vendredi 30 août 2024

Jean-Jacques Cellier / La Digitale

"J'ai commencé au plomb, j'ai 62 ans, je ne vais pas changer maintenant..."

Ainsi parlait Jean-Jacques Cellier en 2008 en évoquant la fabrication des livres qu'il publiait aux éditions La Digitale, maison qu'il avait créé en 1980. Il fut mon éditeur et l'imprimeur de nombreuses plaquettes de la collection Wigwam. Je l'ai connu grâce à Alain Jégou dont il a publié plusieurs livres. Il avait arrêté d'imprimer il y a quelques années, lâchant l'atelier qu'il louait à Baye, près de Quimperlé, pour ne plus quitter Moëlan-sur-Mer, où il continuait néanmoins à faire vivre le fonds La Digitale (diffusion Pollen) tout en rééditant quelques ouvrages épuisés.

Jean-Jacques est décédé tôt ce matin. Avec lui, c'est un ami de plus qui s'en va, discrètement, à son image. Il ne se mettait jamais en avant. Il préférait que l'on parle de son  cheminement éditorial, de ses livres, de son travail d'imprimeur-typographe, de ses choix littéraires et politiques, de son envie de donner à lire les textes de ceux et celles dont il se sentait proche et qu'il convenait de ne surtout pas oublier, en ces temps de capitalisme et de libéralisme pur et dur (ainsi Barcelone 36 d'Abel Paz, Souvenirs d'anarchie de Rirette Maîtrejean, Solutions sociales de J.-B.-A.Godin, La rébellion de Kronstadt d’Alexander Berkman et Emma Goldman.) Des dizaines d'ouvrages (de Jorge Valero à Claire Auzias ou de Yves Le Manach à René Lochu) jalonnent son parcours. La littérature des îles (à commencer par Ouessant) y occupe également une belle  place, grâce aux livres de Jean Epstein, de Bernhard Kellerman et d'Anatole Le Braz.


On peut retrouver l'ensemble des publications des éditions La Digitale en allant sur ce lien

Lire une présentation des éditions La Digitale sur le site de la librairie Quilombo.

Et le revoir au travail grâce à cette vidéo réalisée par la Médiathèque de Quimperlé.


vendredi 16 août 2024

Michel Dugué

 « En contre-bas de la lande, les vagues se fendent. Je pourrais marcher des heures. Suivre la côte sans essoufflement. Je n'aurais croisé – du moins en dehors des mois saisonniers – personne. De ces moments-là, je tire un silence intérieur. Et, imperceptiblement, j'avance dans le silence. Ce n'est pas que la mer se soit tue, que le vent soit tombé, que les oiseaux se soient envolés. Mais la diversité des bruits s'est évanouie. De sorte que chaque son s'est disposé afin de tisser une mélopée, toujours la même, et qui m'accompagne. Ainsi suis-je parvenu au silence, au point de n'entendre que lui. »

Les mots ne me viennent pas pour dire la mort de l'ami. Et l'ami, lui-même, me murmure de rester discret. De respecter ce silence qu'il appréciait tant. Et de laisser la mer – qu'il aimait tout autant et qui l'a vu partir – rouler ses vagues, comme elle le fait depuis la nuit des temps, en modulant sa respiration, forte ou haletante, paisible ou tempétueuse, sur les rochers de cette presqu'île qu'il connaissait bien.

« Je connais chacun des sites de cette bande côtière. Il m'arrive rarement de me tromper sur le nom d'un rocher. J'ai pris le temps de rêver sur la carte marine : de l’Île Grande aux Héauts. J'ai aussi accompagné des pêcheurs derrière la Grande-Pierre en direction de l'archipel des Sept-Îles, ou alors entre la pointe du Château et l’Île d'Her. Parfois nous l'avons dépassée et sommes allés au large, bien au-delà de la chaussée des Renauds. »

On imagine qu'il a été victime d'un malaise alors qu'il se baignait du côté de Pors-Hir, ce mercredi 14 août dans l'après-midi.  Seule la mer pourrait nous en dire plus. Mais elle aime garder ses secrets.

Mais il y a la mer, disait-il, titrant ainsi l'un de ses livres. Aujourd'hui, ce titre résonne tout particulièrement en moi. Et il agit sans doute de même pour tous ceux, toutes celles qui appréciaient l'homme et le poète Michel Dugué. Il nous laisse ses poèmes, ses récits, son roman (Un hiver de Bretagne). À lire et à relire pour poursuivre la route à ses côtés.

Michel Dugué : Mais il y a la mer (extraits ci-dessus), Le Réalgar.



dimanche 4 août 2024

La Houle

Mitsos Avgoustis, soixante-quinze ans, capitaine respecté de l’Athos III, n’a pas mis pied à terre depuis douze ans. Il tient la barre de son cargo d’une main ferme et met tout en œuvre pour ne pas la lâcher de sitôt, ce qui déplaît fortement à l’armateur qui l’emploie. Pour lui, le vieux, devenu ingérable, doit être remplacé. Flora, son épouse et ses enfants l’attendent au Pirée tandis que Litsa, sa maîtresse, la seule femme qu’il aime, patiente à Eleusis en lui écrivant des lettres qui restent sans réponse.

« Mitsos, écoute-moi. Maison vide. Télé fermée. Radio éteinte. Sur la table une assiette. Je mange ton plat favori et je suis heureuse. Il existe des fêtes pour un. Je suis bien obligée de fêter ça toute seule. »

Tous ses proches lui demandent de tirer un trait sur ses escales au bout du monde, à Java, à Bangkok, à Kobe, à Hambourg, à Anvers ou à Rotterdam, de laisser derrière lui la mer de Chine, le Pacifique, l’océan Indien, l’Atlantique, de s’accorder enfin quelques années de repos (ses dernières) loin du tumulte des vagues.

Rien n’y fait. L’océan le porte. Le plancher des vaches n’est pas adapté à son tangage mental. « La houle m’a détraqué le cerveau » déclare-t-il à sa femme qui s’est invitée à bord sans prévenir dans l’espoir de le ramener en Grèce. Elle y restera quelques jours, le temps de comprendre que le capitaine aux longs cheveux blancs et à la barbe argentée (qui partage ses repas avec Maritza, son chat, son confident, son compagnon de cabine) est bel et bien entré dans un autre monde.

« Pourquoi son mari fermait-il les tiroirs à clé dans sa cabine ? Quel sens pouvaient avoir les cinq loupes à manche phosphorescent ? Pourquoi avait-il cousu ses boutons avec un fil couleur café au lieu d’un fil noir ? Pourquoi n’avait-il pas visionné la vidéocassette où sa petite fille dansait et chantait pour lui ? Pourquoi n’avait-il fait aucun commentaire sur ses cheveux teints ? »

Autant d’interrogations – et d’indices – qui confirment ce qu'elle pressentait : le capitaine est devenu aveugle et il continue de diriger l’Athos III, « handy size de 38000 tonnes, quille noire sous la ligne de flottaison, rouge au-dessus, vingt hommes d’équipage », comme si de rien n’était et sans que personne ne s’en doute. En réalité, il a appris à vivre sans voir et à se déplacer aisément sur un bateau qu’il connaît comme sa poche.

« Les yeux soulagent l’esprit parce qu’ils font la moitié du travail. Sans eux, Mitsos Avgoustis était jour et nuit en alerte, il faisait le tri de ce dont il devait se souvenir pour mener à bien sa supercherie, entassait le tout dans sa mémoire, le mettait en ordre, le contrôlait régulièrement, s’imposant une sorte d’épreuve d’examen, si bien qu’en dehors de cette boîte à outils mnémotechnique qui l’aidait à accomplir ses tâches et l’amenait à se déplacer comme un somnambule dans les coursives, il n’y eut plus, la première année, aucune place pour autre chose dans sa tête. »

C’est la fin du marathon maritime de cet homme qui fixe la mer sans la voir, qui a depuis longtemps dit adieu à son coiffeur à Lisbonne et à son médecin à Buenos Aires, qui est ici contée, escale après escale, par Ioànna Karystiàni. Son roman, porté par une écriture vive, ample et suggestive, s’attache à rendre perceptible la vie à bord et à bien saisir la personnalité complexe du capitaine. Elle revient sur son passé, sur son mariage raté, sur son statut de loup de mer accroché à son seul et dernier refuge. Elle l’accompagne jusqu’au bout, jusqu’à ce jour où, contraint de se laisser guider hors du bateau (à Perth, en Australie), il doit prendre place, avec son chat, dans un vol à destination d’Athènes.

« Je vais parler comme la houle. Je ne voulais pas être marin, je suis pourtant resté en mer cinquante-huit ans. À présent, je n’ai aucune envie du continent, mais la terre m’ordonne de comparaître. J’ai fait mon temps ».

 Ioànna Karystiàni : La Houle, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

La Petite Angleterre, roman de Ioànna Karystiàni, traduit du grec par Michel Volkovitch, paraît en poche dans la collection "Nomades", chez le même éditeur.