Il y a de quoi être fortement impressionné, presque sans voix, inquiet
quant à trouver les mots justes pour dire le foisonnement, la densité,
la richesse d’un tel livre : 400 pages rassemblant des textes écrits
entre la fin des années 1970 et le milieu des années 80, une décennie
durant laquelle Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) n’aura pas chômé.
Le plus étonnant est de voir que l’auteur, rivé à ses pensées, à ses
découvertes, à ses interrogations quotidiennes, à ses flâneries
intempestives, à ses promenades imaginaires ou réelles, à sa curiosité
exacerbée, écrivait et construisait ses récits posément, patiemment,
sans éprouver le besoin de les publier. Il en donnait bien quelques-uns
aux revues amies, notamment à Camouflage, qu’animait Jimmy Gladiator,
mais la plupart restaient dans ses dossiers. C’est dans ceux-ci,
conservés à la Bibliothèque des Capucins à Brest, que Sylvain Tanquerel
est allé puiser pour concevoir cet ensemble.
Il a exploré le fonds Le Goff, s’est concentré sur le premier versant
de l’œuvre, cette période où, fasciné par des objets divers, par les
bruits, les bruissements, par ses virées ferroviaires, par la friabilité
des ailes des papillons ou par la triste domestication des violettes,
il donnait libre cours à sa pensée et aux rêveries qu’il conduisait à sa
guise, les guidant en douceur mais avec exigence et abnégation. Cet
homme est aux aguets. C’est sa vocation première. Rien ne doit lui
échapper. Et tout ce qu’il découvre doit lui permettre d’ouvrir ses
fenêtres intérieures et de se propulser là où son cerveau l’appelle.
Quand il évoque « Le vent dans les arbres », il se porte instantanément à
hauteur de branches, frissonne avec les feuilles, interroge le tronc,
les racines, la cime, se demande ce qu’en pense les habitants du lieu,
les oiseaux, les fleurs, les fruits et quelles sont les motivations de
ce visiteur invisible et aérien aux humeurs si changeantes.
« Selon Léonard de Vinci le regardeur peut voir dans les taches des
murs des images qui parlent à son esprit et entendre dans le bruit des
cloches des sons que l’imagination interprète ; de même dans le bruit du
vent dans les arbres des sonorités différentes se reconnaissent :
murmure de rivière, pluie, ressac. »
Suivent vingt pages magiques où il avance, les écoutilles grandes
ouvertes, à l’écoute du moindre son, créant, par fragments, un étonnant
puzzle de notes avec l’intuition « que les mots sont à l’esprit ce que
les arbres sont au vent ».
Il nous invite, dans la foulée, à une marche lente et minutieuse au
cœur de la forêt. Le lieu, mystérieux, regorge de surprises. Il les
détecte avec une certaine gourmandise et se fait un plaisir de mettre
sa pensée et son imaginaire à l’épreuve. Plus tard, c’est en
tronçonneur de branches, lors d’un été pluvieux dans le Jura, qu’on le
retrouve en train de détecter les traces, les signes, les pictogrammes
inscrits sur le bois par des insectes dits « typographes ».
« J’ai appris qu’une personne pouvait retrouver dans ces tracés tout l’alphabet hébraïque. »
De fil en aiguille, poursuivant ses flâneries, il s’empare d’un bâton
pour tenir en main un « petit morceau » de forêt. Il emprunte ainsi à
l’arbre l’un de ses membres et s’emploie à donner vie à ce bout de bois
en l’interrogeant, en cherchant ce qui se cache derrière l’écorce.
« Le bâton semble établir un courant entre le promeneur et le fond végétal dans lequel il baigne. »
Jean-Pierre Le Goff aime également se confronter, avec joie, tout
comme le fit jnaguère Francis Ponge, à nombre d’objets ordinaires. Il
étudie leur forme, leur physique, leur spécificité. À leur contact, il
affine sa pensée et souligne leur incomparable présence, qu’ils soient
billes, bols, hélice, cailloux égarés, barque, bouteilles consignées ou
bulle de savon.
« La bulle de savon est une sphère. La géométrie démontre qu’il n’y a
pas de surface plus réduite que la sphère pour contenir un espace
donné. »
Méthodique, facétieux, heureux de circuler dans les spirales de sa
pensée, Le Goff apprécie tout particulièrement le chemin de fer.
Attendre sur un quai de gare ou se laisser porter par le rythme
lancinant d’un train lui procurent des sensations différentes et
complémentaires. Cela l’incite à écrire des « miettes ferroviaires » qui
glissent sur les pages de ses carnets.
« L’attente est agréable.
Les rails font des écarts.
Les voyageurs ne les voient pas. »
Il y a matière à bouger en soi, à lire, à découvrir, à sentir, à
partager dans cet ouvrage aux multiples portes d’entrée. Il est bon de
le garder à portée de main. De l’ouvrir au hasard. Et de se laisser
happer par l’écriture posée, ample, enveloppante de ce grand discret
qui aura passé sa vie à détecter les vibrations infimes qui fondent
l’être humain en le rattachant à son environnement immédiat, quel que
soit le lieu où il se trouve,
Jean-Pierre Le Goff : Le vent dans les arbres, éditions Le Cadran ligné.