Cela fait un bon bout de temps que la vie au dehors n’existe plus pour
eux. Ils sont détenus à la prison de la santé et c’est dans son enceinte
qu’Angela Lugrin les retrouve une fois par semaine. Elle y enseigne la
littérature et les prépare à passer le diplôme d’accès à l’université.
Ces hommes, jeunes pour la plupart, ont connu jusque là des parcours
chaotiques. Chacun a sa personnalité. Ils peuvent être fringants,
timides, séducteurs, arrogants, rieurs, effacés. Tous sont momentanément
rejetés sur le bord de la route, ne s’y complaisant pas mais s’y
adaptant néanmoins à leur manière, avec en eux une flamme qui les
portent à étudier.
« Le corps de ces hommes dit l’absence. Leurs mouvements ralentis.
Une nonchalance angoissée. Une sorte de mollesse dans les muscles qui
saillent. Des pas chaloupés. Des yeux fatigués. Un point aussi dans le
ventre autour duquel le corps s’organise. Un centre d’équilibre.
Vital. »
Évoquant ses cours, l’étude du Cid ou des Liaisons dangereuses
notamment, elle note la façon qu’ont ces détenus d’appréhender les
textes, de les commenter, de se moquer aussi de ces
personnages littéraires qui leur semblent, de prime abord, très
décalés. Elle les aide à entrer dans ce monde secret, à laisser de côté
leurs a-priori, à exprimer et à expliquer leurs points de vue. Elle
parvient, au fil des séances, presque toujours en douceur, à cerner la
sensibilité de chacun, dessinant au final une série de portraits précis
et attachants.
Elle sait qu’il lui faut en permanence garder une certaine distance,
ne pas céder à l’empathie, et pas plus à la compassion. Être à sa place
et s’y tenir. On la sent, au fil des chapitres qui s’assemblent en
suivant la chronologie de l’année, totalement investie dans sa mission,
au point d’en rêver parfois la nuit.
« Ce n’est pas un monde idéal, évidemment. Juste un monde à l’abri du
dehors. Une sorte de forêt obscure et envoûtante de contes de fées.
Pour moi, qui en sort toujours. Pour eux, c’est un enfer où les heures
ont cessé de couler. »
C’est un récit posé et captivant que propose Angela Lugrin.
Elle accompagne ses étudiants jusqu’à l’examen (plusieurs vont le
réussir), rappelle l’âpreté de la vie en détention (vétusté des
cellules, fouilles, brutalités, suicides, nuits sans sommeil) et ne se
réfère jamais aux faits qui les ont amenés là. Son propos et son travail
se situent ailleurs. En prison certes, mais légèrement "en-dehors",
dans une salle de cours qui s’ouvre pour donner une autre respiration
(et un peu d’air venu de l’extérieur) à ceux qui vont s'y retrouver durant l'année.
« Jean me dit que les personnages des Liaisons dangereuses
sont des "vicelards". Je lui dis qu’on s’en fout, qu’on n’est pas là
pour porter un jugement moral sur eux, mais juste pour observer les
recoins de la langue, soulever quelques pierres et regarder si la terre
est humide, brûlée, fertile. »
Angela Lugrin : En-dehors, éditions Isabelle Sauvage.
Angela Lugrin : En-dehors, éditions Isabelle Sauvage.
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