée, au bar du coin. L'imprévu colle à leur tempérament. Vivre le moment présent avec intensité requiert une disponibilité d'esprit qui ne leur fait jamais défaut.

Sylvain Bertrand et Yann Lestréhan : Bistrots, rades et comptoirs, récits d'un tour de Bretagne, éditions Goater.

mercredi 11 novembre 2015

Jours de liesse

C’est dehors, au milieu des autres, dans l’incessant flux des piétons qui vaquent, se croisent, se heurtent, participant lui aussi à la grande bousculade, y happant des odeurs suaves, froides, enivrantes ou surannées, celles qui émanent des corps, des caniveaux, des chiens mouillés, des poubelles, des pots d’échappement, des cuisines ouvertes, c’est dans le brouhaha, dans l’agitation quotidienne, brutale et sauvage des rues animées que Saïd Mohamed va puiser l’étonnante vitalité qu’il diffuse ensuite sans compter dans ses poèmes. Il est ici en pays de connaissance. Il se mêle à ceux qui lui ressemblent et qui éprouvent l’impérieux besoin de côtoyer la foule plutôt que de s’isoler en chambre close. Cela se passe dans certains quartiers de Marrakech, de Paris, d’Istanbul ou de New York, dans des artères populaires que sillonnent des milliers d’anonymes souvent immigrés, réfugiés, délaissés, exclus, déclassés. Chacun d’entre eux porte une histoire particulière (qui a à voir avec la pauvreté, la douleur, la guerre) et un présent qui prend des allures de survie en terre hostile.

« A Bab Doukala il faut s’être roulé dans la boue, les déchets des légumes et les couleurs emmêlées des montagnes de carottes, d’oignons blancs, de patates, de citrouilles, d’oranges, de bananes, de tomates, de courgettes, d’aubergines.
Y avoir entendu les cris des charretiers, les insultes des acheteurs.
Ainsi à Bab Doukala va le peuple qui patauge dans la richesse et l’indigence.
Peuple, sombre, de gueux fiers. Foule laide et grouillante, de noble et de mendiants mélangés. »

Arpentant l’espace urbain, il note plus ce qu’il ressent que ce qu’il voit et en profite pour mettre en route son imaginaire. Celui-ci le propulse dans des territoires où la réalité perd de sa rudesse. Quand il desserre l’étau quotidien, c’est pour y ajouter une dose de fantastique plus ou moins relié à certaines coutumes et légendes.

« L’ouvrier maçon, père de famille affamée, a bu le lait d’une femme enceinte, respiré l’encens, laissé couler le sang d’un coq noir sur la terre.
Il a suspendu une tête d’agneau au porte-bagages de son vélo et fait sept fois le tour des remparts dans le sens du soleil.
En rentrant chez lui après son labeur il a vu qu’un festin et un palais l’attendaient.
Sa tête envoûtée résonnait, des coups la frappaient drus, telle la peau de chèvre polie d’un tambour. »

Il y a chez Saïd Mohamed un souffle (l’oralité n'y est pas étrangère) qui tend, à l’extrême, chacun de ses textes. Ce souffle-là est porteur d’une énergie rare. Qui doit, de temps à autre, on imagine, l’épuiser.

Saïd Mohamed :Jours de liesse, illustrations de Coline Bruges-Renard et préface de Jacques Morin, Les Carnets du Dessert de Lune.


mardi 3 novembre 2015

Bleu de travail

Le jour pointe à peine. Résistent encore, entre rideaux de brume et nuages bas, quelques lambeaux de nuit. Des étoiles, des lucioles. Le bruit du bois qui craque et celui des nocturnes qui filent au terrier. Il faut décrocher ses rêves. Se préparer à habiter cet aujourd’hui dont on ne sait presque rien. Retrouver le bon tempo. Monter en pression. S’éclaircir les yeux. Habituer son regard aux aspérités d’un matin blême qui finira bien par virer au gris clair. Et bien sûr enfiler son bleu de travail. Ou de chauffe, si l’on préfère, pour se rendre là où l’on se doit d’acter sa présence avec en tête l’idée de gagner en étonnement ce que l’on perdra, de toute façon, en espérance de vie.

« À chaque jour suffit sa peine mais la peine ne suffit pas au jour. Il faut prendre ce qu’il nous donne. Et, ce qu’il ne nous donne pas, le prendre tout de même. »

Ces choses-là s’apprennent. Qui demandent envie, patience, fraîcheur intérieure et belle dose de curiosité. Une façon d’être que Thomas Vinau, à l’évidence, est parvenu à acquérir. Elle l’aide à appréhender un quotidien souvent retors. À détecter de l’imprévu là où d’autres ne trouveraient que du banal. Pour cela, il convient d’être aux aguets, discret, attentif, à l’écoute, prêt à saisir ce que le jour peut offrir à qui sait voir et percevoir. Ces menus détails gîtent dans l’infime, dans l’instant et dans l’éphémère. Ce sont des oiseaux furtifs, des plantes anodines, des souriceaux qui se meurent, des insectes pris dans une toile d’araignée, une première neige aux flocons mal taillés ou une goutte de rosée que colore un reflet de verre... Des visions brèves qui ne peuvent advenir sans un total éveil des sens. Ni se dire sans le recours aux mots usés, usuels, largement utilisés et diablement efficaces.

« Ma langue trébuche sur les choses et les êtres. Sa démarche sans grâce a les genoux croûteux. Elle tombe au moins une fois sur deux. S’arrête. Recommence. Laisse dans la poussière ses traces maladroites. Quelques mots sales et simples. Éclats d’esclave sauvages. Qu’une bête fatiguée viendra lécher peut-être. Pour atteindre la prochaine nuit. »

Thomas Vinau sait qu’il ne peut sauver que quelques instants par ci par là mais il le fait bien, grâce à ces fragments ramassés, à ces séquences vives, à ces proses précises et délicates, empreintes de sagesse, d’interrogation et de doute, qui, mises bout à bout, constituent bien plus qu’une chronique du temps qui passe. C’est un livre de veille, à travers lequel il élabore un tonique et communicatif éloge du contre-pied adressé au trop maussade quotidien. À consulter chaque jour. Et à méditer longuement. En pensant, comme lui, à ceux qui ne sont plus là, en particulier à Jean-Claude Pirotte et à Pierre Autin-Grenier, dont il brosse ici des portraits sensibles, et si justes, notant, humblement, ce qu’il leur doit.

« On se serre dans les bras. Nos coudes ne donnent pas d’huile mais du sang et des croûtes. Une seconde sur deux passe à la benne. Nous sommes le pain noir. Ce qui est perdu dans la peine. »


Thomas Vinau : Bleu de travail, La Fosse aux ours.

De Thomas Vinau, vient également de paraître un ensemble de proses courtes, Autre chose, préfacé par François de Cornière, aux Carnets du Dessert de Lune.

Le site de Thomas Vinau est ici.

mardi 27 octobre 2015

Rouilles

Elle vient d’un pays de fer, de fonte, de terres rudes, de pluies glaciales et d’épines noires qui eût un temps son roi Arthur et où les lieux-dits parlent toujours de forges, de mines, de fours, de chaudières. Elle est née en Ardenne en 1946, se nomme la louise et avance désormais huchée sur le dos de son troisième cheval, faisant sienne la formule initiée par Erri de Luca selon qui une vie d’homme ou de femme équivaut à celle de trois chevaux. Elle ménage sa monture. Sait qu’il n’y en aura pas de quatrième et qu’il lui faut aller le plus loin possible avec celle-ci, ne serait-ce que pour mener à son terme sa passion pour les rouilles.

« À suivre ou à tracer, machinale, sa route dans des forêts touffues de jours, elle a crevé sous elle ses deux premiers chevaux. Autour d’elle, les rouilles, silencieuses et subtiles, opéraient leurs métamorphoses. Et les voilà qui viennent à elle avec leurs histoires. »

Il se trouve que les rouilles, si on prend la peine de remonter le temps en leur compagnie, s’avèrent bien moins silencieuses qu’il n’y paraît. Elles ont des histoires à raconter. Il suffit de les questionner. C’est à cela que s’attache précisément la louise. Au fil de ses repérages, elle avise çà et là des objets érodés, couverts d’une pellicule écaillée qui hésite entre le jaune, le roux, l’orange et le rouge. Ce peut être un clou arraché à un rail de chemin de fer, ou un morceau de grillage, ou une attache de volet, ou encore un cœur en tôle abandonné dans une poubelle de cimetière. Chaque relique ainsi sauvée de l’oubli est ramenée chez elle. Elle la lave, la polit, lui redonne un peu de clinquant et s’appuie sur ces morceaux de ferraille pour se lancer sur les pas de ceux qui en furent les détenteurs. D’eux, ou d’elles, ne subsistent parfois que ces pièces que l’on néglige si souvent. Ce sont pourtant les derniers témoins de leur passage ici bas. Sans le cœur de tôle, il n’y aurait plus, par exemple, la moindre trace de Jules, qui s’est pendu dans son puits à l’âge de 41 ans, en juin 1931. C’est sa femme Lulu qui l’avait à l’époque déposé sur sa tombe au cimetière de La Neuville.

« Toutes abritent des histoires dont le fil s’est perdu. Elles ne s’incarnent plus dans les visages. Ne sont plus amarrées à des prénoms. »

Ces histoires remontent à la surface au fur et à mesure que la narratrice revient sur son propre parcours, tissant une galerie de portraits attachants qui s’assemblent pour donner vie à un récit habité par cette Ardenne frontalière à laquelle il s’adosse. L’écriture de Françoise Louise Demorgny, dont c’est le premier livre, s’inscrit parfaitement dans ce territoire austère mais fascinant. Pas d’emphase. Bien au contraire. Son regard sur ces vies rudes et assumées malgré les coups du sort est plein d’humanité. Les références aux auteurs cités se font discrètes tout en s’insérant subtilement dans le texte tandis que langue, syntaxe et lexique sont tout simplement épatants.

 Françoise Louise Demorgny : Rouilles, éditions Isabelle Sauvage.


mardi 20 octobre 2015

Michel Dugué

Notre première rencontre se fit à Romillé, en octobre 1983, dans l'atelier de Yves Prié, éditions Folle Avoine, chez qui Michel Dugué venait de publier Une escorte très nue. Nous avons, ce jour-là, peu échangé mais assez toutefois pour convenir d'un prochain rendez-vous. Celui-ci eut lieu à Rennes, au bar Le Saint-Just. J'avais auparavant lu son livre, découvrant une écriture que je n'avais pas l'habitude de côtoyer. Elle était sobre, précise, ciselée. Elle laissait de côté le lyrisme. Elle ne cherchait pas à séduire. Et pas plus à s'inscrire dans l'air du temps. Elle s'ancrait dans des paysages qui m'étaient familiers. En bordure de mer, sous des ciels changeants, entre pierres et landes, dans des lieux austères où sa mélancolie trouvait à s'aiguiser et à s'effriter au contact d'éléments bien plus forts qu'elle. 

Ce bras-le-corps qui ne disait pas son nom, cette lutte à fleurets mouchetés, cette confrontation qui ne pouvait jouer qu'en sa défaveur s'il n'y mettait pas sa réflexion, son humilité, ses instincts d'homme sensible, sa quête de sagesse et sa conscience de ne fouler ces territoires millénaires qu'en marcheur éphémère (en ombre passante) m'accompagnèrent tout au long de la lecture. Le mot silence revenait avec régularité. Ce silence, il l'imaginait blotti à l'intérieur des pierres. Ou porté par les vents sur l'île d'en face, occupé à mâcher du ressac à longueur de temps.

« Mon île ne règne pas,
sa clarté n'est pas évidente,
d'une lande elle a fait le monde
qui bouge à la crête des eaux. » *

Cette île, dont il me parla assez souvent, je ne devais la découvrir (son nom, son rôle, ses reliefs, ses secrets) qu'un peu plus tard, en lisant Un hiver de Bretagne, roman intensément habité, prenant racine au plus profond d'un imaginaire collectif confronté à une réalité on ne peut plus brute (l'échouage d'un supertanker sur les côtes bretonnes et le désastre qui s'ensuivit), d'un bout à l'autre porté par un souffle ample et soutenu que je ne soupçonnais pas jusqu'alors chez lui.

Nos rencontres n'ont jamais cessé. Presque toujours au bistrot. Où il parle rarement de ses propres textes. Il préfère évoquer Georges Haldas, Yves Elléouët ou Miguel Torga. Il n'élève pas la voix. Il est posé, mesuré. S'adonne volontiers à la lenteur. Le discret qu'il est, et qui ne s'épanche jamais, souhaite d'abord donner en partage ses livres – qui sortent avec parcimonie, un tous les six ou sept ans – et laisser le lecteur libre de cheminer à sa convenance. À lui de ressentir, d'interpréter, de réfléchir et de s'interroger en ne prenant en compte que le texte, et le texte seul.

« C'est ainsi
celui qui regarde
ne peut dire autre chose.

Notre seul pouvoir, peut-être, est d'accompagner ce qui se répète. » **

Il cherche en permanence l'angle de vue adéquat et la bonne distance. Sait qu'il est bon de se mettre en retrait. Et aime à l'occasion s'effacer. Derrière les éléments, les êtres, la mer, la mémoire, le paysage. Ce qui ne l'empêche pas d'exprimer, au contact du dehors, ce qu'intérieurement il ne cesse d'explorer. Pour ne pas succomber à ce satané fatalisme qui affleure parfois, pour capter plus de lumière, pour trouver l'apaisement dans la continuité d'un parcours qui est celui d'un être aux aguets qui entend garder pour lui quelques uns de ses secrets.

*Une escorte très nue (Folle Avoine, 1983)
**Le salut à l'hôte (Folle Avoine, 1989)

Vient de paraître : Spécial Michel Dugué, Encres Vives n° 445 (2 Allée des Allobroges 31770 Colomiers)


lundi 12 octobre 2015

Les aventures du dieu maïs

Washington Cucurto est à la fois l’auteur et le personnage principal des aventures du dieu maïs. Il habite à Buenos Aires dans un conventillo de cinq étages. Il est magasinier chez Carrefour Argentina, préposé aux rayons légumes et à l’étiquetage d’un tas d’autres produits. C’est le roi de la confection des étals au point du jour, quand la ville dort encore et que les allées des grandes surfaces ne sont soumises qu’au bruit des transpalettes. Pour lui qui est poète, il n’y a pas de meilleure école. On ne peut s’aguerrir qu’en se frottant au monde réel, celui du commerce en surchauffe, des chefs de rayon hargneux et des collègues zélés ou désabusés.

C’est sa vie, celle d’un métis né en 1973, que Washington Cucurto s’emploie à raconter, mixant autobiographie et fiction en n’oubliant pas comment il a débarqué sur cette planète où il a depuis longtemps décidé de vivre en mettant toujours une bonne dose d’agrément dans son quotidien.

« Je viens au monde. Je pèse 2,30 kg. On me place en couveuse. Maman, une Noire de Tucuman, me fourre une mamelle pastèque dans la bouche et je m’endors. C’est pour ça que j’aime les Dominicaines, les Paraguayennes, grosses et noires. J’aime les infirmières. Si je pouvais, je leur mettrais à toutes la main au cul ou au sein. Elles ont toutes quelque chose de maman ! »

Quand il en a terminé avec le magasinage, il n’a qu’une seule hâte : retrouver ses amies les prostituées dominicaines dont la générosité et l’ardeur au lit lui sont indispensables. Toutes raffolent de son sexe qui atteint, paraît-il, une perfection rare. Pour Idalina, l’une de ses plus ferventes admiratrices, il a tout pour devenir le dieu maïs. Et pour cela, il faut absolument lui recouvrir le membre d’or. Elle va l’aider et payer rubis sur ongle (deux ans de passes tout de même) le bijoutier du coin chez qui il se présente sans trop y croire. L’expert a vu de nombreux prétendants venir dans son officine et repartir bredouilles. Mais avec Cucurto c’est autre chose. Anita, la préparatrice, et monsieur Luis, le vieux joaillier homosexuel, n’en croient pas leurs yeux.

« - Ah, Sainte Vierge Immaculée et Conçue sans Péchés. Délivre-moi de tous mes péchés. C’est le miracle que nous attendions, monsieur Luis !

Oui, ma petite. Mais à présent, il faut la faire grossir pour voir ses mesures exactes et sa tonalité quand le sang afflue. Note les mesures et les couleurs pendant que je prépare tout pour la fonte de l’or. »

L’érotisme de Washington Cucurto est rieur et décomplexé. Il ne se plie pas aux règles de bienséance en vigueur. Les préliminaires à l’opération qui va le transformer en dieu maïs sont torrides. Ils les content avec entrain et malice. Idem pour sa vie d’après. On vient le voir de partout. On lui demande l’impossible.

« Ma grande erreur a été de la montrer à Catalina quelques heures avant le début de la fête. Cette fille est une vraie concierge, un panneau publicitaire géant. »

Sa narration ne connaît aucun répit. Il regorge d’énergie et virevolte en permanence. Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil critique et un esprit rebelle bien aiguisé. Qui s’appliquent également à la poésie. Grand lecteur, il ne mâche pas ses mots et remet fréquemment à leur place certains poètes qu’il trouve injustement surestimés. Ses coups de griffes sont percutants. À l’image de ce livre : mordant, culotté, impertinent et subversif à souhait.

Cucurto a par ailleurs créé en 2002, alors que l’Argentine était en banqueroute et l’édition en crise, les éditions Eloisa Cartonera. Celles-ci publient à bas prix, sur des papiers et des cartons récupérés par les cartoneros du quartier de la Boca (rémunérés à un tarif supérieur au marché), les grands noms de la littérature argentine.

 Washington Curcurto : Les aventures du dieu maïs, traduit par Geneviève Adrienne Orssaud, dessins de Tom de Pekin, Le Nouvel Attila.


dimanche 4 octobre 2015

Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Au début c’est Saïd qui parle. Il vole en compagnie de son ami Zacharie mais il sait que sa vie en apesanteur ne peut être qu’éphémère. La voiture (à bord de laquelle ils ont dû fuir une bande de jeunes villageois remontés contre ces « étrangers », un beur et un noir, venus fouler un sol qui, disent-ils, leur appartient) perd déjà de la hauteur et ne tardera pas à s’écraser en contrebas. Il a tout juste le temps de se remémorer les événements qui, montant crescendo, les ont portés jusque là. Venus en Corse pour accompagner un groupe d’adolescents originaires de la banlieue Lyonnaise, ils n’auraient pas pu imaginer qu’une simple halte au bar du coin allait virer de l’esclandre à la bagarre et générer une telle dose de violence et de haine.

« Maintenant nous voilà en plein ciel, dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. »

La chute est inévitable. Seul un berger, vaquant avec ses bêtes dans le paysage, en sera peut-être témoin. Les autres, les poursuivants arrêtés au bord du précipice, remettent « leur chemise dans leur pantalon », crachent par terre et repartent, mission accomplie, dare-dare en direction du bar. Le rideau peut tomber. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans les creux de l’île. Le silence sera de marbre. Ce jour est destiné (c’est terrible pour Saïd et pour Zacharie, rayés du monde en une seconde) à entrer dans l’histoire d’une autre manière, cette fois par la grande porte, et cela seul compte. Tout à l’heure, toutes les télés de la planète vont s’allumer pour retransmettre en direct d’en haut les pas hésitants du premier homme marchant sur la lune.

« Au village, personne ne parlera du grand bruit. Il était trop loin. Ce sera sans doute une cabane de tôles qui s’est effondrée sur des cochons. Quelqu’un dira tout de même quelque chose mais personne ne lui répondra. »

En faisant se télescoper un fait-divers et un événement historique, le second occultant l’autre, Joël Bastard pose les bases d’un ensemble solide et volontairement elliptique. Il offre par là même au lecteur toute latitude pour s’immiscer dans le récit et l’interpréter à sa façon. Tout est suggéré, esquissé, donné en quelques pages.

À la percussion efficace du texte répondent les encres de Patrick Devreux. Celles-ci, habitées par des silhouettes floues, s’accordent pour que les ombres des morts supplantent le peu de présence des vivants scotchés devant l’écran bleuté à partir duquel "ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune".


Joël Bastard : Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune, encres de Patrick Devreux, Esperluette éditions.