lundi 18 janvier 2016

Pas Liev

Liev est un personnage étrange et déroutant. Brosser son portrait paraît de prime abord difficile. On fait sa connaissance à l’instant même où il descend d’un car, se retrouvant dans un paysage qui a des allures de morne plaine et où personne, à part un homme à vélo qui s’arrête pour lui demander ce qu’il fait là, ne semble vivre. L’inconnu le rassure néanmoins en lui disant qu’il est sur la bonne route et que le village de Kosko, où il se rend pour prendre ses fonctions de précepteur, n’est plus très loin.

« On n’avait pas l’air d’attendre Liev à Kosko. La femme qui l’avait introduit à "l’office", comme elle disait, ne semblait pas savoir qui il était ni pourquoi il était là. »

Le problème, et cela le déçoit, c’est que les enfants ne sont pas présents. Ils sont en vacances et n’arriveront que plus tard. Liev, qui pense beaucoup, et qui retourne chaque mot ou expression dans sa tête pour tenter de bien comprendre ce qu’on lui dit, imagine qu’ils viennent sans doute de contrées lointaines et qu’il leur faudra encore un peu de temps avant de rejoindre Kosko. En attendant, on l’emploie comme sous-intendant. Il doit recopier des factures dans un registre. La vie s’organise doucement. S’il se laisse volontiers porter par les événements, il n’en demeure pas moins attentif aux détails qui rythment son quotidien. Son esprit d’escalier est mis à rude épreuve. Il y a un décalage constant entre sa perception des faits et la réalité elle-même. En fait, tout se passe comme si Liev vivait à la place d’un autre. Qui serait Liev et pas Liev.

Et c’est justement ce genre d’interstice que Philippe Annocque aime visiter. Celui-ci, il le suggère et s’y glisse avec subtilité. Liev, qu’il invente sous nos yeux, a une personnalité peu commune. On la découvre au fil du texte. Il s’avère peu bavard. Semble avoir de sérieux problèmes avec la logique. Ne sait jamais si on lui veut du bien ou du mal. Il subit plus qu’il ne décide. Il va pourtant vivre à Kosko une grande histoire d’amour. C’est en tout cas ce que l’on peut penser en apprenant qu’il s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia, la fille de la maison. Mais rien n’est vraiment avéré. Tout est sujet à caution. C’est là la force du roman. On en vient forcément, à un moment donné, à se demander qui est ce Liev qui reste étrangement à distance de presque tout ce qui lui arrive. Est-ce un rêveur, un absent, un malade, un homme naïf mais dangereux, un fabulateur, un schizophrène ? La réponse, cinglante et inattendue, viendra en fin d’ouvrage. Clôturant un livre rare et épatant. On en sort sonné et admiratif. Heureux d’avoir ainsi été porté, et transporté, en territoire inquiétant par l’impeccable virtuosité de Philippe Annocque.


 Philippe Annocque : Pas Liev, Quidam éditeur.


samedi 9 janvier 2016

Matthieu Messagier

 J'ai toujours eu beaucoup de mal à parler de Matthieu Messagier. L’œuvre, abondante, foisonnante, déjà plus de soixante-dix livres, ne cesse pourtant de m'émouvoir. La difficulté vient d'ailleurs. Elle jaillit dès que j'essaie de noter, saisies au vol, les multiples émotions perçues au fil des lectures. Chercher à les réunir, à les assembler, en gerbe, pour mieux les toucher, et plus encore en révéler les origines, a jusqu'à présent fragilisé mes différentes approches. Force m'est d'admettre qu'on n'aborde pas cette écriture, tendue à l'extrême, dotée d'une énergie hors pair, en se présentant à elle de face, les bras ballants, muni, piètre bagage, d'une petite boîte à outils critiques et de quelques résidus de poussières d'école... 

Ce fleuve qui enfle, et déboule entre les pierres, prenant souvent des allures de torrent, semble dire au lecteur mal préparé (que je suis) de ne pas trop s'exposer aux vertigineux fracas à l’œuvre dans ses cascades. Il vaudrait mieux qu'il reste tranquille sur la berge, loin des remous et des spirales d'écume...  À lui le loisir de bouger, de sinuer, passant du Précis de l'hors rien aux Archives dispersées en glissant, si ça lui chante, Des larmes sur une véranda de massepain. À lui d'aller, de venir, d'un livre l'autre à la rencontre d'une voix singulière... Mais qu'il ne se mêle pas du reste, et surtout pas des intimités de l'herbe et de la rosée, secrets ou intuitions qui somnolent dans des valises remplies de ouate... À portée de main d'un homme qui poursuit une grande aventure, là-bas, en son pays de Trêlles, où il m'accueillit un jour de pluie, heureux, souriant sous un grand parapluie en compagnie de son chien Boulou  qui ouvrait la route au fauteuil roulant en écartant prestement les deux ou trois jars énervés qui s'égayaient  au milieu du chemin, là-bas où « sur les langes sont des doigts de sang », dans des contrées humides où « les couteaux d'inondation racontent des géographies blêmes de poumons dévalés », sans demander d'explication à personne. Vivant, fébrile, dans « l'éclat de la non demande à rien ».

Les premiers poèmes publiés de Matthieu Messagier (qui en réalité écrit depuis l'enfance) ont commencé à circuler en fin 1971 lors de la parution d'un livre collectif, Manifeste électrique aux paupières de jupes, édité par François Di Dio au Soleil Noir. On y lisait des voix pour la plupart inconnues : Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot entre autres. Ce qui se disait là semblait venir « d'un sang qui sourdait de jeunes fruits de coque verte » (1). Une cérémonie entre riffs et caresses. Un chemin lacté, sonore, un peu chaotique avec, lancés dessus, 16 poètes (et presque autant d'étoiles filantes) qui, se croisant, froissaient, jetaient par-dessus bord la sacro-sainte image du soliste rivée à sa solitude mansardée. D'autres, au même moment, dans cet après 68 en quête de recherche et de rupture, s'assemblaient également, dans des parages voisins, pour publier Le manifeste froid (2). Et ailleurs, un peu plus chamboulée mais tout aussi collective, naissait l'épopée TXT 

Il faut évidemment se méfier des raccourcis faciles mais tout de même, vu d'ici, autrement dit de loin, et après coup, quelque chose avait bel et bien l'air de se passer dans le petit domaine de la poésie française d'alors.

Que Matthieu Messagier débarque ainsi, en force, et néanmoins en lisière, avec d'autres, « par brèves fulgurances, dans les interstices d'un langage détruit », (pour reprendre les propos d'Alain Jouffroy à la sortie du Manifeste électrique) n'a rien d'anodin. On se trouvait en présence d'une écriture libre, légèrement démarquée, et déjà sûre d'elle. Il n'y avait (et il n'y a) chez ce poète aucun balbutiement. Avec lui, on ne tâtonne pas, on touche... Un an plus tard, seul cette fois, dans Nord d'été naître opaque, Messagier, évoquant à l'occasion ses « rites de poète arraché des laboratoires blêmes », ira plus loin, voyageant, par méandres, dans ce qu'il a conçu comme devant être

un texte-itinéraire du geste dans la langue, poème évanoui, livre-étamine blessé du septième océan particulier (…) un bruit de la peau, un conte, un rite.

La grande mécanique est en route. Le corps est assez fort pour lui résister. C'est qu'elle réclame, cette écriture. De l'énergie, de la tension. Des morceaux d'enfance et sa part de dérision. De la vitesse aussi. Et des éclats de lumière, de voix...

face magique moi s'enfance
puis furent ce large de peau de larmes élève
hors de lèvres l'aiguille paume lappe,
dit là laine de bague-jet, lente
ce mais l'oreiller l'ongle
appelle ce or neuf d'asphalte-brandit
pleure sa vague d'argile éteint limonade
en ça l'atome l'écriture

Le flux est rapide, la langue désarticulée, vouée au pilotage automatique. Les mots, doubles, tordus, écrits dans un présent qui passe en cascades, ne tiennent pas à se poser et à s'assembler pour émettre ce qu'on appelle d'ordinaire un début de sens. Celui qui les conduit, serrant à l'extrême ses lignes, lui qui se présente parfois, sourire aux lèvres, « Kwakiut / exilé au pays du verbiage » et qui affirme « écrire pour me distrayer », préfère porter ses poèmes ailleurs, vers des transes plus éclatées. Le chant, électrique, proche, dans ses ondulations, du cut-up cher aux poètes de la Beat Generation, est essentiel. C'est lui, par delà brisures, syntaxes, ellipses, ratures et grammaire chahutée, qui donne corps, couleurs, contrastes, rythmes et voix au texte.

Messagier, d'un naturel discret, se contentant de semer, ici et là, au fil des livres, quelques indices, lève dans  ses conversations avec Renaud Ego (3), un coin du voile. « C'est l'oral de l'image qui passe avant son visible, comme si l'image passait par la bouche et non par les yeux ». En réalité, ce sont tous nos sens qu'il sollicite. Son écriture récupère sans cesse, au « sortir du hasard », d'indicibles buées d'émotions. Elle décrit ici « des hivers sculptés à la oiseau maritime », là une « allée affable » ou « le chant de la grive / à son lin remis », ailleurs « la suavité du sucre d'un coin de rue ». Il y a de quoi être décontenancé, d'autant que ce sont ces mots, que l'on dit mal associés, venus se poser et s'unir en un même vers, qui insufflent leur énergie au poème. L'attelage a de l'allure. Messagier, qui attend « la neige des dessins animés américains (…) pour « dévaler les pentes de l'écriture », le guide d'une main ferme. Vers d'étranges galaxies.

S'il est un thème (désir) récurrent dans cette œuvre, c'est bien celui du voyage. Une mobilité associée à une certaine projection dans le temps, celui-ci devenant, presque toujours, relatif.

L'heure de mille ans
L'heure d'une seconde,
Pareil.
Il faut la rendre.

Note-t-il en ouvrant Un livre d'heure – qui succède, dans Les Chants tenses (4), au Voyage à la planète – où fleurissent les décalages horaires. Il capte les fuseaux avec agilité. Les glisse dans ses pensées et leur demande de le mener très loin, entre « Cachemire et coquillettes », du chant de l'aube aux épines phosphorescentes de la nuit noire, récupérée dans quelque pinède de son choix.

Avec l'origine nous avons beaucoup voyagé
De l'hiver austral des cieux roses et bleus
Au talus prodigieux des ophrys et des trolles.

Chez Matthieu Messagier, l'imaginaire saute allègrement  d'un continent l'autre. On trouvait déjà cela, cette « fausse errance à l'illusion légère », dans ses premiers textes. Elle est aujourd'hui plus manifeste encore. Située à des années lumières de tout exotisme. Et de quelque tourisme (fût-il littéraire) de croisière que ce soit. Ce que l'on surprend chez lui est de l'ordre de l'éblouissement. Le voyage est, par bonheur, désorganisé (ou pas organisé du tout, voire abstrait, immobile, inventé). Un lieu, un prétexte et un point de chute à l'hôtel (où l'on « descend », le temps d'un poème) : il n'en faut pas plus à l'auteur pour enclencher le rêve, se propulser en Chine, au Mexique, en Russie ou ailleurs en en profitant pour apprécier sous un angle différent ses territoires intérieurs et familiers. Ainsi, tous les poèmes du Dernier des immobiles et de À l'Ancre d'achronie (5) sont écrits sur du papier portant en en-tête le nom d'un hôtel du monde. C'est sa façon d'aller voir ailleurs. Et de s'y repérer, pleinement, les sens en alerte, la pensée cavaleuse. « Un voyage absolu / Une réponse de l'esprit aux insuffisances du corps » écrit-il, sans s'attarder sur les douleurs de ce corps qui, rattrapé par la maladie, ne lui permet plus guère de quitter le pays de Trêlles (sa petite vallée avec, au fond, un ruisseau) et « Le Moulin », à Colombier-Fontaine, dans le Doubs, où il réside... Comment ne pas songer, un instant, à cet autre, très proche équilibriste, Stanislas Rodanski,  voyageur de même lignée qui parvint à se maintenir au-dessus du vide tout au long de son livre La Victoire à l'ombre des ailes...

Le Moulin (et ses alentours) est devenu l'un des éléments du puzzle.  À peine revenu, tout étourdi, du détroit de Béring ou des Appalaches, il y fait provision de graminées en tous genres. Il adapte le paysage à ses humeurs. Tente « quelques lapsus tels la nostalgie errante des vanesses de l'ortie ou des friselis de vent. » Il file ensuite aux rivières, aux filets torturés, aux fontaines cachées, aux pluies lentes et à toutes les eaux qui courent, empruntant le dénivelé des collines pour venir mouiller dans ses textes. Il y entend « des dictées d'organdi aux nageoires d'odeurs » qu'il transcrit illico sur ses feuilles. Le Carnet du dehors l'accompagne. Il y dessine des corridors d'images. N'hésite pas à y ajouter les multiples personnages qui, apparus dès Les laines penchées (6), débarquent à l'improviste dans ses livres. On y voit Vic et Eance, et Franz Kafka chez le tailleur, et Agrippine et Aristobule, et Métavenin et les doryphores, et Jeanne Duval et le chat, et Victor Aigue-Rose et Esther Della Verna... Beaucoup d'autres encore, tous plus ou moins d'accord pour affirmer, avec ce metteur en scène grave et léger, tour à tour désinvolte et désemparé, que l'on « peut vivre une vie entière en un seul matin doux ». À condition de croire aux légendes vraies, d'

aller à mi-boire
respirer
de ces lèvres
qui endorment
le tourment
sous
l'égide...

et de retourner, en quelque « dormir réveillé », la face cachée des éboulis du réel. Histoire de les toiser enfin sous un jour heureux, en grande liberté (de ton, de forme et d'inspiration). Sans parti-pris formel, sans anathèmes jetés à la sauvette, sans clivages et sans frontières entre le travail sur la langue et l'élaboration du chant.

(1) Matthieu Messagier, extrait d'un texte écrit avec Michel Bulteau, Manifeste électrique aux paupières de jupes, Le Soleil Noir, 1971,
(2) Jean-Christophe Bailly, Yves Buin, Serge Sautreau et André Velter, Le Manifeste froid, 10-18, 1973
(3) Renaud Ego, Matthieu Messagier, l'arpent du poème dépasse l'année lumière (essai, suivi d'un choix de poèmes, édition Jean-Michel Place, 2002,
(4) Matthieu Messagier, Les chants tenses, Flammarion, 1996,
(5) Matthieu Messagier, Le Dernier des immobiles, Fata Morgana, 1989 et À l'Ancre d'achronie, Fata Morgana, 1999,
(6) Matthieu Messagier, Les Laines penchées, Seghers, 1975.


Logo : Le dernier des immobiles,  film de Nicola Sornaga. (Point de départ :  Nico, un jeune Werther déglingué, part à la rencontre de Matthieu Messagier, un poète qui lit L'Équipe en fumant des havanes.)

Parmi les récents titres de Matthieu Messagier : Poèmes sans tain, Flammarion, 2010, Le Journal Perdu de Littera Lord de la Bijouterie, Impeccables, 2013, La dernière écriture du simplifié, Le Castor Astral, 2013, 

Le Pays de Trêlles, site consacré à Matthieu Messagier, s'ouvre ici

vendredi 1 janvier 2016

Un soupçon de présence

C’est une histoire de présence au monde. Déclenchée un peu par hasard, un matin de printemps. Voici comment : Alain Roussel est à sa table de travail, en train d’écrire tout en regardant par la fenêtre. Devant lui, il y a un arbre. Et voilà qu’un oiseau vient se poser sur l’une de ses branches. Cela n’a l’air de rien mais c’est pourtant à cet instant précis que se produit le déclic sans lequel ce livre n’existerait pas.

« Sa vie rencontre la mienne dans une sorte de fulgurance, le temps d’un regard. Il est là, je suis là. Ma présence s’interroge dans la sienne. Dans la solitude de toute vie, quoi qu’on dise, il est mon frère d’un moment. »

Si « l’oiseau est réel », celui qui l’observe doit l’être aussi. Mais comment en être si sûr ? Est-ce que l’imaginaire de l’auteur n’a pas, une fois de plus, supplanté la réalité, au point d’en inventer une autre ? Être présent physiquement, sentir le poids de son corps sur une chaise, ne suffit pas à convaincre celui qui sait que la seule réponse à ses interrogations réside dans la vitalité – ou pas – de ses sens.

« Je n’ai de contact avec la réalité que par mes sens tels qu’ils existent. Sans eux, pas de conscience. »

Il lui faut humer, toucher, entendre, goûter, voir, percevoir en créant de discrètes correspondances entre tous ces sens qu’il entend maintenir en parfait état de marche. Cela ne peut se faire sans un usage régulier, et même constant, de ces incroyables atouts que la vie a mis à sa (et à notre) disposition. Ceux-ci ouvrent des portes fabuleuses. Il convient de trouver ensuite les mots adéquats pour transmettre ce que l’on a trouvé de l’autre côté de ces frontières invisibles. L’exercice est particulier et l’auteur de La vie privée des mots y excelle.

« Les mots jaillissent des mots, du fond de mon esprit, pour se déployer en vagues successives ou qui se chevauchent, parfois se dépassent, emportées par l’élan. Je les écoute. Je les regarde. Je les touche. J’en goûte le sel par le mental. J’en respire en moi-même l’écume. »
Alain Roussel connaît le potentiel physique et sensuel des mots. Il apprécie leurs sonorités, leurs couleurs, leurs odeurs. Il est également conscient de leur faiblesse. Ils ne peuvent porter une pensée, une réflexion, une émotion, une fiction, un poème qu’à condition d’être judicieusement assemblés. C’est ce travail qu’il mène en permanence, avec simplicité, lâchant volontiers la bride à ses phrases, autant pour s’amuser et vibrer intensément que pour leur offrir un peu plus de champ libre. Son imaginaire en effervescence se met alors à cavaler.

« Tout est possible. Ce n’est plus l’être des choses qui s’exprime, mais l’être des mots, avec sa liberté inouïe. »

Il tient à cette liberté et le prouve avec ce livre subtil, inventif, intelligent et malicieux où il s’affirme bel et bien présent au monde, en vie, et tout à fait décidé à le rester longtemps encore. Et à en jouir jusqu’au bout.

 Alain Roussel : Un soupçon de présence, éditions Le cadran ligné.

lundi 21 décembre 2015

Histoires enfantines

Les hommes qui se trouvent au centre des histoires de Peter Bichsel sont souvent des solitaires qui ont déjà derrière eux un long parcours. Ils ont dû régler bien des problèmes, répondre à de nombreuses questions et désirent désormais s’attaquer à des choses un peu moins matérielles mais, à leurs yeux, tout aussi essentielles. C’est du côté des certitudes établies que se porte leur pensée. L’un d’entre eux, sachant que la terre est ronde, décide ainsi d’aller lui-même vérifier cette affirmation. Cela lui paraît à priori enfantin : s’il part d’un point précis et marche toujours droit devant lui, il doit inévitablement revenir un jour à l’endroit exact d’où il est parti. Le problème, c’est qu’il ne peut pas se lancer dans une telle aventure sans un brin de préparation, d’autant que face à lui se dressent d’abord une maison, puis une forêt, puis les montagnes, les déserts, la jungle... Des obstacles qu’il ne peut contourner s’il veut garder sa ligne droite... Le narrateur qui raconte cela explique que l’explorateur, qui a quitté la contrée alors qu’il était âgé de quatre-vingts ans, est sur la route depuis plus de dix ans.

« Je serais bien content tout de même si un jour je le voyais sortir de la forêt, de son pas lent et fatigué, mais avec le sourire, et s’il venait vers moi et me disait : "Maintenant, j’en suis sûr : la terre est ronde". »

Un autre, qui a appris lui aussi beaucoup de choses, se demande soudain pourquoi une table est une table. Elle pourrait très bien s’appeler « tapis ». Idem pour le lit qui pourrait facilement devenir « portrait »

« Je suis fatigué, je vais aller au portrait, disait-il ».

Il en vint, peu à peu, à changer tous les noms, rendant toute communication avec les autres impossible et finit par ne plus parler qu’avec lui-même, avant de se taire définitivement.

Les histoires de Peter Bichsel (celle de « l’homme qui avait de la mémoire » comme celle de « celui qui ne voulait plus rien savoir ») sont simples et efficaces. L'écrivain est calme et méthodique. Il ne s’embarrasse pas de fioriture. Débute chaque texte en s’appuyant sur une certaine logique avant de déceler dans celle-ci quelques failles qui débouchent sur l’absurde. La réalité se fendille. Ce qui semblait facile devient compliqué. Le penchant des hommes à vouloir tout vérifier en se mettant eux-mêmes en mauvaise posture n’arrange rien. Il s’en amuse et prend plaisir à suivre le parcours de ces solitaires, plus ou moins butés, qui ont décidé de réorienter le monde en s’en prenant aux évidences. Il y a de la fable dans l’air. Une morale toujours laissée à la discrétion du lecteur. Et un conteur hors pair aux manettes. Doté d’une voix posée. Qui sait susciter l’écoute.

« Les choses qui existent déjà sont tout aussi difficiles à inventer que les autres, et il n’y a que les inventeurs qui en soient capables. »

Peter Bichsel : Histoires enfantines, traduit de l’allemand par Claude Maillard et Marc Schweyer, illustrations de Ruppert & Mulot, éditions Le Nouvel Attila.

lundi 14 décembre 2015

En-dehors

Cela fait un bon bout de temps que la vie au dehors n’existe plus pour eux. Ils sont détenus à la prison de la santé et c’est dans son enceinte qu’Angela Lugrin les retrouve une fois par semaine. Elle y enseigne la littérature et les prépare à passer le diplôme d’accès à l’université. Ces hommes, jeunes pour la plupart, ont connu jusque là des parcours chaotiques. Chacun a sa personnalité. Ils peuvent être fringants, timides, séducteurs, arrogants, rieurs, effacés. Tous sont momentanément rejetés sur le bord de la route, ne s’y complaisant pas mais s’y adaptant néanmoins à leur manière, avec en eux une flamme qui les portent à étudier.

« Le corps de ces hommes dit l’absence. Leurs mouvements ralentis. Une nonchalance angoissée. Une sorte de mollesse dans les muscles qui saillent. Des pas chaloupés. Des yeux fatigués. Un point aussi dans le ventre autour duquel le corps s’organise. Un centre d’équilibre. Vital. »

Évoquant ses cours, l’étude du Cid ou des Liaisons dangereuses notamment, elle note la façon qu’ont ces détenus d’appréhender les textes, de les commenter, de se moquer aussi de ces personnages littéraires qui leur semblent, de prime abord, très décalés. Elle les aide à entrer dans ce monde secret, à laisser de côté leurs a-priori, à exprimer et à expliquer leurs points de vue. Elle parvient, au fil des séances, presque toujours en douceur, à cerner la sensibilité de chacun, dessinant au final une série de portraits précis et attachants.

Elle sait qu’il lui faut en permanence garder une certaine distance, ne pas céder à l’empathie, et pas plus à la compassion. Être à sa place et s’y tenir. On la sent, au fil des chapitres qui s’assemblent en suivant la chronologie de l’année, totalement investie dans sa mission, au point d’en rêver parfois la nuit.

« Ce n’est pas un monde idéal, évidemment. Juste un monde à l’abri du dehors. Une sorte de forêt obscure et envoûtante de contes de fées. Pour moi, qui en sort toujours. Pour eux, c’est un enfer où les heures ont cessé de couler. »

C’est un récit posé et captivant que propose Angela Lugrin. Elle accompagne ses étudiants jusqu’à l’examen (plusieurs vont le réussir), rappelle l’âpreté de la vie en détention (vétusté des cellules, fouilles, brutalités, suicides, nuits sans sommeil) et ne se réfère jamais aux faits qui les ont amenés là. Son propos et son travail se situent ailleurs. En prison certes, mais légèrement "en-dehors", dans une salle de cours qui s’ouvre pour donner une autre respiration (et un peu d’air venu de l’extérieur) à ceux qui vont s'y retrouver durant l'année.

« Jean me dit que les personnages des Liaisons dangereuses sont des "vicelards". Je lui dis qu’on s’en fout, qu’on n’est pas là pour porter un jugement moral sur eux, mais juste pour observer les recoins de la langue, soulever quelques pierres et regarder si la terre est humide, brûlée, fertile. »


 Angela Lugrin : En-dehors, éditions Isabelle Sauvage.

dimanche 6 décembre 2015

Louis-François Delisse

L’œuvre de Louis-François Delisse –  né en 1931 au hameau de Gibraltar, près de Roubaix – a beau être imposante, elle reste pourtant, aujourd’hui encore, trop peu connue. Ses publications discontinues, marquées par de longs silences (rien par exemple entre Le Vœu de la rose, G.L.M., 1961 et Hymne d’I, Ecbolade, 1979) y sont sans doute pour quelque chose. 

Delisse, célébré dès les années 50 par René Char, Michaux, Queneau (qui ne réussira pas à faire éditer Les Lépreux souriants chez Gallimard), a quitté la France à la veille de la guerre d’Algérie pour s’établir au Niger où il vécut jusqu’en 1975. L’arrêt de toute publication correspond à cette période. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’écrivait pas. Bien au contraire, et c'est ce que démontre Laurent Albarracin qui retrace le parcours du poète en saisissant parfaitement la longue période africaine, la plus féconde, celle qui permet à l’ensemble de l’œuvre de trouver son assise, son centre, sa clarté, ses ciels voilés, ses puits d’eau ou de lumière. C'est également là-bas que son écriture s'affine et se pose, se dotant d'un lexique adapté, d'un "lyrisme sec"  et d'un surprenant sens de l’ellipse et de l’image qui jaillit toujours à l’improviste, avec une belle régularité.

L’amour, le corps, le désir (« du désir d’entrer en désir ») et la sensualité sont des constantes chez lui. C’est ce qu’explique, exemples à l’appui, Albarracin en s’arrêtant longuement sur Les Lépreux souriants (récits publiés 50 ans après avoir été écrits) et en faisant de fréquents détours vers les poèmes dans lesquels l’auteur n’a pas besoin d’user de longues phrases pour aller là où il aime se perdre ou se retrouver  : « je me suis retourné / dans ta bouche / avec tes cuisses ».

En cinquante pages, Laurent Albarracin éclaire le trajet de L.F. Delisse en y dégageant les thèmes forts (l’érotisme, la présence constante des fleurs, l’idée de l’oiseau, le soleil, l’attrait pour la maigreur, les voyages, la mort, la noirceur sans cesse éloignée). Suit un choix de textes qui court sur  les différentes décennies traversées par un poète essentiel, hors circuit et évidemment actuel.

" triste panier d’amour
est au marché

il passe sur toutes les têtes
il a des pagnes sur tous les ventres
mangez l’amour

l’amour a les piments de sa bouche
et l’amour est un concombre dans ses
hanches

mangez l’amour "
(Soleil total, G.L.M. 1960)

Louis-François Delisse par Laurent Albarracin, éditions des Vanneaux, 2009, collection « Présence de la poésie ».

Tous les jours, du 16 au 20 novembre dernier, Jacques Bonnaffé a lu la poésie de Louis-François Delisse sur France Culture. Ci-dessous les liens pour réécouter ces lectures :

16/11/2015
17/11/2015
18/11/2015
19/11/2015
20/11/2015

Louis-François a publié Le Logis des Gémeaux aux éditions du Corridor Bleu en 2011. On peut également le retrouver aux éditions Apogée, Atelier de l'agneau, Les Vanneaux,
De fleur et de corde, éditions Wigwam 2006, est toujours disponible.




dimanche 29 novembre 2015

Victoria n'existe pas

Il monologue à tout va. Parle de son quartier (Victoria) à Athènes. Dit que s’il ne le reconnaît plus, c’est parce que trop d’étrangers s’y côtoient et y vivent, passant l’essentiel de leur temps dehors. Ceux-là, il les déteste. Il leur attribue tous les maux. C’est à cause d’eux que les pauvres comme lui galèrent et ne trouvent plus de travail.

Celui à qui il s’adresse est assis en face de lui dans un train qui file vers Athènes. Il n’a pas besoin de l’écouter longuement pour savoir de quel côté penche cet individu dont la parole chargée de haine ne mollit jamais. Il la reçoit tout en pianotant sur son ordinateur. Ose à peine en placer une. À chaque fois qu’il essaie, l’autre reprend la balle en assénant toujours   un peu plus ses propos xénophobes, égrenant les solutions radicales (et finales) qu’il préconise. Pour lui, la méthode appliquée par le Japon pendant la guerre qui l’opposait à la Chine mérite d’être étudiée de près.

« Qu’est-ce qu’ils mangent les Chinois ? Ils mangent du riz. Quand ils leur faisaient la guerre, les Japonais leur balançaient des jarres de riz par les avions. Des milliers. Sauf que le riz avait des puces, et les puces avaient la peste. T’as compris maintenant ? »

L’arme qui lui semble la mieux appropriée serait du pain empoisonné déposé dans un sac plastique à proximité des poubelles.

« On l’attache au bac à ordures comme des honnêtes gens, le petit Paki le prend, raide mort le petit Paki, cette fois t’as compris ? »

Il énonce cela sans sourciller et sans que les autres passagers du train bondé ne trouvent à y redire. Il poursuit. Fait partie de ceux qui pensent qu'un territoire n’appartient qu’à ceux qui y ont tissé des liens depuis de nombreuses générations. Les autres, y compris ceux qui arrivent d’un quartier situé à trois ou quatre rues de là, doivent déguerpir.

« Moi j’habite à deux pas d’Aghios, et à un feu de la place, donc j’appartiens à la place. »

Yannis Tsirbas, dont c’est ici le premier livre, entrecoupe le discours brutal de l’inconnu du train par quelques séquences où des anonymes  évoquent des épisodes de leur vie passée au cœur du quartier. Son texte est dense, âpre, sans concession, prompt à susciter le malaise tout en nommant clairement les choses. Le lecteur se retrouve au centre d’un ring improvisé qui est, hélas,  loin de lui être inconnu. Il y a d’un côté celui qui cogne à coups d’arguments usés mais difficiles à contrer et de l’autre celui qui sent qu’il n’a pas la force (ni l’envie) de répliquer. S’il intervient, l’autre le rabroue aussitôt, ajoutant invective et prestance physique à ce racisme ordinaire qu’il sait très en vogue et sur lequel il surfe avec aisance. Le face à face n’a pas lieu. Le causeur garde la parole puisque personne ne la lui conteste. Constat sans appel. Placé au cœur d’un livre nerveux, solide, implacable. Qui vise et tape là où ça fait mal.

 Yannis Tsirbas : Victoria n’existe pas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Quidam éditeur