Elle
ne relit que rarement, et toujours avec stupeur, ce que les
téléscripteurs ont un jour ou l'autre dû saisir dans l'urgence.
Ceux qui se remettent, à l'instant, à crépiter avec fébrilité
retranscrivent les circonstances d'une perte de contrôle brutale et
fatale survenue le 11 août 1956 à East Hampton, dans le hameau de
Springs, sur Long Island. C'est Jackson Pollock qui conduit. Il est
avec Ruth Kligman, sa maîtresse, et Édith Metzger, une amie de
celle-ci. Tous trois ont pris place à l'avant de la décapotable
Oldsmobil. Jack l'égoutteur conduit pied au plancher. Il tient le
volant d'une seule main. L'autre lui sert à contenir les coups de
poings d’Édith qui, affolée par les zigzags et le regard
halluciné du conducteur, veut le forcer à la laisser descendre pour
qu'elle puisse finir la route à pied. Jackson a bu de la bière et
du gin toute la journée. Il rit, hurle et vocifère. Il est 22h15.
Il lui reste un kilomètre avant de rejoindre ses pénates. Avant de
courir à son atelier. Avant de boire un verre cul sec. Avant de
s'esclaffer et de se moquer. Avant de s'asseoir en tailleur pour
méditer longuement devant ses toiles en espérant sentir à nouveau
renaître en lui ce feu sacré qui le fuit depuis des mois. Il
négocie l'avant-dernière courbe. Il mord sur l'herbe, redresse la
voiture d'un geste brusque et attaque le second virage. Il accélère
encore. Cela lui fait du bien de sentir la mécanique rugir jusque
dans ses muscles et ses veines. Il ferme les yeux, les ouvre à
nouveau. Et voit subitement deux ormes qui lui foncent, tête
baissée, droit dessus. Il décélère, braque et freine par à-coups
mais les roues ne suivent plus. La voiture se cabre et part en crabe.
Ça bloque sous ses pieds. Ça cogne. Ça hurle. Il entend des cris
sur sa droite. Puis le choc, la descente, le vol plané. Son corps,
projeté en l'air, retombe lourdement. Il sent ses os qui craquent.
Puis il ne sent plus rien. Son cerveau palpite. Le sang coule le
long de ses jambes et se mélange à la mousse puis à la terre. Il
sait qu'il s'en va. Qu'il est allongé près d’Édith. Que tous
deux sont peut-être déjà morts et que seule Ruth, qui gémit à
quelques mètres, est vivante...
Jacques Josse, Au bout de la route, extraits, éditions Le Réalgar.
Note de lecture de Christian Chavassieux sur le blog Kronix
Article de Alain Roussel sur Le Salon littéraire
Article de Dominique Dussidour sur Remue.net
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