vendredi 25 octobre 2024

La divine forêt

Né en 1924 à Mineo, Giuseppe Bonaviri a souvent placé sa ville natale, située dans la province de Catane, en Sicile, au centre de ses romans. On la retrouve également dans La divine forêt, livre publié une première fois en Italie en 1969. La cité perchée apparaît dans un vaste territoire aux abords montagneux et vallonnés.

Le roman débute en un passé lointain, sans doute peu après le big-bang. La terre sort à peine de son brouillard cosmique. Elle bouge, se déploie, a déjà façonné crevasses et collines, ravins et pentes abruptes, mers, torrents et rivières. Vallons et coteaux se couvrent de végétation. Les herbes chuchotent et se parlent. Les arbres en font de même. Tous ont un peu peur du vent et du soleil, ces dieux étranges qui commencent à montrer leur force et leur pouvoir. Le narrateur vient lui aussi de naître. Il a subi plusieurs métamorphoses et, après avoir été plante de bourrache, le voici devenu vautour.

« Ce n’est pas tous les jours que l’on devient vautour, là-haut dans les terres de Camuti »

Il s’appelle Apomeo, déplie ses ailes, aime l’apesanteur, vole très haut, aperçoit des êtres minuscules au ras du sol. Ainsi, ce lapin qui entre dans son champ de vision sans se douter qu’il signe là son arrêt de mort.

« Je fondis sur le lapin qui s’aplatit sans rien dire, et je lui plantai mes serres dans le cou, en éprouvant un plaisir qui dépassait tous les autres.
"Qu’il est mou", pensais-je.
L’animal s’était renversé sur la roche qui était blanche, calcaire ; j’enfonçais davantage mes serres et je vous jure que je ne me sentais nullement méchant, mais initié à une nouvelle forme de vie »

Apomeo apprend vite. Il mène une vie de rapace épanoui, multiplie les escapades, survole roches, bosquets, amandiers et oliviers, s’offre quelques battues quotidiennes et apprécie tout particulièrement le goût des lapins, des lézards et des renards. Bientôt, il rencontre sa compagne, Toina, et ne tarde pas à emménager avec elle, dans un « beau trou vers le sommet des rochers, à Fiumecaldo ».

« Soyez heureux, soyez heureux, nous disait parfois un vieux hibou qui se tenait tout seul dans son nid, sur un piton rocheux, non loin de nous. »

Le jour où Toina, qui rêve d’un amour très intense, s’en va, c’est Michele, le hibou presque centenaire, qui prend les commandes et décide de guider Apomeo, pris de mélancolie puis de rage, pour essayer de la retrouver. D’autres se joignent à eux. Il y a là Cratete, le merle, Apollodoro, le rouge-gorge, Panezio, le pivert ou encore Antistène, le grand duc, toute une communauté d’oiseaux solidaires qui appartiennent à "l’école du caroubier", du nom de l’arbre où ils se rassemblent pour échanger et méditer.

L’histoire, contée par Apomeo en personne, se concentre dès lors sur la recherche de Toina. Le vautour et ses amis survolent Mineo et ses environs et poussent jusqu’à la mer où Michele connaît du monde, notamment Pirone et Fliunte, deux dauphins qui s’amusent à danser sur les flots. Ils se posent sur le dos du premier et remarquent au loin des embarcations chargées d’hommes, « des êtres tourmentés par l’erreur et par les peines » que Pirone leur déconseille d’approcher.

Ces êtres, animaux étranges, inquiètent et font peur. Intuitivement, Apomeo les sent capables du pire. Qui adviendra le jour où ces terribles prédateurs s’empareront du feu pour le propager en brûlant arbres, herbes, grillons, écureuils, oiseaux trop distraits et même quelques enfants, surpris par les flammes alors qu’ils cueillaient des fruits « au plus épais du micocoulier. »

« Il nous arrivait de voir des squelettes noirs d’oliviers – qui abondaient en cette zone – d’où pendaient des oiseaux sans vie. Pour les hommes c’était une véritable manne. »

Pendant ce temps, les recherches d’Apomeo se poursuivent mais restent vaines. À la fin, il ne voit qu’un seul endroit, non encore exploré, où Toina peut s’être rendue, en quête de nouvelles aventures : la lune.

« La lune se levait, énormément grossie dans son diamètre, les bords tout luisants. On avait l’impression qu’il suffisait de tendre une aile pour pouvoir la toucher. »

Giuseppe Bonaviri, qui exerçait par ailleurs la profession de médecin, est décédé en 2009. Il laisse une œuvre diverse et envoûtante, celle d’un fabuleux conteur. Le suivre dans La divine forêt, récit rare et réconfortant où prose et poésie s’assemblent naturellement, est un vrai bonheur de lecture. Fasciné par la biologie et persuadé que les hommes, les animaux, les plantes et les éléments sont égaux et interdépendants, Bonaviri donne libre cours à un imaginaire qui vibre entre ciel et terre et qui se nourrit de contes, de fables, de légendes, de mystères et d’histoires ancrés dans les mémoires ancestrales de son île natale.

Giuseppe Bonaviri : La divine forêt, traduit par Uccio Esposito Torrigiani, postface de Giorgio Manganelli, traduit par Philippe Di Meo, éditions La Barque.

lundi 14 octobre 2024

Sutra de l'Ours Smokey

Belle initiative des éditions Le Réalgar qui donnent à lire, deux ans à peine après l’édition américaine, ce nouveau livre de Gary Snyder, traduit par Brice Mattieussent et composé de poèmes qui ne furent publiés auparavant que dans des revues et des magazines.

Snyder est l’une des grandes voix de la "Beat Generation". Jack Kerouac, qui l’a longuement côtoyé, en a fait le personnage central de The Darms Bums (Les Clochards célestes) en 1963, sous le nom de Japhy Ryder.

« Japhy Ryder était un garçon de l’Oregon oriental, élevé dans une cabane perdue au fond des bois, avec son père, sa mère et sa sœur ; il avait toujours vécu en forestier, la hache sur l’épaule, en terrien profondément intéressé par les animaux et les traditions indiennes »

Soixante ans plus tard, ce portrait est toujours d’actualité. Il s’est bien sûr affermi et consolidé. Snyder (né en 1930) a très vite choisi sa voie et s’y est tenu. Il fut tour à tour garde-forestier, bûcheron, guetteur d’incendies, marin, moine zen... Il a séjourné au Japon, en Chine, en Inde, au Ladakh, au Népal, y a étudié, médité, rencontré des poètes, des maîtres zen, longé des rivières, gravi des montagnes. Il a essentiellement vécu dehors et a mis en pratique ses conceptions en menant une vie militante, celle d’un anarchiste non violent, partisan d’une écologie profonde, œuvrant à la réhabitation régionale de territoires que chaque être humain (en son passage éphémère) doit partager et préserver. Cet engagement se retrouve évidemment dans son œuvre poétique où se répercute, en notations brèves et en un flux saccadé, ce qu’il voit, vit, sent et laisse entrer en lui.

« sauterelles sous des bouses
de vache séchées un faisan doré s’envole

grande fleur blanche de cornouiller
nous avons tenté de fumer de l’écorce de cèdre râpée

bulles de sève dans l’écorce
arracher des fougères pour en faire des lances »

Le Sutra de l’Ours Smokey « un bel ours brun couleur fumée, dressé sur ses pattes arrière, montrant son excitation et son éveil », fut distribué lors d’une rencontre qui eut lieu en 1969 à La sierra club de San Francisco (organisation écologiste fondée par l’écrivain John Muir en 1892). L’Ours Smokey, personnage légendaire, est la mascotte des forestiers américains. Représenté avec son chapeau de ranger, son blue-jean et sa pelle, il symbolise la lutte contre les incendies et est attendu là où ceux-ci menacent.

« Il protégera ceux qui aiment les bois et les rivières,
les Dieux et les animaux, les vagabonds et les fous, les prisonniers
et les malades, les musiciens, les femmes joueuses
et les enfants plein d’espoir »

Partout où il ira, portant dans sa patte droite « la Pelle qui creuse jusqu’à la vérité derrière les apparences » et dans sa patte gauche « le Mudra de la Camaraderie », partout, « piétinant les autoroutes superflues et les banlieues inutiles ; détruisant les vers du capitalisme et du totalitarisme, L’OURS SMOKEY apparaîtra sans faute pour mettre l’ennemi en déroute / avec sa pelle-vajra ».

Il ne vient pas seul. Bien d’autres présences attachantes et pépites, fragments instantanés, traductions de poèmes T’ang, évocation de Robert Duncan, notes prises lors d’un séjour au Botswana ou d’une virée au bord du fleuve Zambèze et divers poèmes écrits çà et là, entre 1950 et 2020, sont à découvrir dans cet ensemble qui emprunte de revivifiants chemins de traverse et où l’engagement total de Gary Snyder s’exprime avec énergie, force et spontanéité.

« au service
de la nature sauvage
de la vie
de la mort
des seins de la Mère ! »

Gary Snyder : Sutra de l’Ours Smokey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Le Réalgar, collection Amériques.
Précédemment paru, du même auteur, dans la même collection (et même traducteur) : L’arrière-Pays (Le Réalgar, 2022)

vendredi 4 octobre 2024

Esquisses pour une île

Ses poèmes savent saisir et dépasser l’instant présent. Qu’il soit à Alep (où il est né), à Beyrouth (où il a longtemps vécu) ou à Paris (où il vit depuis plus de vingt ans), à chaque fois, quelque chose (un élément du paysage, une absence impossible à combler, une sensation de solitude, un souvenir prégnant) bouge en lui, s’anime, s’intègre au décor et l’incite à écrire.

« le ciel coule sur la cime des arbres
entre les doigts la douleur glisse
sans s’accrocher aux mûriers

voilà le jour en panne
pas un coq ne pourra le réparer »

Ce qu’il voit – et qui se trouve souvent à proximité de la mer – l’amène à créer des images finement tressées, parfois liées à un imaginaire traversé par certains contes immémoriaux.

« je t’envoie mon souffle
dans une barque
ou je sacrifie un bélier
à ta sueur »

ou :

« ainsi un cheval
brûle
le long de son hennissement »

ou encore :

« autour de la table les pêcheurs échangent
les filets déchirés contre des souvenirs
et la brise ne souffle
que pour allumer leur perte »

La poésie de Saleh Diab frappe par sa concision, sa profondeur et son insatiable quête de lumière. Celle-ci n’est pas une fin en soi mais un lent cheminement vers une possible plénitude. Il sait que rien n’est acquis mais il éprouve le besoin de détourner les vents mauvais pour les rendre plus légers, plus porteurs, en espérant atteindre cette « touche de bleu » qui l’attire.

« sa voix
est trempée de paroles
une touche de bleu
sèche
sur sa vie »

Esquisses pour une île est un ensemble composé de séquences de poèmes écrites en divers lieux, entre 1993 et 2004. On y découvre la voix claire et sensible de Saleh Diab, à qui l’on doit également une anthologie de la Poésie syrienne contemporaine (Le Castor Astral, 2018).

Saleh Diab : Esquisses pour une île, traduction Annie Salager et l'auteur, Tarabuste.

mercredi 25 septembre 2024

Le Roman de Mara

À la fin de son livre, composé de trois parties comprenant trente-trois poèmes chacune, auxquelles s’ajoutent quatre poèmes intitulés Le carnet, Gérard Cartier évoque l’origine de son projet, datant du début des années 1990, abandonné puis repris au fil des décennies, et conçu au départ pour coïncider avec les vingt ans de sa fille, à qui cet ensemble est dédié. Elle y apparaît dès ses premiers mois, passés dans des circonstances particulières et dans un lieu géographique bien repérable.

« Mara dans les neiges exposées au Vercors
frissonnant en langes dans sa tour d’abandon

chauve laiteuse la voix accordée aux viscères
Mara en cornette enfantée d’une morte »

Mara, fille d’une absente (dont elle ira, plus tard, avec l’aide du narrateur, honorer la mémoire), Mara court avec "dans ses bras / un être de chiffon aux membres défaits" tandis que son père l’espionne, "copiant dans le carnet humide / les formes modelées par la lumière d’avril".

La présence de Mara s’affirme et s’affine de page en page. D’abord dans son enfance, vécue dehors, au gré des saisons, dans des décors ciselés ou paisibles, au jardin, dans la forêt ou dans « le brouillard de Chartreuse » et ensuite à l’intérieur de la maison familiale, "encoignée dans sa chambre forteresse intérieure" quand son corps se transforme, quand elle entre dans l’adolescence avant de devenir une jeune femme.

« Mara-la-fantasque la visionnaire
voix de tête habits flottants séductions
usurpées c’est moi... s’inventant à rebours
un destin fulminal Prince c’est moi...
fille des dynasties sauvages un feu
de soufre dans le cœur défiant le destin »

Mara en âge de partir sur les traces de l’absente, en Italie, en compagnie de celui qui sait qu’il devra un jour la regarder s’éloigner.

« Grand huit à travers l’Europe voyage d’éducation

non père mais guide et tuteur Minerve sous la figure de Mentor...

jetés à l’aventure sur les chemins du siècle

mieux la vie bariolée qu’un cabinet gravé au feu de sentences latines »

Ils vont à Venise, à Ferrare, à Ravenne, ils vont saluer les catacombes de Palerme, les ruines de Rome, le musée égyptien de Turin, ils vont à Florence, à Orvieto, à Pompéi, autant d’escales où Mara peut se mouvoir et exister dans des lieux qu’elle découvre et qui ne sont indiqués qu’en fin d’ouvrage.

Chaque lieu est saisi avec précision par Gérard Cartier. Toute description, forcément fragmentée, dépend de son angle de vue et de bien d’autres choses encore. Ce promeneur, à qui rien n’échappe, interroge sa mémoire, revient sur l’histoire de l’endroit visité, fait parfois appel à des poètes qui l’ont précédé, procure à chaque poème une forme différente afin que celui-ci, dessinant une sorte de tableau, s’anime en prenant place dans le décor qui l’a vu naître. C’est la succession de ces tableaux, leur vie séquencée sur la page, la géographie dans laquelle ils s’inscrivent, leur timbre clair, posé et soutenu, leur fil discrètement narratif et leur façon de s’assembler pour former bloc qui fascinent et donnent une belle impulsion à ce livre étonnant, ample et dense.

Gérard Cartier : Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur.

samedi 14 septembre 2024

Pêche à pied

Pas besoin de s’encombrer de l’habituel matériel du parfait pêcheur à pied pour accompagner Dominique Meens en bordure de mer, là où il vit, lit et écrit, sur l’île d’Oléron. Ce qu’il faut, pour profiter pleinement d’une sortie à ses côtés, c’est une extrême attention à tout ce qui bouge et s’agite sur terre, sur mer, dans les airs ou dans les herbes. Bref, être aux aguets, avoir les yeux bien ouverts et l’ouïe fine, savoir lire le paysage, les dunes griffées par le vent, les frises dessinées sur l’eau, ce que disent les reflets, les ombres, les scintillements. Dès lors, la pêche ne peut qu’être bonne. Et la lecture également.

« Aujourd’hui premier novembre à sept heures, soit à six heures solaires, sous le dernier croissant d’une lune à venir nouvelle, je sursigné, auteur, certifie avoir entendu puis écouté sifflé un merle. L’île était à cette heure particulièrement silencieuse. »

Précis, l’auteur, tout en tâtonnant, l’est souvent. Surtout quand il parle des oiseaux, sédentaires ou migrateurs. Il lui faut les nommer, suivre leurs vols, capter leurs chants, décrire leurs prises de bec, s’enquérir de leurs déplacements et de leur façon de pêcher ou de chasser.

« A trois heures et demi, heure solaire, la nuit est profonde, mais dès quatre heures le merle du rempart voisin est audible. À cinq heures et demie, toujours solaires, les martinets descendent de leurs hauteurs, de dessous les cirro-cumulus en écailles de tortue. Un coucou passe ma part de ciel avec sa gueule d’épervier, venu du sud et filant vers les marais. Il chante deux fois, soit quatre "coucou". »

Si les oiseaux occupent une place importante au quotidien pour celui qui a écrit (entre autres) Ornithologie du promeneur (3 tomes aux éditions Allia) et Mes langues ocelles (P.O.L.), ils ne sont pas seuls, loin s’en faut. Pêche à pied est un livre aux multiples entrées. Y cohabitent, en un savant désordre, dans un parti-pris assumé du discontinu, des notes de lectures, des observations du paysage, des réponses à des entretiens littéraires, des carnets de séjour en Hongrie, un compte-rendu de « tourisme fumiste » au Maghreb, des références à divers philosophes, poètes et psychanalystes, des citations, une évocation de l’écrivain, cinéaste, poète et plasticien Gil J Volman (1929-1995), l’un des quatre fondateurs de
l’Internationale Lettriste ("Volman m’a indiqué un style de vie possible"), des remarques pertinentes sur La descente de l’Escaut de Franck Venaille, des souvenirs de discussions avec Claude Ollier, des réflexions sur la langue, la poésie, l’écriture.

« Quand j’écris, je suis un autre, ou je suis autre que celui qui verrait venir à lui l’angoisse. Je me déguise. D’où l’importance des idéaux qui soutiennent l’entreprise, ceux choisis dans la bibliothèque, qui participent à la construction d’un Moi-idéal chargé de se retrouver parmi eux, dans cette même bibliothèque. »

Bibliothèque pleine de pépites anciennes ou contemporaines où il ne manque jamais de détecter, en tel ou tel ouvrage, un début de réponse aux interrogations qui tournent dans sa tête et qui s’éclaircissent lors de ses marches sur l’île.

Dominique Meens choisit des compagnons de route (hommes, femmes, oiseaux) capables de l’aider, par leur présence et leurs réflexions, à nourrir ses blocs de prose et ses poèmes. Il lui arrive d’en traduire quelques-uns. C’est ce qu’il fait ici en s’emparant du Zoo du poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922).

Dominique Meens : Pêche à pied, augmenté de Zoo de Velimir Khlebnikov, graphies orales de Jim Skull, éditions Pontcerq.

Le numéro 254 (juin 2024) du Matricule des anges consacre un copieux dossier à Dominique Meens.

vendredi 6 septembre 2024

Le Testament de Barcelone

Roman adossé au réel et à l’Histoire, Le Testament de Barcelone est d’abord un bel hommage à une femme ici nommée Dora Mugró.
Le narrateur (qui va, tout au long du livre, lui donner la parole) nous invite à la suivre, de l’enfance (orpheline élevée par une tante libertaire) sous le joug du franquisme jusqu’à l’âge adulte (et bien après) dans une Catalogne meurtrie, en pleine effervescence artistique et en quête d’autonomie. Il retrace son parcours en traduisant les quatre cahiers du journal intime qu’il a récupéré après la mort de Dora, en 1975, l’année même où survint celle du dictateur Franco. « Seul maître à bord de son esquif », il lui faut réinventer un langage, déchiffrer le texte original, rendre compte des hésitations, des mots barrés et remplacés, garder certaines expressions catalanes très expressives.

« Je m’appelle Dora et j’ai cinquante ans. Tout rond. Toute ronde. N’est-il pas temps de me poser les questions nécessaires ? Ce nom, je l’habite et le nourrit de ma sève. »

Elle noircit ses cahiers en attendant la venue de son amant, Josemar Josemar, un industriel fou de vitesse et d’automobile avec qui elle entretient des relations clandestines depuis vingt-six ans. Il est en route, plein gaz comme il en a l’habitude, mais n’arrivera jamais à destination.

Au fil des heures et des pages, Dora, seule avec son chat, raconte sa vie, ses premières années, son éducation particulière, la présence chaleureuse de sa tante Rosa, la guerre civile, son initiation à l’art des modernistes, son expérience de modèle posant nue pour un peintre, sa soif de culture, sa découverte de l’érotisme puis de l’amour, son besoin de peindre, de s’adonner à l’aquarelle, son penchant pour le vin doux. Elle écrit (et boit) en guettant le vrombissement du nouveau bolide que Josemar Josemar vient d’acquérir.

« Je me raccroche à ma table comme à une planche de salut. Peut-être un peu d’hypoglycémie. Un verre de Malvasia de Sitges et voilà l’affaire. Encore une coupe, et plein de tours dans ma tête. »

Par son écriture ample, joueuse, généreuse, Albert Bensoussan nous amène à serpenter dans l’itinéraire sinueux de cette femme en quête de calme et de plénitude. Son roman est un hymne à la vie et à la création (beaucoup d’artistes y circulent), un hommage appuyé à Dora (qui a bel et bien existé, sous un autre nom) et à toutes les femmes Catalanes qui l’ont accueilli quand il a épousé, il y a plusieurs décennies déjà, l’une d’entre elles. Il sait – et le dit avec ce ton enjoué qui le caractérise – ce qu’il leur doit, lui l’inlassable traducteur de l’œuvre de Vargas Llosa mais aussi de certains romans de Juan José Saer, Cabrera Infante, Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti et de bien d’autres encore, dont le théâtre de Lorca à qui il a, par ailleurs, consacré une biographie (éditions Folio Gallimard).

Albert Bensoussan : Le Testament de Barcelone, La Part commune.

vendredi 30 août 2024

Jean-Jacques Cellier / La Digitale

"J'ai commencé au plomb, j'ai 62 ans, je ne vais pas changer maintenant..."

Ainsi parlait Jean-Jacques Cellier en 2008 en évoquant la fabrication des livres qu'il publiait aux éditions La Digitale, maison qu'il avait créé en 1980. Il fut mon éditeur et l'imprimeur de nombreuses plaquettes de la collection Wigwam. Je l'ai connu grâce à Alain Jégou dont il a publié plusieurs livres. Il avait arrêté d'imprimer il y a quelques années, lâchant l'atelier qu'il louait à Baye, près de Quimperlé, pour ne plus quitter Moëlan-sur-Mer, où il continuait néanmoins à faire vivre le fonds La Digitale (diffusion Pollen) tout en rééditant quelques ouvrages épuisés.

Jean-Jacques est décédé tôt ce matin. Avec lui, c'est un ami de plus qui s'en va, discrètement, à son image. Il ne se mettait jamais en avant. Il préférait que l'on parle de son  cheminement éditorial, de ses livres, de son travail d'imprimeur-typographe, de ses choix littéraires et politiques, de son envie de donner à lire les textes de ceux et celles dont il se sentait proche et qu'il convenait de ne surtout pas oublier, en ces temps de capitalisme et de libéralisme pur et dur (ainsi Barcelone 36 d'Abel Paz, Souvenirs d'anarchie de Rirette Maîtrejean, Solutions sociales de J.-B.-A.Godin, La rébellion de Kronstadt d’Alexander Berkman et Emma Goldman.) Des dizaines d'ouvrages (de Jorge Valero à Claire Auzias ou de Yves Le Manach à René Lochu) jalonnent son parcours. La littérature des îles (à commencer par Ouessant) y occupe également une belle  place, grâce aux livres de Jean Epstein, de Bernhard Kellerman et d'Anatole Le Braz.


On peut retrouver l'ensemble des publications des éditions La Digitale en allant sur ce lien

Lire une présentation des éditions La Digitale sur le site de la librairie Quilombo.

Et le revoir au travail grâce à cette vidéo réalisée par la Médiathèque de Quimperlé.

Site des éditions La Digitale.


vendredi 16 août 2024

Michel Dugué

 « En contre-bas de la lande, les vagues se fendent. Je pourrais marcher des heures. Suivre la côte sans essoufflement. Je n'aurais croisé – du moins en dehors des mois saisonniers – personne. De ces moments-là, je tire un silence intérieur. Et, imperceptiblement, j'avance dans le silence. Ce n'est pas que la mer se soit tue, que le vent soit tombé, que les oiseaux se soient envolés. Mais la diversité des bruits s'est évanouie. De sorte que chaque son s'est disposé afin de tisser une mélopée, toujours la même, et qui m'accompagne. Ainsi suis-je parvenu au silence, au point de n'entendre que lui. »

Les mots ne me viennent pas pour dire la mort de l'ami. Et l'ami, lui-même, me murmure de rester discret. De respecter ce silence qu'il appréciait tant. Et de laisser la mer – qu'il aimait tout autant et qui l'a vu partir – rouler ses vagues, comme elle le fait depuis la nuit des temps, en modulant sa respiration, forte ou haletante, paisible ou tempétueuse, sur les rochers de cette presqu'île qu'il connaissait bien.

« Je connais chacun des sites de cette bande côtière. Il m'arrive rarement de me tromper sur le nom d'un rocher. J'ai pris le temps de rêver sur la carte marine : de l’Île Grande aux Héauts. J'ai aussi accompagné des pêcheurs derrière la Grande-Pierre en direction de l'archipel des Sept-Îles, ou alors entre la pointe du Château et l’Île d'Her. Parfois nous l'avons dépassée et sommes allés au large, bien au-delà de la chaussée des Renauds. »

On imagine qu'il a été victime d'un malaise alors qu'il se baignait du côté de Pors-Hir, ce mercredi 14 août dans l'après-midi.  Seule la mer pourrait nous en dire plus. Mais elle aime garder ses secrets.

Mais il y a la mer, disait-il, titrant ainsi l'un de ses livres. Aujourd'hui, ce titre résonne tout particulièrement en moi. Et il agit sans doute de même pour tous ceux, toutes celles qui appréciaient l'homme et le poète Michel Dugué. Il nous laisse ses poèmes, ses récits, son roman (Un hiver de Bretagne). À lire et à relire pour poursuivre la route à ses côtés.

Michel Dugué : Mais il y a la mer (extraits ci-dessus), Le Réalgar.



dimanche 4 août 2024

La Houle

Mitsos Avgoustis, soixante-quinze ans, capitaine respecté de l’Athos III, n’a pas mis pied à terre depuis douze ans. Il tient la barre de son cargo d’une main ferme et met tout en œuvre pour ne pas la lâcher de sitôt, ce qui déplaît fortement à l’armateur qui l’emploie. Pour lui, le vieux, devenu ingérable, doit être remplacé. Flora, son épouse et ses enfants l’attendent au Pirée tandis que Litsa, sa maîtresse, la seule femme qu’il aime, patiente à Eleusis en lui écrivant des lettres qui restent sans réponse.

« Mitsos, écoute-moi. Maison vide. Télé fermée. Radio éteinte. Sur la table une assiette. Je mange ton plat favori et je suis heureuse. Il existe des fêtes pour un. Je suis bien obligée de fêter ça toute seule. »

Tous ses proches lui demandent de tirer un trait sur ses escales au bout du monde, à Java, à Bangkok, à Kobe, à Hambourg, à Anvers ou à Rotterdam, de laisser derrière lui la mer de Chine, le Pacifique, l’océan Indien, l’Atlantique, de s’accorder enfin quelques années de repos (ses dernières) loin du tumulte des vagues.

Rien n’y fait. L’océan le porte. Le plancher des vaches n’est pas adapté à son tangage mental. « La houle m’a détraqué le cerveau » déclare-t-il à sa femme qui s’est invitée à bord sans prévenir dans l’espoir de le ramener en Grèce. Elle y restera quelques jours, le temps de comprendre que le capitaine aux longs cheveux blancs et à la barbe argentée (qui partage ses repas avec Maritza, son chat, son confident, son compagnon de cabine) est bel et bien entré dans un autre monde.

« Pourquoi son mari fermait-il les tiroirs à clé dans sa cabine ? Quel sens pouvaient avoir les cinq loupes à manche phosphorescent ? Pourquoi avait-il cousu ses boutons avec un fil couleur café au lieu d’un fil noir ? Pourquoi n’avait-il pas visionné la vidéocassette où sa petite fille dansait et chantait pour lui ? Pourquoi n’avait-il fait aucun commentaire sur ses cheveux teints ? »

Autant d’interrogations – et d’indices – qui confirment ce qu'elle pressentait : le capitaine est devenu aveugle et il continue de diriger l’Athos III, « handy size de 38000 tonnes, quille noire sous la ligne de flottaison, rouge au-dessus, vingt hommes d’équipage », comme si de rien n’était et sans que personne ne s’en doute. En réalité, il a appris à vivre sans voir et à se déplacer aisément sur un bateau qu’il connaît comme sa poche.

« Les yeux soulagent l’esprit parce qu’ils font la moitié du travail. Sans eux, Mitsos Avgoustis était jour et nuit en alerte, il faisait le tri de ce dont il devait se souvenir pour mener à bien sa supercherie, entassait le tout dans sa mémoire, le mettait en ordre, le contrôlait régulièrement, s’imposant une sorte d’épreuve d’examen, si bien qu’en dehors de cette boîte à outils mnémotechnique qui l’aidait à accomplir ses tâches et l’amenait à se déplacer comme un somnambule dans les coursives, il n’y eut plus, la première année, aucune place pour autre chose dans sa tête. »

C’est la fin du marathon maritime de cet homme qui fixe la mer sans la voir, qui a depuis longtemps dit adieu à son coiffeur à Lisbonne et à son médecin à Buenos Aires, qui est ici contée, escale après escale, par Ioànna Karystiàni. Son roman, porté par une écriture vive, ample et suggestive, s’attache à rendre perceptible la vie à bord et à bien saisir la personnalité complexe du capitaine. Elle revient sur son passé, sur son mariage raté, sur son statut de loup de mer accroché à son seul et dernier refuge. Elle l’accompagne jusqu’au bout, jusqu’à ce jour où, contraint de se laisser guider hors du bateau (à Perth, en Australie), il doit prendre place, avec son chat, dans un vol à destination d’Athènes.

« Je vais parler comme la houle. Je ne voulais pas être marin, je suis pourtant resté en mer cinquante-huit ans. À présent, je n’ai aucune envie du continent, mais la terre m’ordonne de comparaître. J’ai fait mon temps ».

 Ioànna Karystiàni : La Houle, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

La Petite Angleterre, roman de Ioànna Karystiàni, traduit du grec par Michel Volkovitch, paraît en poche dans la collection "Nomades", chez le même éditeur.

lundi 22 juillet 2024

Garder la terre en joie

Quand il voyage, faisant halte à tel ou tel endroit, Pascal Commère sait se montrer réceptif à ce qu’il découvre, à ce qui aimante son regard, à ce qui l’amène, presque instinctivement, à sonder la vitalité des lieux qu’il arpente ensuite à son rythme. Au début du livre, il est à Stockholm, y croise des silhouettes, buveurs, promeneurs qui apparaissent fugitivement dans un long poème tissé de nombreux détails, donnant corps à un moment de vie passé dans une ville trempée par la colère du ciel.

« Je me souviens de la flotte, comment dire ça
on patauge, ou s’il faut une fois pour toutes
se résigner à l’écart, au repli, regarder tomber
la pluie, elle tambourine, rebondit, ici comme
partout ailleurs, a-t-on jamais vu ciel déchaîné
de la sorte, est-ce qu’on savait ce pour quoi
on était là au juste, visite à une amie peut-être, »

Un peu plus tard, c’est à Venise qu’il se pose après avoir voyagé en train, c’est là-bas qu’il prend ses marques, annote ses promenades, saisit un rai de lumière, une séquence particulière, une eau gondolée par la brise dans la lagune. Il se remémore un précédent séjour, feuillette sa mémoire et ajuste, fragments après fragments, avec en contrepoint un peu de doute et d’incertitude, sa vision de la ville.

« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut s’approcher
sans y croiser la sienne ? »

Partout où il va, et bientôt ce sera à Berlin, le recours aux poèmes lui est nécessaire. Encore lui faut-il, et il s’y attache, les ciseler au mieux pour rendre palpable et visible des scènes brèves, les éléments d’un décor, des rencontres fortuites ou prévues, pour revenir également, par incises discrètes, sur l’Histoire récente de ces villes et pour dire enfin ce qu’il éprouve, ce qui lui reste parfois mystérieux, ce qui le motive.

« Tout un temps j’ai projeté d’écrire un poème sur Berlin,
tout autrement que ça je présume – mais sur
ne convient pas. Autour peut-être, au cœur. Bref,
qui aurait Berlin en son centre – ou pour but, je ne sais trop.
Le Mur, bien sûr.
Mais pas seulement – Berlin
deux syllabes quelque chose qui tient à une progression,
un aller-retour dirait-on, bruit sourd
dont la rumeur nous parvient encore aujourd’hui. »

L’hésitation est souvent présente dans la poésie de Pascal Commère. Il questionne, revient sur ce qu’il vient de dire, le formule autrement, se demande s’il a parlé juste. Cela est perceptible dans ses poèmes de voyages mais également dans les textes issus de ses promenades en terrain plus familier, dans les champs, les jardins, les chemins buissonniers.

« Se peut-il, après tant d’allers et retours – tel le chien
truffe au sol sur un lacis de pistes, se peut-il
que tu fasses fausse route – et qu’en sais-tu, toi
qui en toute naïveté confonds dans un regard unique
le pan de ciel là-bas et la clairière ? »

Ces poèmes, courant sur une quinzaine d’années (pendant lesquelles "Mère est morte"), conçus lors de séjours dans des villes européennes, ne sont jamais porteurs de mélancolie. Pascal Commère, sans être optimiste, garde l’espoir et fait en sorte de le transmettre à ceux, à celles qui voudront bien le partager avec lui.

Pascal Commère : Garder la terre en joie, éditions Tarabuste.

vendredi 12 juillet 2024

La boucle impossible

Accueillis en résidence par l’association "L’esprit du lieu" qui œuvre à la réalisation de projets artistiques autour du lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique, Anne Savelli et Joachim Séné mettent en scène, dans La Boucle impossible, deux personnages antagonistes et pourtant complémentaires. L’une, Dita Kepler, que l’on a déjà rencontrée grâce à Anne Savelli, souhaite sauvegarder le contenu artistique provenant des précédentes résidences tandis que l’autre, Destroy Keeper, a pour mission de le détruire.

« Nous sommes deux. Nous quittons nos villes, nos villages.
Nous sommes deux mais, très vite, nous sommes davantage. »

La voiture dans laquelle ils ont pris place, celle d’Arnaud de la Cotte (qui organise les résidences à Grand-Lieu depuis plus de vingt ans) est en réalité pleine à craquer de présences invisibles, à savoir celles de tous ceux, toutes celles qui furent invités ici et qui y ont gravé leurs empreintes.

Ce dont il est question dans ce récit à deux voix, constitué de textes courts, tourne autour de l’éphémère ou du durable, des traces de mémoire ou de leur effacement, de l’inévitable précarité de tout passage sur terre.

Pour donner corps à leur projet, Anne Savelli et Joachim Séné s’emparent d’un clip de Mylène Farmer, tourné sur place (pour présenter sa chanson À quoi je sers), où on la voit, une valise posée sur ses genoux, assise dans une barque menée par un rameur impassible, un passeur qui frôle les herbiers flottants.

« C’est un pêcheur du cru avec un chapeau noir, un chapeau de médecin pour peste ou comédie ».

Mais ce pourrait tout aussi bien être Charon, sorti des Enfers, en quête de quelques âmes errantes.

Les deux auteurs s’appuient sur le travail accompli par les artistes qui ont fouillé, questionné, arpenté les alentours de Grand-Lieu. Ils disent comment le lac a su leur transmettre son énergie.

« Le lac, la barque, le pêcheur : tout est là, encore, et respire. »

Les inénarrables inconnus qui peuplent les légendes locales rôdent également à proximité. Ils ouvrent parfois la surface de l’eau pour se rappeler aux bons souvenirs des vivants qui foulent les berges. Ainsi les vieux habitants d’Herbauges, cité « engloutie par les flots, qui reposerait au fond », restent aux aguets, guettant la venue du mythique cheval Mallet, « dont la beauté fascine, pour leur plus grand malheur, les passants qui le croisent ».

Anne Savelli et Joachim Séné intègrent "la boucle du temps". Ils suivent l’énigmatique passeur. Leur imaginaire tourne en spirale autour de la barque. Ils pensent aux autres passagers, et tout particulièrement à ceux qui ne sont plus là physiquement : Jean-Luc Parent, Paul-Armand Gette et Delphine Bretesché.

Anne Savelli et Joachim Séné : La boucle impossible, éditions Joca Seria

mercredi 3 juillet 2024

La Femme minérale

De retour dans sa région natale, après huit ans passés à enseigner le français à Taïwan, la narratrice est un jour attirée par un article publié dans le journal local. L’entrefilet évoque « un drame de la misère » mettant en cause un jeune couple qui, ne pouvant plus subvenir aux besoins de leurs enfants, a été déchu de son autorité parentale. Elle pense, instantanément, à la solitude de ces deux personnes définitivement éloignés de leurs jumeaux – qui ont, depuis, changé de nom et de parents – .

« Pendant des jours, j’ai pensé à ces gens. Je me demandais ce qui s’était vraiment passé. J’ai pensé à eux comme s’ils étaient des proches. Et je les imaginais seuls, sans les petits, sans plus le droit de les approcher ni de les voir. »

Elle éprouve le besoin d’en savoir plus, comprendre ce que cache le laconique entrefilet. Après avoir pris contact et rencontré leur avocat, elle part à leur recherche, de village en village, et finit par les trouver. Ils s’appellent Joël et Constance, vivent de peu, dans une maison à l’écart, et ne parlent qu’à demi-mots, ou pas du tout.

« Elle m’a fait signe d’entrer et m’a désigné une chaise. Une fois assise, il a posé un verre devant moi. Sans rien dire, il ma servi un café et m’a tendu le sucrier. J’ai souri pour remercier. On ne disait rien, on entendait nos respirations et ma cuillère qui touillait le sucre. »

Peu à peu, une relation presque silencieuse s’établit entre eux. Un samedi, ils lui annoncent qu’ils ont décidé de faire appel du jugement et qu’on les a convoqués au tribunal.

« Vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?
C’est par cette question que Constance m’a sortie de mes pensées. Elle a dit ça sur le ton de la question mais je savais que c’était un ordre, une évidence. »

Le jour de l’audience, Joël et Constance, par leur habillement d’abord, un endimanchement qui n’a plus court depuis longtemps, par leur façon d’être également, tous deux perdus dans un monde qui n’est pas le leur, paraissent encore plus décalés que dans l’obscurité de leur cuisine. Ils n’ont pas d’avocat. Préfèrent se défendre seuls. Ce qu’ils reprochent au jugement initial, c’est le mot « maltraitance ». Ils demandent qu’il soit retiré, pour que leurs enfants, dans l’hypothèse où ils voudraient, plus tard, connaître leurs origines, les considèrent comme des parents défaillants, certes, mais pas maltraitants.

« Maltraitance, ça dit pas la vérité ».

Dans la salle, la tension est extrême. L’audience est transcrite à coups de phrases courtes et précises. Les gestes, les mots disent tout de ceux qui les prononcent et cet épisode est l’un des plus intenses du roman.

Nathalie Bénézet (qui dirige pour ATD Quart Monde le Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski) dresse, de manière quasi factuelle, le parcours chaotique de Constance et de Joël. Elle creuse méthodiquement le fait divers pour dévoiler ce qu’il ne précise pas : des vies douloureuses, empêchées, marquées du sceau de la misère (tous deux sont d’anciens enfants placés).

Si cette histoire résonne tant chez la narratrice, c’est parce qu’elle intervient à une période charnière de sa vie. Elle vient de perdre un être cher et a une relation à réparer avec son père, le dernier de ses proches. Ce n’est qu’après avoir accompagné le couple jusqu’au bout, dans sa délicate quête judiciaire, qu’elle parviendra à mieux cerner le sens de sa démarche, à comprendre pourquoi le destin de cet homme et de cette femme, qui lui étaient totalement inconnus, l’a bouleversée.

« Toute la vie tient dans l’inattendu. Même dans ces vies bien ficelées de partout, où rien ne se veut laissé au hasard. »

Nathalie Bénézet : La Femme minérale, éditions Maurice Nadeau.

 

mercredi 26 juin 2024

Malcool / Coeur sucré

Il a vu des hommes, des femmes tituber, chanceler, tomber, n’être plus en capacité de maîtriser leurs gestes, leur corps et encore moins leurs pensées. Il les a vus abuser, être abusés, s’abîmer, partir en vrille et parfois même mourir (maladies, suicides, accidents) après avoir beaucoup bu, parfois pour imiter les autres, pour être des leurs, souvent par habitude, celle-ci pouvant se transformer en addiction. C’est l’alcool et ses effets secondaires dévastateurs que Jean-Claude Leroy placent au cœur de son recueil de poèmes. Il sait que ses mots peuvent en heurter plus d’un et que Dionysos reste un dieu au pied solide.
 

« je plaide coupable à chaque occasion
et elles ne manquent pas
alors je paie ma dette
c’est à dire que je reste à part
je plaide coupable
j’ignore où se tient l’innocence
je réponds oui à toute accusation
mais je ne saurais avouer quoi que ce soit. »

S’il s’attaque à ce sujet qui le pousse à sortir (douloureusement) de ses gonds, c’est parce qu’il ne parvient pas à faire autrement. Sa réaction est épidermique. Ce qu’il a vu et vécu l’a profondément touché et sa mémoire en garde, des décennies plus tard, des traces indélébiles.

« Coupé de moi
tu bois avec les autres
tu fais société
l’amour n’existe pas
isolé je souffre des atteintes
et la caresse du suicide
me prend dans ses bras »

ou encore :

« sans savoir te déprendre d’un nouveau verre
voici qu’il t’a embarquée dans sa voiture
pour te raccompagner, avait-il dit
mais c’est hors de la ville que tu t’es retrouvée
dans la nuit du bois de Lhuisserie
qu’il t’a soumise qu’il t’a forcée
tu as insisté pour qu’il ne t’abandonne pas dans le noir
et te reconduise rue du Mans
où je t’attendais »

Jean-Claude Leroy, avec ses mots efficaces et tranchants, sous tension permanente, exprime son désarroi, ses incompréhensions, ses colères également. L’enfant qui voit « cet homme genoux à terre / devant le mur de la maison » est le même qui observera, plus tard, « cet homme faussement bienveillant qui verse / force goutte dans le verre de mon père ». Ces situations l’ébranlent durablement, le mettent mal à l’aise et nourrissent en lui une réelle aversion.

« La fascination qu’exerce l’alcool défigure
ceux qu’elle atteint
tandis que c’est le visage initial qui m’intéresse
le visage propre à chacun
pas le visage trahi aimanté irrésolu »

Pas question pour autant de prohiber. Libre à chacun de mener sa barque. Et de ramer plus ou moins bien.

« À l’envers ou à l’endroit
toute prohibition est ridicule
censure ou propagande se valent »

Dans ce livre à fleur de peau, Jean-Claude Leroy dit ce qu’il ressent, en des termes parfois durs, cinglants, définitifs, à la mesure du grand malaise qu’il a éprouvé en certaines circonstances.
Les agapes, les libations et assemblées réunies autour de la dive bouteille ne sont pas pour lui. Il préfère prendre la tangente et descendre aux rivières, aux sources et aux fontaines.

Jean-Claude Leroy : Malcool / Cœur sucré, éditions Rougerie.

dimanche 16 juin 2024

Sur les roses

Luc Blanvillain a le regard vif. Il lui suffit d’observer les habitudes de quelques-uns de ses contemporains pour détecter chez eux un léger boitement d’âme, un désir inassouvi, un manque à vivre qui les tétanise et les transforme parfois en êtres transis. Vu ainsi, Simon Crubel est un vrai cas d’école. Ce jeune bibliothécaire est tombé amoureux d’une prof de lettres qu’il n’ose aborder, au grand dam des habitués de la médiathèque (bénévoles ou lecteurs) qui sont dans la confidence et qui le poussent à sauter le pas. Le fait qu’elle élève seul son fils de dix ans après avoir été abandonnée par son compagnon l’autorise à penser que le destin peut lui être favorable.

« À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses », lui murmure un jour Odile.

Peu à peu, cette histoire de roses lui entre dans la tête et ne le quitte plus. Le symbole a beau être suranné et un peu démodé, rien n’y fait. Cela tourne à l’obsession. Offrir une rose, c’est simple, mais trop simple quand on a, comme lui, tendance à vouloir compliquer les choses. Au lieu d’en acheter une chez le fleuriste du coin, il préfère, paire de ciseaux de bureau en poche, aller la cueillir dans le splendide rosier qui fait la fierté de Christian, le mari d’Odile.

« Le bibliothécaire, après s’être assuré que nul n’approchait – la réverbération du soleil l’empêchant apparemment de discerner Christian – saisit précautionneusement, entre le pouce et l’index, la plus belle des roses, et, d’un coup de ciseaux, en sectionna la tige. »

Funeste décision, prise sans compter sur le cœur fragile de Christian. Et acte irréparable qui va déclencher une cascade d’événements imprévus (crise cardiaque, faux cambriolage, débandades en tous genres) que Luc Blanvillain narre avec calme et gourmandise. Il s’amuse tout en gardant une certaine distance et en portant un regard bienveillant sur ces personnages qu’il ne ménage pourtant pas. Il ne se moque pas, ne les juge pas. Ce qui attire son attention, ce sont leurs travers, leurs particularités, leurs indécisions contrebalancées par d’inattendus coups d’éclat et leur grande vulnérabilité.

Si la rose, et sa symbolique qui traverse les siècles et la littérature, est présente au centre de ce roman, elle l’est aussi parce que sous le velours apparent de ses pétales se cachent quelques épines capables de blesser. Simon Crubel, le bibliothécaire amoureux, peu sûr de lui, rêveur au long cours, va l’apprendre à ses dépends. Et, en contrepartie, se doter d’un zeste de force mentale qui l’amènera à remiser ses désillusions au placard.
L’impeccable et haletant roman de Luc Blanvillain ne mollit jamais. Il avance, libre et léger, de page en page, tenant haut son fil narratif, avec à bord une dizaine de personnages attachants qui s’offrent (sortant ainsi de leur morosité quotidienne) des aventures inespérées et de belles montées d’adrénaline.

Luc Blanvillain : Sur les roses, Quidam éditeur.

samedi 8 juin 2024

Qui ne disent mot

Il suffit d’un mot, d’un regard, d’une scène, d’un geste pour que le poème s’enclenche, se déplie et trouve son ton, sa profondeur ou sa légèreté. C’est Laurent Grisel qui a la main, c’est lui (guidé par les sensations qui le traversent) qui juge quand et comment donner corps avec ses mots à ces instants de vie qu’il souhaite mémoriser. Ceux-ci sont liés d’une part à son parcours, à son travail, à ses différents métiers, aux lieux où il les a exercés et de l’autre à ses rencontres amicales et littéraires.

« Au printemps 1977, dans les rues de Dunkerque
je faisais dans les tranchées
à la main, à toute vitesse mais
reins battus quand je me relevais
un lit de sable pour les câbles. »

Le monde du travail (manuel, industriel, hospitalier) est bien présent dans ce recueil qui regroupe des poèmes précédemment publiés en revues ou conçus pour accompagner des expositions photographiques  qui ont pour dénominateur commun d’attirer l’attention sur ceux "qui ne disent mot " (tout au moins jusqu’à un certain point). Ainsi les ouvriers de la Marbrerie du Moulin, officiellement appelée « Marbrerie de Picardie, Usine de Saintines ».

« il y eut un démon de l’abstraction tournant, convertissant
l’énergie horizontale constante et rectiligne
de la rivière canalisée en énergie constante tournante
et fixée sur l’arbre tournant n’importe quel
outil écrasant, broyant et même, par arbre à cames,
révolutions converties en mouvements alternés
sciant, tissant, fil et trame, tissant les ouvriers,
sciant les ouvriers, et par poussières encrassant
les ouvriers, leurs bronches, poumons, pieds à décrasser »

Le rythme des cadences dictées par la machine entre dans le poème. Mécanique implacable que Laurent Grisel rend palpable tout au long de ce texte de grande intensité où surviendra bientôt l’accident, veste prise dans l’outil.

« que se passe-t-il, quand le bruit de scie est changé
en hurlement, quand l’harmonie de l’atelier est tuée »

Des plages plus calmes alternent avec ces moments rudes. Le livre se place alors, tout naturellement, au cœur d’un quotidien qui bouge en permanence. Celui qui y est attentif en capte les variations, où qu’il se trouve, saisit telle ou telle scène et regarde les êtres qui lui sont proches, leur tend la main.

« Il y en a des amis qui comme toi creusent ce qui se creuse
sans se lasser jamais, le cœur plutôt gai. »

Qui ne disent mot, choix de poèmes courant sur quelques dizaines d’années, est construit dans le désordre de l’existence, au gré des affinités, dans la proximité des vivants et des disparus, sans jamais le moindre repli sur soi. C’est un livre qui va vers les autres, qui leur ouvre ses pages et qui vit / se nourrit de leur incomparable présence.

Laurent Grisel : Qui ne disent mot, éditions Lanskine.

vendredi 31 mai 2024

Des solitudes peuplées d'abandon

Le premier livre de Bob Kaufman (1925-1986), publié en 1965 aux États-Unis par New Directions, et dont la première traduction française (celle de Claude Pélieu et de sa compagne Mary Beach), parue chez Christian Bourgois en 1966 (rééditée en 1997) était introuvable depuis des années, est à nouveau disponible, traduit cette fois par Marie Schermesser. C’est grâce à elle – et aux éditions Le Réalgar – que l’on peut à nouveau se laisser guider par l’une des voix fortes de la Beat Generation.

Kaufman a quarante ans quand il publie ces poèmes et il a déjà, derrière lui, une vie intense et mouvementée. Embarqué à bord des navires marchands dès ses 13 ans, coupant ainsi avec une famille nombreuse où il se sentait à l’étroit tout en assouvissant ses envies de voyages, il a également expérimenté alcools, drogues et amphétamines, a séjourné en prison, a été interné et a fait des rencontres essentielles, celles des jazzmen (Charlie Parker, Lester Young, Dizzie Gillepsie, Miles Davis, Charlie Mingus) et des poètes (Ginsberg, Corso, Kerouac, Rexroth, Ferlinghetti), qui le confortent dans ses choix de vie et dans sa volonté d’en découdre avec les valeurs de l’Amérique des années 1940, 50, 60 avec laquelle il est en totale rupture.

« Nous nous souvenons quand les poètes mettaient leurs cerveaux confus de côté
Pour les retrouver quand ils seraient sains d’esprit,
Quand les spécialistes de l’organisation avec leurs cravates roses annonçaient l’amour à la télé,
Marquant le début de l’âge de pierre électrique
Quand tous les bien-pensants criaient : haro sur la pointeuse,
Ou bien sur vos voisins, ou votre plus jeune fils,
Alors qu’une cohorte de jeunes poètes
Périssait dans un marécage de Pusan,
Engloutis dans une marée de pochettes d’allumettes rapportées de la Mère Patrie. »

Percuté par l’histoire tragique du monde, (génocide et massacres nazis, Hiroshima, la guerre du Vietnam, le racisme, la ségrégation (il est né d’un père juif et d’une mère noire), Kaufman crie son désarroi et sa révolte dans des poèmes presque instantanés, écrits sur des bouts de papier, prêts à être lus à haute voix, portés par un tempo soutenu qu’il va puiser dans le be-bop en cherchant à inventer quelques brèches lumineuses pour que s’évapore un peu du brouillard mental qui anesthésie de nombreuses consciences.

« Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.

Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.

Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. »

Ses poèmes s’ouvrent en grand. Ceux dont il se sent proche, et dont les œuvres l’aident à tenir le choc, sont invités à y entrer. À commencer par les poètes (Ginsberg d’abord), et les jazzmen, (Parker en tête) mais aussi Steinbeck, Hart Crane, Albert Camus qu’il lit et relit et pour lesquels il écrit des textes qui confinent parfois à la complainte, se rapprochant du blues.

« Ray Charles est le vent noir du Kilimandjaro,
Braillant du blues en haut, en bas,
Geignant joyeusement dans tous les ascenseurs d’aujourd’hui.

Souriant à la caméra, une symphonie africaine
Coincée dans la gorge, et aussi, des pleurs (I got à Woman). »


Kaufman, de plein pied dans son époque, au courant de tout ce qui se crée dans les marges, errant par les rues en quête de rencontres et de drogues, amoureux de sa femme Eilleen et affectueux envers son fils qui ne se prénomme pas Parker par hasard, est un être à vif. Il peut réagir au quart de tour et prendre des décisions radicales. Ainsi, le jour de l’assassinat de Kennedy, il décide de faire vœu de silence et ce jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam, autrement dit pendant dix ans, sacrifiant son couple (il se remariera plus tard avec Eilleen) et sa vie de famille, devenant pauvre parmi les pauvres, clochard dans les rues de San Francisco, logeant où on voulait bien de lui.

« C’était une époque où nous avions du mal à trouver notre rythme,
Quand John Hoffman * faisait du stop avec des dieux ennemis
Puis quand il mourut en terre mexicaine,
Étouffé dans ses rêves de sang et d’amour,
Laissant ses poèmes quelque part dans un coin sombre du temps,
Avec juste une petite pointe de rythme. »

Bob Kaufman (dont les archives 1958-1980 sont conservées à la bibliothèque de La Sorbonne) occupe une place importante – trop souvent minorée – dans l’histoire littéraire de la Beat Generation. Sa vie et son œuvre sont étroitement liées. La force de sa poésie tient non seulement par ce qu’elle emprunte au jazz, par ses sonorités, son timbre et sa structure, par ce qu’elle doit aux automatismes puisés aux sources du surréalisme, mais aussi par son choix de réserver la meilleure place aux bouillants créateurs, anonymes ou connus, qui jetaient à l’époque les bases d’une contre-culture qui n’allait pas tarder à se propager hors-frontières en libérant de nouvelles énergies. Ce sont ces irréguliers, ces gens de l’ombre, arpenteurs de bitume, guetteurs des nuits urbaines et allumeurs d’étoiles, qui peuplent ses solitudes.

« Pour chaque rêve dont on se souvient
Il y a vingt vies nocturnes. »

 Bob Kaufman : Des solitudes peuplées d’abandon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, collection « Amériques ».

* John Hoffman (1928-1952), poète américain proche de la Beat Generation

mardi 21 mai 2024

Filumena

Filumena a quatre-vingt-cinq ans et ses pieds lui occasionnent les pires souffrances. Elle doit pourtant les mettre à l’épreuve, et en baver, pour aller acheter des cigarettes et des mots croisés au bureau de tabac le plus proche. À peine est-elle dehors que débute son chemin de croix. Elle marche lentement, avance d’un banc à l’autre, s’assoit, se repose, reprend des forces et repart.

« Ma douleur est sans nom et je n’ai pas fait trente mètres. Je n’y arriverai pas. Comme faire ce parcours de malheur. Ce n’est pas un jour pour l’exploit. Le soleil coule comme du plomb en fusion sur mon crâne gris. Je vais fondre sur le trottoir. »

Il lui faut parcourir trois cents mètres. Pour elle, un marathon, une odyssée, un long voyage. Elle sort aux environs de midi afin de ne pas être importunée par les commères et autres familiers des lieux qui la déconcentrent et l’agacent par l’inanité de leurs propos. Ce qu’elle préfère, pour aérer ses pensées pendant sa marche, c’est de remonter le cours du temps en y fixant les étapes de sa propre vie.

« Tout me vient dans le désordre. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. »

Des bribes se réactivent. Qui la mènent de son village à la ville puis de celle-ci en banlieue parisienne où son mari, après avoir travaillé dans l’amiante (qui finira par le tuer) avait trouvé une place au Château de Versailles. Là-bas se trouvaient déjà d’autres membres de la famille ainsi que des voisins corses.

« La première fois que j’ai quitté le village, j’avais quatorze ans. J’ai passé un jour et une nuit loin de Ponte-Scogliu, loin du travail et de la famille. J’ai dormi au cinquième étage d’un immeuble décrépi de la citadelle de Bastia. J’ai eu le vertige d’être aussi haut et de voir la mer pour la première fois. »

La mer, elle la traverse d’abord, passage obligé, pour se rendre à Marseille. Cela est gravé dans sa mémoire, comme le sont un tas de souvenirs désordonnés. Mariage, naissance de son fils, mort de son mari, cour discrète d’un veuf qui aurait bien aimé revenir vivre à Bastia à ses côtés si son cœur ne lui avait fait faux-bond, et nombre de visages, paroles, visites fréquentes et inopinées des morts (père, mère, Andréa surtout, sa meilleure amie, de jeunesse et de toujours, et ceux aux figures grises sorties des mines d’amiante), une flopée de « malemorts » qui circulent dans sa tête et atténuent, par leur soudaine présence, ses douleurs aux pieds.

« Je n’ai besoin de rien (…), ne vous inquiétez pas. Je suis lente, c’est tout. L’escargot à côté de moi est un bolide. J’ai tout mon temps, c’est aux morts que je m’adresse maintenant. »

Joël Bastard dessine un portrait sensible et attachant de cette vieille dame au caractère bien trempé, contrainte de composer avec un corps qui flanche et qui s’avère bien moins alerte que ses pensées.

La plupart du temps, c’est elle, Filumena, qui s’exprime, en de courts monologues, de brèves réflexions, des commentaires instantanés, usant d’une langue orale qui colore discrètement le roman, lui insufflant une belle force de percussion. Cette langue prenante, rapide, poétique et imagée, on la retrouve également chez les autres personnages qui traversent le livre. Ils arrivent avec leurs provisions d’anecdotes ou d’histoires plus âpres, avec leurs travers et leurs mensonges, avec leurs rêves et leur générosité. Ils passent et repartent aussitôt. Ne viennent jamais pour rien. Et seulement si Filumena les convoque dans ses pensées. Tous portent des morts sur leur dos. Et ont des souvenirs à transmettre aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard, ultime leçon de ce roman tonique et réconfortant.

« Le temps, ce n’est rien. Un vieux couteau que l’on oublie dans un mur. Le mur se défait, on retrouve le couteau. On l’ouvre, même difficilement, mais on l’ouvre, avec de la patience et une goutte d’huile. Et le mur nous parle. »

Joël Bastard : Filumena, Belfond.

samedi 11 mai 2024

Pemières à éclairer la nuit

Quinze femmes. Quinze poétesses qui ont dû affronter, de par le monde, celui, “ désespérant", du vingtième siècle, les idéologies totalitaires, les guerres, les dictatures, la Shoah, l’apartheid, le racisme, les interdits, le fondamentalisme religieux, en y laissant beaucoup de force et parfois même leur vie. Toutes furent des battantes, modulant et aiguisant leurs voix, ne s’en laissant jamais compter, allumant, ça et là, dans la noirceur ambiante, des lumières fragiles qui continuent de scintiller et d’éclairer ceux et celles qui les lisent.

« On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes. C’est une solitude peuplée. »

Cécile A. Holdban, s’attachant au destin de ces quinze poétesses qui lui sont chères, et qu’elle relit régulièrement, écrit avec, ancrée en elle, la mémoire de sa grand-mère, née dans l’ancienne Autriche-Hongrie et celle des « populations déplacées qui furent les vrais personnages du vingtième siècle ». C’est à partir de là qu’elle s’exprime. Elle s’en explique dans sa très saisissante préface où elle précise les enjeux du livre et son choix de prêter sa voix à ces femmes en s’appuyant sur leurs œuvres et leurs parcours de vie.

Plutôt que de les présenter l’une après l’autre en suivant leur itinéraire tourmenté, elle choisit de leur donner la parole et imagine, ce faisant, quinze longues lettres, destinées à des proches, sœur, père, amant(e), fils, ami(e), mari ou mère. Ainsi, Ingeborg Bachmann (dont le père était nazi) s’adresse à Paul Celan, par delà la mort :

« J’ai trop bu ce soir. J’ai mal à la tête. Mes angoisses me reprennent. Un début de migraine. J’ai peur de ne pas arriver à dormir. Je suis toute seule. Toute seule. Ai-je bien éteint ma cigarette ? »

Anna Akhmatova, écrivant à son fils Lev (Lyova), remonte le cours de sa vie et revisite sa jeunesse, quand elle fréquentait Mandelstam, Blok, Pasternak, Tsvetaïeva, sa « noire magicienne aux mains blanches », du temps où sa ville ne s’appelait pas encore Leningrad et où un seul recueil de poèmes avait suffit pour faire d’elle le « Reine de la Néva ».

« Combien de temps as-tu passé dans les camps, Lyova ? Par ton père, fusillé, et ta mère, mise au ban, tu étais marqué du double sceau de l’infamie. »

Syvia Plath se confie à son mari Ted Hughes, Antonia Pozzi à son ami alpiniste Tullio Gadenz, Anne Sexton à sa mère Mary Grey Harvey :

« J’ai raté mes études, ma vie de famille, d’épouse et de mère. J’avais renoncé à écrire depuis que je t’avais montré mes poèmes. »

Toutes portent en elles des souffrances intérieures, des deuils, des douleurs physiques, un mal à vivre qu’elles expriment avec leurs mots, leur colère, leur violence parfois, celle-ci se retournant souvent contre elles. Près de la moitié d’entre elles, parvenues à un degré de souffrance insupportable, se sont suicidées.

Le dispositif mis en place par Cécile A. Holdban, à savoir ces lettres sensibles et documentées qui touchent à l’intimité de ces poétesses, permet de les découvrir autrement, dans leur réalité, leur époque, leur pays, leurs déplacements. Sensibles, entières et intuitives, elles évoluent dans un environnement la plupart du temps hostile.

« Chez chacune, j’ai ressenti une attention particulière au monde, dans laquelle je me reconnais, comme si nous avions longtemps marché ensemble, moi les écoutant jusque dans leurs silences. »

Très bien construit et captivant, le livre de Cécile A. Holdban invite à lire, à relire et à découvrir les œuvres de ces poétesses * (issues de différents pays du monde) qui ont su témoigner et ouvrir quelques précieuses fenêtres de liberté dans des périodes où l’Histoire (qu’elles traversaient et qui les traversait) s’approchait plus des ténèbres que de la lumière.

Cécile A. Holdban : Premières à éclairer la nuit, éditions Arléa

 * Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Ingrid Jonker, Marina Tsvetvaïeva, Ingeborg Bachmann, Forough Farrokhzad, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Janet Frame, Karin Boye, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral, Antonia Pozzi, Anne Sexton.

jeudi 2 mai 2024

Derniers oiseaux / Sternes

Les oiseaux occupent une place essentielle dans l’œuvre de Marc Le Gros. Après Méchamment les oiseaux (Est, 2017) et Tétralogie des oiseaux de halage (Est, 2020), les voici à nouveau, surpris au bord de l’eau, dans les champs, les bois ou en l’air, présents dans deux livres qui sortent simultanément, superbement édités, comme les précédents, par Samuel Tastet,

Derniers oiseaux regroupent des poèmes publiés çà et là, souvent à tirages limités puis revus et retravaillés. On suit quelques-uns de ceux (ils sont six) qu’il a repérés lors de ses voyages ou de ses promenades, surprenant les martins-pêcheurs « immobiles comme des marabouts » près des bassins et des temples en Inde ou regardant les mouettes d’Ostende évoluer près des vendeurs de moules, à deux pas de la maison de James Ensor, tandis que les sanderlings, ces bécasseaux « aux cous articulés / couleur d’ardoise triste » se rassemblent et forment « une curieuse colonie à Tréguennec », en pays bigouden.

Ailleurs, ce sont les étourneaux, leurs nuages de suie au ciel ou leurs grappes tombant brusquement dans les arbres à la tombée de la nuit, qui l’invitent à ne rien rater de leur vol et des nombreuses figures qu’ils dessinent là-haut, ce qui est leur façon de dire qu’ils ont, eux aussi, leur propre écriture.

« Sur le chemin piqué d’ajonc
Qui descend en glougloutant près de Botmeur
Vers les marais puants des Enfers
Les étourneaux ont l’art de faire ruisseler les images
Mais quelle musique aussi,
Ces bruissements de mues au faîte des cerisiers, ce
Long remuement d’ailes rousses qui pataugent
Dans l’eau de l’air ! »

Le pivert qui « sort de son arbre » au lever du jour, tout ébouriffé de rosée, et le pigeon (qu’il n’aime pas tout en admettant que certains peuvent parfois devenir de prodigieux voyageurs) trouvent également place dans le livre, peints, saisis en pleine action, comme les autres volatiles, par le peintre Henri Girard.

Sternes, poème inédit, est accompagné par les dessins de Maria Mikhaylova qui signe également la mise en page. Les mots, les vers, les changements de rythme et les subtilités métaphoriques de Marc Le Gros nous permettent de visualiser un spectacle à nul autre pareil, chorégraphie parfaite en bordure d’océan, avec en scène ces petits migrateurs, appelés aussi hirondelles de mer, en train de piquer du bec dans l’eau pour y subtiliser lançons et sardines.

« Les sternes ont la colère brève, la
Jouissance
Sèche
Une phrase courte
Une corde qu’on tend dans l’air acide
Toute prête à craquer »

Quelques minutes plus tard, travail accompli et repas ingurgité, les voici qui dorment. Leur calotte noire en haut du crâne ne bouge plus.

« Elles dorment sur leurs pattes courtes
À peine visibles et chaque fois
On dirait qu’elles rêvent et nous aussi pour un peu
On glisserait on
Basculerait dans leur douceur cette
Blancheur de peluche ancienne
N’était ce long fuseau des corps qui nous traverse
L’effilé splendide des dos qui chaque fois nous
Brûle les yeux
Comme une lame de lumière dans la mémoire »

Le poème de Marc Le Gros vibre, bouge et suit avec bonheur celles qui lui donnent son titre. Il les fait vivre (entrer, voler, pêcher, se sécher les plumes) dans son livre, accompagné, page à page, au plus près du texte, par les superbes dessins de Maria Mikhaylova.

Marc Le Gros : Derniers oiseaux, peintures de Henri Girard, Sternes, dessins et mise en page de Maria Mikhaylova, Est, Samuel Tastet Editeur.

lundi 22 avril 2024

Devenir nombreux

Rien ne va plus. L’hexagone est proche de l’implosion. L’état semble en perdition. La nature n’aimant pas le vide, des bandes armées se battent pour prendre le pouvoir. Le pays est pris en étau entre la Coalition et la Salamandre. Il n’y a plus de fils électriques, plus de jus, juste des tas de gravats, des restes de magasins dévastés, des grappes humaines qui essaient de survivre en s’agglutinant autour des feux, des gens qui se débrouillent pour manger, d’autres qui rançonnent, d’autres encore qui vocifèrent et font la loi sur les barrages. L’heure est au sauve-qui-peut. Il faut sortir du guêpier. C’est ce que fait Samuel, vingt ans, qui prend la route et quitte la Seine-et-Marne en compagnie de sa jeune soeur Betty.

Samuel possède un objet rare et précieux : un Kwish capable de le guider vers un avenir meilleur, quelque part au Québec où la vie semble plus facile et harmonieuse.

« Mon Kwish vibre.

Aurore bénigne berceau  »

Un sourire. Ma sœur soupire. Elle n’aime pas quand je sors mon Kwish. »

L’objet lui électrise les neurones et balance des mots brefs sur l’écran. A lui de bien les interpréter. A l’autre bout du vibrant bidule, se cache un être invisible.

Frère et sœur font route vers Le Havre. Leur voiture ayant rendue l’âme, faute d’essence, ils crapahutent, marchent, traversent des bois, se méfient des individus louches qui errent en bordure de Seine et parviennent, après plusieurs jours de galère, à embarquer (grâce à un passeur qui soutire leurs économies) sur un zodiac puis sur un bateau, direction l’autre côté de l’eau. C’est durant la traversée qu’il perd le fil des évènements, plongeant dans un état second avant de reprendre conscience, seul et démuni, dans un lieu hostile qui ne ressemble en rien à la ville de Montréal dont il rêvait tant.

« Adieu la vie. Les bêtes autour. Retour sous terre. J’ai perdu Betty. Mon Kwish. Mon cœur. Un truc bizarre m’est apparu dans le cou. Perdu le ruisseau. Les bêtes me narguent. Alors je m’enterre.
C’est froid, crépitant, mais presque doux, aussi. Je creuse, m’ensevelis. Me fais un masque de feuilles, comme un onguent sur les brulures de mon rêve »

Il se réveille dans une forêt. En compagnie des castors, des ours, des oiseaux, des insectes. Il va y passer quelques saisons, approvisionné en poisson sec par un inconnu qu’il ne voit jamais. Il est coincé, pris dans un très touffu purgatoire. On lui a, de plus, greffé une puce dans le cou.

Le jour où l’on vient enfin le récupérer, on le fait monter dans un pick-up pour l’amener dans un lieu étrange, alternatif, où vivent quelques milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, cohabitant tous dans une communauté où chacun est invité à trouver sa place. Un endroit isolé du monde, avec ses us et coutumes et ses travaux quotidiens. C’est là que l’on fabrique les Kwish, à base de champignons. Samuel y retrouve sa sœur  mais ce Québec aux êtres décalés et néanmoins vaillants est bien moins trépidant que celui qu’il espérait découvrir. Le voilà désormais dans la compagnie des rêveurs et des rêveuses dont certains / certaines continuent de croire en des lendemains qui chantent, quitte à avaler un certain nombre de couleuvres.

Situé dans un avenir pas si lointain, la poétique et bluffante fiction imaginée par Pierre Terzian, riche en rebondissements, est portée par une langue à l'énergie survitaminée. Ses phrases courtes s’enchâssent et procurent un rythme soutenu à l’ensemble. L’humour est également de la partie. Parcimonieux, il atténue les poussées du tensiomètre. Le personnage principal, saisi avec empathie, surmonte les coups durs en les retournant à son profit. Ne pouvant espérer revenir en arrière, il s’en remet à la vie, au hasard.

« Est-ce qu’un castor, une rose savent où ils se trouvent ? Oui et non. Comme moi. Je suis quelque part. Je prends racine.»

Pierre Tierzan : Devenir nombreux, Quidam éditeur.