Bien plus qu’une incursion dans la vie d’une artiste célèbre,
Trencadis
est un roman éclaté et judicieusement architecturé qui évoque la vie et
l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Parcours atypique s’il en est. On le
sait surprenant, inventif, unique mais ce que l’on connaît moins ce sont
les années d’avant la création. Cette lente maturation qui travaille
en dedans, qui se nourrit parfois de sales coups du sort. Et ici, le
jeteur de sort s’appelle André de Saint Phalle.
« On n’aime pas quand on est une fille voir son père sauter tout le monde ».
Un jour, la déflagration est brutale, son corps en lambeaux, sa tête
fendillée. Elle a onze ans et son père vient de la violer. Elle mettra
des années avant d’en parler tant le traumatisme est profond. Elle se
mariera à dix-huit ans avec le futur écrivain Harry Matthews. Aura deux
enfants. Deviendra mannequin. Mais le choc mémoriel est toujours là.
Elle tentera de l’effacer en s’effaçant elle-même. Suivront dépressions,
tentative de suicide, hospitalisation, séances d’électrochocs.
« Quand Harry dit Mon diplôme de Harvard en musicologie je me le mets
au cul, je veux devenir écrivain, Niki applaudit des deux mains. Et
quand Niki dit Rien à foutre du mannequinat ou de ce rôle au cinéma
qu’on me propose, je voulais devenir actrice, je ne veux plus, Harry
acquiesce. Mais quoi alors ? Eh bien ça lui dévoilant ici ce qui l’a
aidée à tenir pendant ces premières semaines d’internement, (…), lui
montrant, timide un peu, ces assemblages conçus dans un état second qui,
elle le pressent, ne doit rien aux médicaments, ces collages dont elle a
l’impression qu’ils sont devenus son unique raccord à la vie : sa cure,
son salut. »
« De cela Niki ne s’en cachera jamais : J’ai commencé à peindre chez les fous. »
C’est le déclic. La sortie désordonnée et impérieuse de tout ce qui
est enfoui. Une façon énergique de recoller les morceaux, de passer de
la dislocation à la reconstruction. Elle part. Laisse sa famille.
Abandonne ses enfants. Ne se pardonnera jamais. Tentera souvent (et
peut-être même toujours) de compenser cet abandon « de la chair de sa
chair » en multipliant les cadeaux, les visites inopinées, les clins
d’œil affectifs, y compris dans ses réalisations artistiques à venir.
« Elle s’est installée à Paris, rue Alfred-Durant Claye, seule. Elle
s’est arrachée un bras. Crevé l’œil. Coupé le nez. Harry, Laura, Philip.
Elle les a laissés derrière elle : automutilation. Mais c’est son
choix. L’art a pris la consistance d’une divinité à laquelle il faut
faire ses offrandes, ce sont les siennes.
Depuis son arrivée dans la capitale, chaque matin la ramène à l’impasse Ronsin située à quelques pas de son appartement. »
C’est impasse Ronsin qu’elle rencontre ceux et celles qui lui
ressemblent. À commencer par Jean Tinguely. Qu’elle ne quittera plus. Et
qui deviendra, en 1971, son second mari. C’est là qu’elle commence à
s’exprimer totalement. À expulser la violence qui l’agite et à en
adoucir les angles. Il est bon que ça ondule, qu’il y ait des courbes,
des rondeurs. Mais il faut d’abord que ça explose. Elle tire à la
carabine sur des poches de peinture installées sur ses tableaux. Ceux-ci
se mettent à saigner et à pleurer en couleurs. Elle répète ces
performances. elles ont lieu en présence d’autres artistes très proches,
tels Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoeri,
Jean Tinguely. Ces Tirs marquent le début de sa célébrité.
« Aux médias qui lui demandent de s’expliquer, elle répond : Impasse Ronsin, 26 février 1961, sept tirs : J’ai tiré sur papa, sur tous les hommes, les petits, les grands, les importants, gros, les hommes ».
La suite est plus connue. Ce seront Les Nanas, Le Golem, Le Jardin des Tarots
et l’étroite collaboration avec Jean Tinguely qui aboutira à des œuvres
communes. Toutes ces étapes, tous ces moments essentiels sont retracés
avec précision par Caroline Deyns. Elle avance de façon chronologique en
mêlant passages romanesques et entretiens fictifs avec de nombreuses
personnes qui ont connu Niki de Saint Phalle. Ce peut être le forain
rencontré sur un stand de tirs aux ballons, à qui elle demande de venir
impasse Ronsin avec sa carabine et qui se retrouvera aux premières loges
lors du tir inaugural. Ou le psychiatre qui la soigna à l’hôpital de
Nice. Ou encore l’artiste plasticienne Eva Aeppli, l’ex-femme de
Tinguely. Ou la boulangère de Soisy-sur-École où le couple vécut et se
maria. Ces différents témoignages forment une mosaïque criante de
vérité. Plusieurs voix se succèdent pour dire la femme et l’artiste. S’y
ajoutent archives de l’INA et citations.
Trencadis, un mot catalan qui désigne une matière
fragile, aisément cassable, mais aussi un style particulier de mosaïque
réalisée à base d’éclats de céramique, est un roman d’une grande
ampleur. Si Niki de Saint Phalle y circule avec tant de constance,
d’agilité et de légèreté, elle le doit à Caroline Deyns, à ses
recherches savamment agencées, à son empathie qui emporte, à son
écriture rythmée et soutenue et à la palette d’émotions qu’elle parvient
à transmettre avec fougue..
Caroline Deyns : Trencadis, Quidam éditeur