mercredi 20 janvier 2021

Attendu que

Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala. Elle vit à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Très remarqué, son premier livre, WHEREAS, paru en 2017, a reçu plusieurs prix, notamment le National Book Critics Circle. Cet ensemble, traduit en français par Béatrice Machet, paraît aux éditions Isabelle Sauvage. S’y affiche une écriture concrète, souvent narrative, qui se déploie autour du quotidien et de ses réalités ordinaires.

Le livre comprend deux volets. D’abord les "préoccupations", textes qui disent ce qu’est la vie, au jour le jour, d’une jeune femme qui écoute, observe, travaille, materne, cuisine, se cultive, résiste, pose et pense ses actes, la poésie en étant un, primordial et salvateur. Celle qui s’avoue – par la force des choses et de l’Histoire – « pauvre en langue », en impose une autre. Elle appréhende celle de l’occupant, la façonne, saisit ses poèmes à bras le corps, les fait bouger, ne les laisse jamais en repos et ouvre un vaste champ d’investigation qui court de l’enfance à la terre, de la maternité au paysage, de la lumière à l’herbe ou encore du cosmos à la remémoration.

« Chaque cahot sur la route un labyrinthe de miroirs la maternité l’hôpital
au poste d’admission la femme préposée à l’ordinateur demanda
quel était mon numéro de téléphone fixe de portable où je travaillais quelle était mon adresse
je saigne j’ai besoin d’aide maintenant dis-je puis ses doigts martelant le foutu téléphone
dans la strophe clinique froide je suis allongée sur une table garnie de papier blanc propre
mes jambes rouges humides l’infirmière ne m’a pas regardée et elle me ressemblait je l’observais
comment elle tenait mon bras avec empathie nous deux femmes bouches cousues nous deux sachant »

Politiques, ses poèmes le sont forcément. Mais sans slogan, sans petites phrases médiatiques, sans éléments de langage. Les faits qu’elle énonce se suffisent à eux-mêmes. Elle appartient à un peuple colonisé que l’on a attaqué en lui prenant ses terres, sa langue, en bafouant sa conception d’être au monde, en harmonie avec le haut et le bas, en tuant parfois même ceux qui tentaient de résister en s’organisant pour combattre les colons. Ainsi les 38 du Dakota auxquels elle rend hommage dans un long poème.

« Vous avez peut-être entendu parler de Dakota 38, ou pas.
Si c’est la première fois, vous pourriez vous demander : "qu’est-ce que le Dakota 38 ?"
Le Dakota 38 fait référence à trente-huit hommes qui furent exécutés par pendaison sous les ordres du président Abraham Lincoln.
À ce jour, c’est la plus grande exécution de masse "légale" de l’histoire américaine.
La pendaison eut lieu le 26 décembre 1862 – le lendemain de Noël.
Cette même semaine le président Lincoln avait signé la proclamation d’émancipation.
Dans la phrase qui précède, je mets en italiques "même semaine" pour un effet d’emphase.
Un film intitulé Lincoln a été tourné qui traite de la présidence d’Abraham Lincoln.
La signature de la proclamation d’émancipation figure dans le film Lincoln ; la pendaison des 38 Dakotas n’y figure pas. »

Dans la seconde partie de son livre, Layli Long Soldier revient sur la résolution du Congrès qui, le 19 décembre 2009, disait présenter des excuses aux peuples premiers d’Amérique, sans qu’aucun représentant des nations indiennes n’ait été invité à assister à ses excuses et à les recevoir. Elle y répond en alignant ses propres déclarations, toutes introduites par ATTENDU QUE. Elle détricote ainsi le discours officiel pour lui substituer une réalité brute, palpable, vécue par ceux et celles qui n’attendent ni excuses ni réparation. Dans nombre de langues amérindiennes, il n’y a d’ailleurs pas de mot pour dire excuse.

« Les nations tribales et leurs membres eux-mêmes sont les guérisseurs de cette terre de ses eaux avec ou sans la reconnaissance présidentielle ils agissent selon ce droit. »

Les déclarations et résolutions qu’elle assemble sont éminemment subversives. Elle détourne, point par point, le langage présidentiel, dénonce sa façon de se dédouaner à bon compte en faisant table rase du passé et en prétendant parler au nom de tous sans avoir jamais consulté quiconque. Elle procède avec ironie et fermeté en montrant, à travers quelques scènes, conversations et rencontres, que rien n’est figé mais que beaucoup encore reste à faire.

« Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation à l’autre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout. »

  Layli Long Soldier : Attendu que, traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage .

dimanche 10 janvier 2021

Les Singes rouges

Si Philippe Annocque a l’habitude de dire que ses textes interrogent d’abord l’identité – ce que ses précédents romans confirment – cela est également vrai pour ce récit, avec pourtant une différence de taille. Cette fois, ce ne sont pas des personnages fictifs qu’il suit mais des êtres qu’il connaît bien. Et tout particulièrement sa mère. En son enfance Outremer. C’est autour d’elle qu’il construit cette chronique qui débute au bord d’un fleuve, en Guyane, là où l’on percevait les bruits et bruissements venus de la jungle voisine.

« Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.

Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité. Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture. »

C’est à coups de tableaux simples et saisissants qu’il se propose de retracer le parcours de sa mère, d’abord en Guyane, où elle est née à la fin des années vingt, puis en Martinique où la famille s’installa sept ans plus tard. Pour ce faire, il lui faut se remémorer ce qu’il a entendu, remettre des confidences, des anecdotes et des conversations passées en perspective, visiter un arbre généalogique aux branches peuplées d’oncles, de tantes, de cousins et cousines plus ou moins proches, collecter des informations et interroger la principale protagoniste. Prendre le pouls de ces îles lointaines où sont quelques unes de ses racines et regarder grandir, comme s’il y était, celle qui, bien des années plus tard, allait lui donner vie n’est pas une mince affaire.

« La Martinique tout de suite ça a été une autre planète.
Quand ils sont arrivés au port, à la Transat, toute la famille les attendait ; et elle, elle ne connaissait personne. Sa tante, la sœur de sa mère, elle l’a prise pour sa marraine – sa marraine qui lui avait envoyé la poupée en porcelaine. Ce n’est que dans la soirée qu’elle a compris qu’elle se trompait, quand sa vraie marraine est arrivée. »

Celle qu’il suit dans ses dépaysements est une petite fille vive, éprise de liberté. Qui apprend, avec rudesse parfois, ce que lui réserve le monde des adultes. À Cayenne, on lui a fait comprendre qu’elle était trop colorée pour les bonnes sœurs blanches et en Martinique elle s’aperçoit qu’elle ne l’est pas assez quand elle rejoint l’école publique. On lui attribue, de plus, un nouveau prénom parce que l’une de ses tantes n’aime pas celui (Olga) que ses parents lui ont donné. Elle prend peu à peu conscience qu’il lui faudra, d’ici quelques années, pour vivre pleinement, s’extraire de cet univers aux dehors harmonieux.

« Un jour elle a repris le bateau. Elle a laissé la Martinique derrière elle. Et la Guyane, encore plus loin, tout au fond de ses souvenirs – où elle est restée. »

Le récit de Philippe Annocque est lumineux. On sent le plaisir qu’il prend à reconstituer ce jeu de pistes, à poser, pièce après pièce, les jalons d’un parcours fondateur. L’homme qui semble feuilleter en dilettante l’album familial est en réalité extrêmement rigoureux. C’est un archiviste subtil. Qui décrit avec méthode l’enfance et l’adolescence de sa mère en assemblant de courts fragments. Il tient les manettes tout en se maintenant en retrait. On le voit hésiter, retravailler son texte, se demander ce qu’il garde, ce qu’il rejette, ce qui, trop intime, ne doit pas être dévoilé. C’est un très bel hommage qu’il offre à sa mère. En se cantonnant volontairement à la jeunesse d’une vieille dame dont il vient d’apprendre, par téléphone, « au milieu de la nuit », qu’elle est tombée. Un livre entier, plein de tendresse et de chaleur humaine dans lequel il interroge également sa propre identité, lui qui se dit, quand on lui parle de ses origines, « picardo-artésien d’un côté, guyano-martiniquais de l’autre ».

Philippe Annocque : Les Singes rouges, Quidam éditeur.

 

 

samedi 2 janvier 2021

Café

Parution du n° 2 de la revue Café

La revue Café (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) est dédiée à la traduction. Les textes qui y sont rassemblés proviennent de langues souvent minoritaires, malmenées, trop peu visibles. Le numéro 2, qui vient de paraître, donne à lire poèmes, nouvelles et fragments regroupés sous le thème du silence. Qu’il convient de respecter, de garder, d’atteindre ou de briser. Y cohabitent quatorze voix dont celle du poète tibétain Chen Métak, du breton Koulizh Kedez, de l’israélienne Adi Keissar, du nouvelliste polonais Mateusz Rosiki, du très percutant grec Dimosthenis Papamarkos ou encore de l’iranien Ahmad Châmlou. Beaucoup sont de jeunes auteurs, rarement traduits en français. D’autres, disparus, ont marqué leur passage en élaborant des œuvres publiées en marge des circuits officiels. Tous, et c’est l ’un des points forts de la publication, sont minutieusement présentés par les traductrices (qui sont ici en grand nombre) et les traducteurs. L’ensemble est propice aux découvertes.
Ainsi le poète géorgien Terenti Graneli (1897-1934), traduit par Eteri Gavashelli :

« Ce sera l’hiver...

Je mourrai la nuit, à l’aube, quand il y aura dehors la froide lune
de l’hiver et le gel. Avant de mourir, je me souviendrai des nuits
de Tbilissi et de ma sœur la plus douce : ces deux feux réunis qui
me consumaient sans cesse.

Ainsi s’achèvera la lumière, disparaîtra chaque seconde des souvenirs.

Je serais remis aux mains silencieuses de la mort. 

Mon corps martyrisé rejoindra les éléments de l’univers.

Et je sentirai le repos suprême.

Mon cercueil sera sobre
et la procession sans larmes.

On m’enterrera à quatorze heures près de Tbilissi. »

Le silence, subtilement mis en mots dans ce deuxième numéro (« torréfié à 550 exemplaires »), résonne sur 130 pages. S’il est bon de le partager, il faut aussi savoir le rompre. Pour en parler. Et inciter à le lire.

 Café n° 2. Le site de la revue est ici.

mercredi 23 décembre 2020

Le bruit de la liberté

Parvenue à un point de rupture, et décidée à changer le cours de sa vie, la narratrice, grande lectrice mais aussi romancière, décide de tout quitter : emploi, maison et compagnon. Elle part à l’aventure. Se lance dans un périple particulier. Au volant d’une 4L datant de 1975, elle roule en compagnie de son chien, fidèle copilote, et se laisse guider par la vie et l’œuvre de Pascal Quignard. L’écrivain, qu’elle admire, lui servira de boussole. Elle préfère, plutôt que de lui consacrer une biographie, se lancer sur ses traces et se rendre là où quelques indices de sa présence peuvent encore être perceptibles, ne serait-ce que dans certains des lieux où il a situé l’un ou l’autre de ses romans ou dans des villes où il a séjourné ou vécu.

« En mars 1997, l’écrivain séjournait à Saint-Malo. Une chambre dans la tour ancienne d’un hôtel étrange. Était-ce en ce début de printemps qu’il posa les premières pierres des Solidarités mystérieuses  ? Organisant mentalement un décor, puis des noms, des personnages, une trame narrative. »

C’est à proximité de la ville close qu’elle pose ses bagages. Elle s’arrête à Saint-Énogat. Flâne dans les ruelles qui mènent à la mer, cherche des paysages qui pourraient lui rappeler ceux qu’elle a imaginé en lecture. S’y retrouve parfois. Se perd aussi. Et doit convenir que l’écrivain aime détourner quelques éléments du décor et y greffer, quand ça lui prend, d’autres qu’il a glanés ailleurs.

« Pascal Quignard, j’en suis certaine, connaît ces passages resserrés entre les hautes maisons, ces escaliers secrets. La vérité, peu importe. L’essentiel de la géographie est là, mis en mots. Dans une anfractuosité de roche, il a glissé et bâti son histoire. Le pouvoir de sa langue m’a tractée jusqu’ici. »

Elle poursuit sa route. Se réserve de nombreuses haltes. Au cours desquelles elle se remémore scènes et paysages qu’elle tente de faire revivre en arpentant, bien des années plus tard, ces sites marqués du sceau Quignard. Elle passe ainsi plusieurs jours au Havre. Elle tente de deviner ce qu’était la ville après guerre. Et espère y croiser l’ombre d’un garçonnet qui découvrait, éberlué, maisons et immeubles éventrés.

« Il était resté moins de maisons debout au Havre qu’à Guernica. L’écriture des Petits traités et des volumes du Dernier royaume portait haut ce champ de décombres, cet amas de mémoire en morceaux. »

Ce voyage passionnant ne l’est pas uniquement parce qu’il offre de précieux points d’appui, et autant de références, pour pénétrer dans l’univers d’un écrivain qui a, lui aussi, en son temps, rompu nombre de chaînes. Il l’est également par l’incessante quête, l’abnégation même, d’une narratrice qui entend, en reconstituant un puzzle sans fin, acquérir assez de force pour vivre enfin tel qu’elle le souhaite. Son parcours est évidemment semé d’embûches. On ne s’en sort jamais seul et on ne se déleste pas si facilement de son passé. Celui-ci réapparaît régulièrement, provoquant un ressentiment (vis à vis de l’homme qu’elle a quitté) qui, comparé aux épreuves qu’elle va devoir surmonter, finira par s’atténuer.

« Du seuil je ne voyais qu’arbres et champs. Je pouvais me considérer comme rassasiée, la contemplation de l’espace m’aurait suffi, un secours pour les jours sans écriture ou sans amour. Pascal Quignard écrivait que dans toute passion existe un état de rassasiement qui est effroyable. À partir de ce point, deux voies : celle de l’amour ou celle de la chute.

Nul doute, j’avais pris la seconde. »

Le bruit de la liberté est constitué de courts chapitres aux titres brefs et suggestifs. Ce sont les étapes d’un cheminement qui n’a rien de linéaire et que Frédérique Germanaud balise à sa façon. En une écriture qui allie finesse et limpidité, elle décrit des paysages surprenants, réconfortants ou inquiétants, brosse des portraits, s’arrête sur les rencontres, fait des retours en arrière, se garde d’un excès d’introspection, sonde simplement les émotions, les doutes, les incertitudes de la narratrice, papillonne de livre en livre et fouille minutieusement dans la biographie d’un écrivain qui devient à son tour (juste retour des choses) personnage de roman.

Frédérique Germanaud : Le bruit de la liberté, éditions La clé à mollette


mercredi 16 décembre 2020

Les sept mercenaires

De temps à autre, Thomas Vinau saute les frontières. Il s’en va avec pour seuls passeports les textes de quelques écrivains qui l’appellent. Cette fois, ils sont sept, nombre magique, qui l’emportent outre-Atlantique. Ce sont des errants, des irréductibles, d’imprévisibles solitaires qui ne sont plus mais qui, tout au long de leur existence, ont bravé nombre d’intempéries et de coups du sort pour bâtir une œuvre digne de ce nom. Il se doit de leur rendre hommage. Il ne part pas seul. Régis Gonzalez l’accompagne, qui crayonne traits, visages et vastes paysages en suivant le fil des mots. Les mercenaires se nomment, par ordre d’apparition : J.D. Salinger, Richard Brautigan, Charles Bukowski, Henri Miller, John Fante, Jim Harrison et Raymond Carver. Autant dire du beau monde. Des francs-tireurs qui forcent le respect et qui ont tracé leur route sans rien demander à personne.

« Y’a toujours quelqu’un quelque part
qui a des airs de J.D. Salinger
du genre à disparaître de la
circulation
après deux ou trois chefs-d’œuvre
et qu’on retrouve 20 ans plus tard
en train de finir une bouteille
dans un parc anonyme »

Des légendes se tissent qui trouvent leurs origines dans les vies agitées et plutôt bien remplies de ces écrivains. Thomas Vinau s’en empare tout en s’en méfiant. Il s’attache d’abord aux textes. Il y repère pratiquement tout ce qu’il cherche. Ce sont eux qui l’aident à esquisser des portraits de biais en remettant en situation les sept bonhommes qu’il apprécie tant. Il honore leur mémoire. Il ne n’égare pas sur des routes trop sinueuses. Il s’autorise quelques balades avec eux. Qu’ils soient en vie, sur le départ ou déjà partis. Il s’arrête à Big Sur. S’étire près d’une rivière à truites dans le Montana. Se gare près d’un resto d’où émane une odeur de sanglier farci qui lui signale que Jim Harrison est sans doute déjà en train de consulter la carte. Ses poèmes sont simples et pertinents. Tous recèlent leur lot de subtilités glanées au hasard des livres. C’est là que se niche la vraie personnalité de chacun des protagonistes d’un ensemble qui incite au voyage et à la lecture.

« Il cueillait les touffes de laine
que les moutons abandonnent
sur les barbelés des clôtures

Le reste du temps
il restait là
les pieds dans l’eau
assis sur un canapé déglingué
près de la mare »

Ce livre est, de plus, superbement édité. Tout est pensé : format, caractères, impression, papier, mise en page des textes et des dessins et couverture cartonnée font des Sept Mercenaires un très bel objet.

 Thomas Vinau : Les sept mercenaires, dessins de Régis Gonzalez, éditions Le Réalgar.