lundi 15 mars 2021

Une ronde de nuit

Contraint, à cause d’une panne de voiture, de passer la nuit dans une ville qu’il voulait à tout prix éviter, parce qu’il l’avait trop arpentée, qu’il y avait effectué ses études, vingt-cinq ans plus tôt et qu’elle ne lui laissait pas de très bons souvenirs, le narrateur, en quête d’une chambre d’hôtel puis d’un restaurant, croise en route quelques fantômes avant de rencontrer un étudiant aux Beaux-Arts en qui il reconnaît, étrangement, celui qu’il était jadis.

« Je me demande au passage si je ne serais pas doté d’un télescope intégré, car à présent je distingue mieux ses yeux (…) dont je réalise que tout comme moi il les a étroits et enfoncés (et ce détail, loin d’être anodin, achève de me convaincre que c’est bien moi). »

D’autres détails, dans la physionomie, les gestes et la façon d’être de celui qui dîne seul à quelques tables de la sienne, aimantent son regard. Cela attise l’attention de l’autre. Qui prend l’initiative de le rejoindre et de se présenter. Il s’appelle Simon et, malgré son jeune âge, porte lui aussi quelques blessures qui ne sont pas encore cicatrisées mais qui le seront peut-être s’il parvient enfin à les partager. Tous deux, sitôt le repas terminé, sillonnent les rues et entreprennent une balade. Après une brève incursion dans la cathédrale, ils changent de registre et s’engouffrent dans une cave bien animée qu’ils ne quitteront qu’à la fermeture pour se diriger vers le fleuve.

« On s’est arrêté au milieu du pont afin d’admirer les reflets des réverbères et leurs tremblantes verticales en formes de tuyaux d’orgues quand il me demande si je connais les casemates du Bois d’Argent, d’autant que la plus proche se trouve à moins d’une demi-heure de marche. »

Le narrateur se souvient en silence de ses années de jeunesse tandis que son compagnon s’exprime en privilégiant les monologues. La nuit leur insuffle une sorte de mélancolie teintée de regrets. L’un et l’autre se remémorent des faits peu flatteurs pour leur amour propre. Le plus jeune n’a pas matière à longuement ruminer alors que son compagnon de hasard, embarqué dans une déambulation qu’il ne maîtrise pas, va voir s’ouvrir, au bout de la nuit, une route étroite sur laquelle il pourra peut-être cheminer plus sereinement, en commençant par se rabibocher avec un ami nommé Berg. Qui s’est suicidé ici, en se jetant dans le fleuve. Et qui s’invite, du fond de sa mort, à la mystérieuse promenade.

« Sa mort a produit en moi l’effet d’une déflagration, dont j’ai commencé par le rendre entièrement responsable. Car bien sûr c’était par vice, c’était pour de mauvaises raisons qu’il agissait ainsi. Tel un enfant capricieux il jouait avec sa vie comme avec un jouet auquel il aurait brusquement cessé de trouver le moindre attrait, un objet déchu tout juste bon à jeter. »

Raymond Penblanc ancre son roman dans le monde fascinant de la nuit urbaine et tamisée. Il avance entre ombre et lumière, entre rêve et réalité, entre passé et présent, y associant de temps à autre ceux (poètes et peintres) qui, avant lui, ont arpenté ces territoires propices au dédoublement, à l’onirisme et aux rencontres imprévues. Affleurent, dans la tiédeur floue de la nuit, situations et états d’âme qu’il développe à coups de phrases amples et sinueuses, créant une ambiance particulière (enivrante et prenante) avec, embusqués sur le chemin de ronde emprunté par les deux esseulés, quelques esprits malins experts en souvenirs cinglants.

 Raymond Penblanc : Une ronde de nuit, éditions Le Réalgar.

dimanche 7 mars 2021

La Verrerie

Roman publié en 1975, juste après la chute de la dictature des colonels, et écrit entre 1971 et 1974, autrement dit pendant ces années sombres qui ont durablement marqué l’histoire du pays, La Verrerie est devenu un classique de la littérature grecque. Comme toujours avec Mènis Koumandarèas – dont trois ouvrages ont précédemment été publiés chez Quidam – c’est à travers l’itinéraire de ses personnages que s’impriment, discrètement, l’époque et la réalité sociale qui est la leur. Il lui faut peu de phrases pour décrire une ville, en délimiter un lieu, ici un quartier pauvre d’Athènes, cerné par les fumées d’une usine à gaz, où est située La Verrerie, maison spécialisée dans les luminaires, que Bèba Tandès a hérité de son père et qu’elle essaie de maintenir à flot. Elle le fait en compagnie de son mari (de plus en plus dépressif) et de deux acolytes (un gros, un maigre) totalement incompétents mais dévoués et volontaires.

« Vassos et Spyros étaient tous les deux célibataires et voisins de palier dans un immeuble de Néa Smyrni où ils occupaient deux studios en vis-à-vis. Le couple Tandès les aidait en les faisant voyager en province comme représentants. Ils faisaient des tournées à Patras, à Volos et à Thessalonique, trimbalant avec eux leurs valises défoncées, fermées avec de la ficelle. »

De ce quatuor apparemment mal assorti mais très lié, se détache rapidement la personnalité de Bèba. Plus jeune, elle fut une militante communiste très active, issue d’une famille liée à la résistance. Vingt ans plus tard, après un mariage sans enfant, avec un mari introverti dont la famille penche à droite, sa détermination est encore là mais ses espoirs d’une vie meilleure, dans une société qui le serait tout autant, se sont effrités à l’épreuve des faits. Elle se bat pourtant. Avec ses armes : sa fougue, son culot, sa générosité et ses convictions intactes. S’il lui arrive de perdre pied, ce n’est que par instinct de survie, pour que son corps vive, pour que ses rêves ne se fanent pas définitivement, pour se requinquer et trouver assez d’énergie pour repartir de plus belle. C’est son portrait, celui d’une femme forte, déterminée, pétrie d’humanité, prenant en compte la complexité de l’époque – contrairement aux trois autres protagonistes, relégués dans un passé plus ou moins fantasmé – qui illumine ce roman. Elle n’abdique jamais. Répare quand il le faut. Et poursuivra sa route jusqu’au bout, bien après la mort de son mari.

« Il lui semblait que son mari n’était pas vraiment mort et qu’il allait apparaître, d’un moment à l’autre, dans son costume demi-saison à fines rayures, maladroit comme un adolescent et avec un sourire qui effaçait toutes les rides autour de sa bouche. »

Koumandarèas, qui sillonne Athènes, sa ville natale, en nommant des rues et des lieux qui lui sont chers, éprouve une sympathie presque naturelle envers les personnages qu’il crée, et ce quelque soit leur attitude. Les êtres dont il retrace le parcours ne sont pas des héros. Il ressemble à tout un chacun. Trois d’entre eux appréhendent d’ailleurs le présent comme ils peuvent, avec leurs manques, leur peur, leur naïveté, leur torpeur et leur envie de passer inaperçus. Bèba, qui pourrait s’en agacer, ne leur jette jamais la pierre. Et le romancier encore moins. Un subtil réalisme social, vif et désenchanté, décliné à bas bruit et, par là même, extrêmement efficace, traverse La Verrerie.

Mènis Koumandarèas : La Verrerie, traduit du grec par Marcel Durand, Quidam éditeur

mercredi 24 février 2021

Terra incognita / Controverses de nulle part

Le nom de Kristian Keginer, quand il est cité, est la plupart du temps associé à la revue "Bretagnes" (1975-1979) dont il fut, avec Paol Keineg et quelques autres, l’un des créateurs. S’il fut effectivement très actif au sein de cette publication littéraire et politique, qui ouvrait grand les portes aux débats, aux voix nouvelles, d’ici ou d’ailleurs, faisant souffler des vents porteurs et dépoussiérants, il ne faut pourtant pas oublier (comme le font si souvent les – très plombants – faiseurs d’anthologies récentes) le poète Keginer.

Son premier livre, Un dépaysement, paraît en 1972 aux éditions P.J. Oswald. Il a alors vingt ans. Les poèmes qui composent cet ensemble ont été écrits durant les deux années précédentes. D’emblée, s’y révèle une voix singulière, nerveuse, virulente, aimant se frotter aux éléments, aux paysages, à leur rudesse, à l’écorce, à l’os, à la pierre. Une voix engagée, vindicative, subversive, ancrée dans un territoire chargé d’histoire. Une voix également dé-paysée puisque la langue parlée et écrite n’est plus celle des parents, grands-parents et ancêtres encore plus lointains.

« Ar ger ! Non pas guerre
Mais la maison !
Mon nom sans q ni u mais k,
C’est Keginer, c’est à dire
Traduit au travers de ces vers
En français cuisinier, et c’est ainsi
Que je le dis aussi simplement
Que si
J’étais un vrai cuisinier. »

Un autre titre suivra, Terra incognita (éditions Bretagnes), en 1979, où l’on renoue, dès l’entame du livre, avec cette poésie puissante, tonique, prenante, qui bouge, qui ferraille, qui se frotte aux aspérités du territoire, qui déconstruit le parler beau, qui emprunte à d’autres langues, qui se nourrit de celles de poètes lus et aimés, qui travaille sur les syllabes, sur la phonétique, sur les sonorités et qui vient de loin.

« Le soc écrit l’histoire du sol
Et forêt, rivière, ciel, mer
Taisent leurs noms
Non pas dicibles par toi, lingua francisca.
Démarre, nef du désir machinal, noire machine sans détresse,
Lâche l’amarre des terres, laisse
Rompre les talus.
Parle du paysage en langue claire
Puisque nous voici au-dedans de lui. »

Ensuite, à peine entrecoupé par quelques interventions ponctuelles, s’installe un très long silence. Qui va se prolonger pendant quarante ans et que la publication de Controverses de nulle part vient aujourd’hui rompre. Les éditions Les Hauts-fonds publient en cette occasion, sous une forme nouvelle, un volume, (Terra incognita et autres textes) qui réunit des poèmes qui étaient devenus introuvables et qui n’ont rien perdus de leur fraîcheur et de leur mordant.

Pénétrer dans Controverses de nulle part, c’est reprendre contact avec Kristian Keginer de la plus belle des manières. On s’aperçoit assez vite que le silence qu’il s’était imposé n’était qu’apparent. Il ne publiait plus mais il continuait de tenir, d’une main ferme, le fil de son écriture. Il n’a jamais vraiment cessé d’explorer, de rechercher, de travailler cette matière brute qu’il a à disposition et qui ne demande qu’à être ciseler.

« Il y a les pays, langues, littératures : moins entités ou phénomènes historiques qu’instruments de recherche et de perception d’un autre, nôtre, non autre, monde ».

C’est de là que vient – et s’ouvre et se déploie – la poésie de Kristian Keginer. Elle s’est affermie. Elle reste rageuse, se fait plus concise, plus moqueuse aussi, moins en prise avec l’élan militant d’autrefois. Elle dit ce qu’elle doit aux autres, et en premier lieu à Tristan Corbière, qui a ouvert un chemin sur lequel, bizarrement, peu de poètes ont osé s’engager. Lui, si, qui sait combien la langue, à force d’être lissée et toilettée, peut perdre ses spécificités et se momifier. Il a conscience qu’il faut la tordre pour en extraire son jus, la bouturer pour la revivifier. C’est un corps vivant. Elle remue, se transforme, s’avère dynamique et le poète se doit de suivre – parfois même d’’anticiper – ses incessants mouvements. C’est ce qu’il fait.

À défaut de s’exprimer en une langue maternelle qu’on ne lui a pas transmise, il s’en invente une autre. Qu’il construit patiemment, à partir de ses lectures, de textes anciens, de fragments traduits. Et en puisant dans sa mémoire linguistique. Qui, reliée au collectif, émet régulièrement des signes de présence, tout comme le fait le membre absent quand il s’invite dans le cerveau de l’amputé. Cela lui est d’autant plus naturel que son environnement immédiat (en baie de Morlaix, dans le Finistère Nord) est propice à ces remémorations salvatrices.

« Ce savoir de moi
autrui l’a pareil
le savoir pareil d’autrui
que je suis moi aussi
mais que moi pas un autre
nous les avons ces savoirs
nous lui et moi vous
et moi toi et moi nous autres »

Il n’est pas rare de croiser au fil des pages de Controverses de nulle part quelques uns de ceux dont Kristian Keginer apprécie tout particulièrement le compagnonnage. Ainsi Joyce, Beckett, Keineg sont quelques uns de ceux qui l’aident à percevoir, à défricher ce monde, présent, à portée de poèmes. Qui est réellement le sien, unique et remarquable. Et que l’on découvre dans ces deux livres.

 Kristian Keginer : Terra incognita et autres poèmes (116 pages) / Controverses de nulle part (120 pages), éditions Les Hauts-Fonds.

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mardi 16 février 2021

L’œuvre de chair

Bonne nouvelle : L’œuvre de chair, livre que Lionel Bourg a consacré à la peinture et à la vie de Paul Rebeyrolle, qui était épuisé depuis longtemps, est réédité par les éditions Fario. Ci-dessous, la note de lecture que j'avais consacrée en 2006 à la première édition.

Paul Rebeyrolle a souvent parlé de son premier contact avec ce qu’il nommait « un vrai tableau ». Cela se fit un peu par hasard, en 1944, boulevard Raspail, quand il fut attiré, passant devant la devanture d’un marchand de tableaux, par un Rouault exposé en vitrine... D’autres rencontres, lui permettant de voir « la grande peinture lui arriver en plein dessus, d’un coup », vont dès lors se succéder, en accéléré. Il y aura, outre Soutine et sa force brute, la découverte, dans le désordre, de chocs nommés Rubens, Delacroix, Courbet, Rembrandt...

De ces secousses, Rebeyrolle aime en ramasser les éclats. Il les loge dans son corps. Les frotte à sa propre histoire, à son présent, à ses paysages familiers - tout particulièrement à ceux d’Eymoutiers (en haute-Vienne) où il est né en 1926 - qui ne cessent de le nourrir. C’est ce cheminement - ouvrant sur la secrète alchimie qui en sort, faite d’énergie, de révolte, de hargne et de violence - que Lionel Bourg interroge et restitue avec fougue dans L’œuvre de chair.

« On ne se délecte pas de la peinture de Paul Rebeyrolle. Récusant toute posture, tout voyeurisme, toute contemplation sereine ou détachée des tableaux dont elle s’affranchit afin de plus énergiquement les investir, son impétuosité ruine les prétentions du spectateur. C’est que la regarder ne suffit pas. Qu’elle exige davantage. Plonge quiconque s’y confronte au sein de ses turbulences. »

Il suit cet homme, dont l’œuvre « s’insurge, s’enivre et jouit, s’arc-boute, dénonce », avec entrain et connivence. Ses phrases pivotantes s’intègrent aisément à « cet univers d’étreintes et de clameurs, de cris, d’œdèmes ou de tripailles jetées sur la toile » par le peintre pendant plus de cinquante ans.

Lionel Bourg s’affirme, par bien des côtés, proche de celui qu’il salue ici. Il y a dans sa façon d’écrire, dans son appétit de vivre, dans sa soif d’en découdre (et de se colleter le présent sans que le moindre compromis ne soit de mise) des affinités qui ne trompent pas... Il faut du souffle et de la puissance (il en a) pour suivre le peintre de série en série, de Guérilleros en Prisonniers en passant par Faillite de la science bourgeoise, pour le décrire au travail, en sueur près de ses Sangliers, de ses Nus, de ses Paysages, aux prises avec cette vitalité sauvage et primitive qui l’aura portée toute sa vie.

Rebeyrolle est mort dans son atelier en février 2005. Ce livre est bien plus qu’un hommage. C’est une incitation à aller à la rencontre de l’un des artistes majeurs, l’un des plus solitaires, de la seconde moitié du vingtième siècle.

Depuis 1995, un espace permanent est  consacré à ses œuvres, à Eymoutiers, au bord du ruisseau Planchemouton, là où ses cendres ont été dispersées.

Lionel Bourg : Paul Rebeyrolle, L'œuvre de chair, éditions Fario.

En fin 2020, Lionel Bourg a publié Victor Hugo, bien sûr. A lire, à découvrir. C'est aux éditions Le Réalgar.


vendredi 12 février 2021

Et puis prendre l'air

L’homme, dès l’origine, est un être du dehors. Il l’est resté mais différemment, aimant sa tanière au point de se faire souvent violence pour en sortir, pour prendre l’air en allant voir ce qui se trame en extérieur, ce qu’il en est du petit théâtre quotidien qui s’y produit sans relâche et dont Étienne Faure est l’un des spectateurs assidus. Il en est aussi parfois acteur. Et chroniqueur pointilleux. Rares sont les scènes qui lui échappent. Flâneur des quatre saisons, il lui arrive même de trouver ce qu’il ne cherche pas. Son imaginaire donne facilement corps à l’invisible. Il n’a pas besoin de coller son oreille sur les pavés pour savoir que ceux-ci gardent en mémoire le claquement des sabots des chevaux qui les faisait vibrer il y a un peu plus d’un siècle et n’éprouve pas plus la nécessité d’interroger le banc – autour duquel s’organise (soit dit en passant) une vraie vie sociale – pour deviner qu’il garde en lui des traces du temps où il était arbre.

« Sous leur peinture les bancs se souviennent qu’ils furent arbres, ressentent dans leurs nœuds les branches de naguère, comme l’estropié la douleur de son bras absent. C’est un peu ça qu’on voit quand la couleur s’écaille : des cercles s’éloignant, crevassés dans la fibre, où parfois les amours au canif se mêlent, des initiales, de la gravure sur bois où tant de fesses s’assoient, mettant les motifs de fleurs et de feuilles imprimés sous presse. »

Ses poèmes en prose, minutieux et malicieux, regorgent de promenades buissonnières. Il arpente les rues et s’arrête pour observer le tableau animé qui se présente à lui. Il le décrit en quelques phrases précises, finement cousues les unes aux autres, laissant apparaître assez de jour pour qu’un esprit volage s’y promène en se sentant en liberté. Quand il n’est pas en ville, c’est qu’il est à l’affût ailleurs, repérant d’autres scènes dans les champs, ou engagé sur des chemins de traverse, ou assis derrière la vitre d’un train, ou debout à la fenêtre d’un hôtel, ou prenant l’air d’un temps révolu en questionnant les murs d’un vieux monastère derrière lesquels prièrent des êtres volontairement confinés.

« Réfectoire, le mot date, on l’emploie comme si c’était le titre d’une histoire, une nouvelle, un roman qui hésiterait entre un austère monastère – celui-ci par exemple, qui sent le salpêtre et la suie –, un internat ou bien la taule carrément. Réfectoire, j’ai dû y manger quelquefois dans ma vie antérieure de moine, y parler sans doute avec moi. Parloir et mâchonnements. »

Parfois, il sort pour entrer. Dans un théâtre, une galerie, pour un cocktail, un vernissage. Il y observe des personnages en représentation qu’il portraiture en pointillés, sans méchanceté, sans mauvais goût. Avant de les abandonner pour retrouver les oiseaux, pour s’adonner à la cueillette des mûres, des noisettes, des noix, loin du brouhaha des villes, loin des motardes qu’il aime également croquer, en un éclair, lors d’un arrêt au feu rouge, juste avant que leur cheval d’acier ne se mette à hennir en se cabrant pour les emporter plus loin.

« Le harnachement des motardes en juin développe un hippisme léger, une occasion de défiler guillerettes en cuir, casque et robe assortis au scooter, fugace monture chromée qui stoppe au feu rouge, une jambe effilée à terre. Nouvelles chasseresses, crinière au vent, les amazones motorisées soudain accélèrent – vert – et filent à toute allure sur le boulevard Diderot puis Voltaire. Hue ! Verve des oiseaux. On dirait la campagne si folâtre au solstice d’été. Herbe et chevaux.

Et puis prendre l’air est un livre vivifiant. Une incitation à la promenade. En douceur, en lisière. En s’arrêtant régulièrement. Pour sentir la vie qui bruisse dans ces décors habités qui se succèdent et s’assemblent, nous invitant à faire retour sur nous-mêmes, sur nos mémoires collectives, sur tout ce qu’elles portent en elles (d’étrange, d’impalpable, d’émotions) et que ravivent la douceur et l’acuité du regard d’Étienne Faure.

 Étienne Faure : Et puis prendre l'air, éditions Gallimard.