mardi 3 décembre 2024

Mirouault les murs seuls nous écrivent

C’est parce qu’il se sent en affinité, sur bien des points, avec le parcours et l’œuvre du poète Thierry Metz, que Serge Prioul a choisi de concevoir, en toute humilité, un ensemble dédié à l’auteur du Journal d’un manœuvre.

« Mirouault est un hameau du Pays Gallo. Maçon tailleur de pierre, je décide d’y bâtir un mur d’agrandissement d’une vieille maison achetée par ma fille Claire et son mari. »

C’est la construction de ce mur qui va lui permettre de s’approcher du poète qu’il lit depuis des années. Ses mains vont l’aider. Sa patience et son savoir-faire également. Sans oublier les outils, le ciment et les pierres.

« À la vue la pierre souvent s’impose
Tu la prends tu la tournes tu la poses
C’était ce qu’il fallait pour le mur. »

Parallèlement, un autre chantier s’ouvre, réservé aux poèmes qui « s’écriront le plus souvent dans l’urgence et la poussière des capots de la voiture ou de la bétonneuse. »

« Cimenter poser caler jointer
tu glisses des mots entre tes pierres »

Il entretient une relation particulière avec le mur qui prend forme. Il le fait grandir et dialogue avec lui tandis que tout autour la vie du hameau continue, bercée par les vents, la pluie, les animaux qui passent et les cloches de l’église d’à côté. Il est loin des lieux de villégiature de Thierry Metz (1956-1997) mais il suffit d’un rien, d’un vers ou d’une pensée furtive pour que la silhouette de celui-ci apparaisse.

« Tu le vois sur le pas de sa porte
Ses yeux bleus son pull jacquard

Est-ce le maçon ? Est-ce le poète ? »

L’absent n’est jamais loin. Honoré par un poète discret, venu à l’écriture sur le tard, qui manie aussi bien les outils que les mots pour dire et transmettre la plénitude de son quotidien lors de la construction de ce mur qui n’est pas de séparation mais d’agrandissement

Serge Prioul : Mirouault, les murs seuls nous écrivent, préface de Michaël Glück, éditions La Plume de Léonie.

vendredi 22 novembre 2024

Aller léger

Nanao Sakaki est une des grandes figures de la contre-culture japonaise. Sa vie durant, il aura œuvré, dilettante déterminé à aller au bout de ses convictions, avec pour outils ses poèmes, ses mains (pour bâtir cabanes et maisons), son corps vif et sec de marcheur aguerri, sa sagesse zen et son sens de l’amitié créative qui le fit se rapprocher de plusieurs poètes américains de la Beat Generation, tels Allen Ginsberg et Gary Snyder. Celui-ci le présente ainsi, en préfaçant ce volume qui regroupe près de 130 poèmes :

« Nanao Sakaki est bien connu dans les capitales littéraires du monde en tant que vagabond original, libre et audacieux, activiste occasionnel, défenseur des rivières et des montagnes, chanteur ou encore poète publié dans le monde entier. »

Né en 1923 dans un village situé sur l’île de Kyushu, au Sud du Japon, il a surmonté de nombreuses épreuves avant de se passionner pour les arts primitifs, de s’éveiller à l’écologie, de fonder l’Académie des Clochards (à la fin des années 1950) en choisissant sa voie, celle d’un arpenteur des pistes peu fréquentées, découvreur de grands espaces et vagabond escaladant les montagnes en compagnie d’un bâton de marche, d’un carnet de notes et d’un stylo.

« Par la petite fenêtre de la boîte de Pandore
Aussi loin que l’œil peut voir
Des milliers de cumulus de beau temps voguant dans l’océan du ciel
Loin en bas sous les nuages
D’un bleu profond une fleur d’eau libre s’ouvre – la mer des Philippines. »

Mais il y eut un avant. Un rude apprentissage du désastre. Des faits à jamais gravés en lui. Pendant la seconde guerre mondiale, Nanao Sakaki, enrôlé comme spécialiste radar, a suivi la trajectoire du B-29 qui largua une bombe atomique sur Nagasaki.

« Base Aérienne d’Izumi en Yaponésie.
160 kilomètres au sud de Nagasaki.
Trois jours après le bombardement d’Iroshima
un B-29.
Plein nord. 10 000 mètres de haut. 500 km/h.
Trois minutes plus tard
quelqu’un a crié,
"Regardez, une éruption volcanique !"
En direction de Nagasaki
J’ai vu le nuage en forme de champignon
de mes propres yeux. »

C’est après guerre, après avoir retrouvé la maison familiale détruite, qu’il s’installe à Tokyo où il commence à mener une vie précaire tout en étudiant les langues (anglais, français, chinois classique) et en écrivant ses premiers poèmes. C’est là qu’il fait plusieurs rencontres décisives, dont celle de Gary Snyder qui l’invite aux États-Unis où il séjournera à de nombreuses reprises. Il voyage de plus en plus, entreprend de longues marches. En Irlande, en Mongolie, en Australie, au Mexique, en Chine, en Tchécoslovaquie et ailleurs. Il est attiré par les montagnes, les rivières et les ciels étoilés. La nuit, il n’est pas rare de l’entendre dialoguer avec Copernic.

« Autour de minuit,
J’enfile mon pyjama séché au soleil
Et me glisse dans mes draps séchés au soleil.

Oui, le système héliocentrique est parfait...
Maintenant je saute sur la lumière du zodiaque comme sur mon balai
et je rêve de la couronne du soleil.

Bonne nuit, Copernic, dors bien ! »


Partout où il va, il écrit de façon spontanée. Des poèmes simples qui s’imprègnent du lieu, du moment, de son humeur, de ses réflexions qui tournent le plus souvent autour d’une question simple : « comment vivre sur la planète terre ». Ses réponses sont liées à sa personnalité de nomade jamais dépaysé.

« Se sent chez lui dans les glaciers d’Alaska,
Le désert mexicain, les forêts vierges de Tasmanie,
La vallée du Danube, les prairies de Mongolie,
Les volcans d’Okkaido & les récifs coralliens d’Okinawa. »

Il sait que le monde, tout autour, va mal mais il a choisi de s’approcher, autant que possible, d’une vie heureuse.

« Quand tu as des mains, tu peux travailler ;
Quand tu as des jambes, tu peux t’en aller ;
Tu as une voix, pourquoi ne pas chanter ?
Tu as un cœur, danse ! »

En 2004, Nanao Sakaki prend sa retraite en tant que poète sur la péninsule japonaise d’Izu. Il meurt le 22 décembre 2008 dans le village de Oshika, dans les montagnes de Nagano.

 Nanao Sakaki : Aller léger, traduction de Jérôme Dumont, préface de Gary Snyder, éditions Héros-limite .

mardi 12 novembre 2024

Métastase

Il est bon de se glisser derrière la rangée d’arbres qui cache la forêt poétique et de pénétrer dans les sous-bois pour rencontrer les auteurs qui œuvrent dans l’ombre, préférant la lumière intérieure à celle des projecteurs. Alain Le Beuze est l’un d’entre eux. Discret, voire même secret, il faut aller vers lui, ouvrir ses livres, lire et écouter ce qu’il a à nous dire.

« La pomme
sans rien dire
fait plier la branche
sous le poids de ses rapines

 

aucun remords

en son firmament
une étoile

captive fleur d’avril
étincelle jaillie d’une chimie

où dorment les vergers »

Ces dernières années, il a surtout cheminé en compagnie des peintres, réalisant plusieurs livres d’artistes publiés à tirages limités. Ce fut le cas de Fontaines, une série de poèmes en prose conçus pour célébrer ces lieux souvent abandonnés, dédiés à tel saint, telle sainte, et de Turbulence du signe, autre série dans laquelle il interroge son rapport à l’écriture et la lente, étonnante, survenue de celle-ci. Les textes de ces deux livres sont ici repris.

« Depuis des années aucune ombre ne vient s’agenouiller. Les années ont perdu leurs croyances. La fontaine oublierait presque qu’elle a été fontaine sacrée, que son eau a sauvé des douleurs toute une lignée de malades, que des mains la fleurissaient par peur du trépas, en oubliant presque de vivre. »

Alain Le Beuze évoque en avant-propos sa façon de concevoir le poème, de le faire tenir sur la page, de lui donner son et sens, de trouver les mots justes, de les assembler afin de créer un " lieu-poème " destiné à devenir " l’intérieur de votre propre corps, de votre mental soumis aux péripéties de votre errance ".

Ces propos s’adaptent on ne peut mieux à Stase, séquence placée au centre du livre et constitué de poèmes nés dans la douleur et l’incompréhension, puis dans l’acceptation, à l’époque où le sida ne laissait pratiquement aucune chance aux malades. Ces poèmes disent, avec une grande pudeur et dans une implacable justesse de ton, l’agonie et le départ de l’ami.

« ton corps ne répond plus
qu’aux interrogatoires de la douleur

tu m’exclus
de tes monologues

parole confisquée
reléguée aux souvenirs

sous l’ombre des pinèdes
dans nos étés fous »

En moins de trente pages, d’une intensité, d’une gravité extrême, tout est dit ou suggéré. Le lecteur sait dès lors qu’il doit garder le silence. Il n’y a rien ajouter aux mots du poète, si ce n’est de dire que Stase forme un bloc d’une force considérable.

« à la fin la morphine
devint ta petite Antigone

elle jetait en toi
des poignées de lumière

défiant
la régence de la douleur

mais ton corps

a cédé aux avances du froid

aux premières neiges

lorsque Antigone fut arrêtée. »

Le corps (condamné ou empêché, empli de désirs ou de craintes) est très présent dans cet ensemble qui réunit des poèmes écrits sur une vingtaine d’années. Le corps humain bien sûr mais également le corps social et les corps de fermes abandonnées ou vendues.

« la ferme

vendue

aux herbes,
aux ronces,
aux vents,
aux oiseaux,
à la vieillesse du ciel
qui se souvient à peine des pluies d’hiver »

Lire Alain Le Beuze, c’est pénétrer dans un monde habité, sensible, vivant au présent, où chaque frémissement du corps, de la pensée, du paysage vibre intensément, répercuté par une langue précise et concise.

Alain Le Beuze : Métastase, Les Hauts-Fonds.

dimanche 3 novembre 2024

Palais de verre

« Je n’adhère plus », dit-elle.

Claire n’en peut plus. De son milieu professionnel, de sa vie à l’étroit – soumise, sous cloche – dans cet immeuble de verre où tous, toutes doivent chaque jour mettre leur vie intérieure entre parenthèses. Il lui faut de l’air, de l’espace, une liberté à conquérir coûte que coûte. Il y a longtemps qu’elle perçoit ce décalage, d’abord infime puis de plus en plus déstabilisant, entre elle et les autres et voilà que l’occasion lui est offerte, presque par hasard, de se détacher de ce monde clos qui l’empêche de respirer amplement.

« Au départ, entrer dans cette institution, c’était pourtant tout ce dont je rêvais. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire autre chose de sa vie. Chaque jour, j’y frôlais le prestige et le pouvoir. »

Elle ne s’en va pas en claquant la porte, ne laisse pas éclater son mal-être au grand jour mais s’esquive en silence, sans témoin, en grimpant à l’échelle qui ne sert qu’aux pompiers et en poussant le battant de la trappe qui lui permet de se hisser sur le toit de l’immeuble.

« Ma présence suspendue ne changera pas l’organisation du pays, ne fera rien revenir en arrière, et ne sculptera l’univers en aucune façon.
Mais je ne m’excuserai pas d’être montée ici.
Le dégagement me repose. »

Elle passe la nuit là-haut, avec le vent, la tempête, les bourrasques folles, recroquevillée sous une bâche près de la cheminée, n’attendant rien, vivant le moment présent comme jamais elle ne l’avait fait auparavant et dormant jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

« Au bout de quelques minutes, je me relève et déplie le pantin humide, la grande bête idiote à peine sortie de sa sidération. Je ne sais pas combien de temps je suis restée enroulée dans cette bâche.
Je tremble, mais je remarque que je n’ai plus aucun poids sur le thorax. »

Ainsi s’échappe Claire, que ses collègues ne reverront plus. Celle qui semble s’être volatilisée vient en réalité de renouer avec elle-même en coupant des liens invisibles et en s’inventant une vie autre, plus simple, non formatée, précaire peut-être mais autonome.

Cette rupture radicale est décrite avec efficacité par Mariette Navarro. Son écriture souple et contenue porte en elle profondeur et légèreté. Elle saisit en peu de mots les gestes, les regards, les failles. Son roman, où s’opposent à distance l’émancipation de Claire et la résignation de ses collègues, s’ancre dans une réalité sociale bien plus âpre qu’il n’y parait. Insidieuse et dévorante, elle irrigue, sans bruit, l’ensemble d’un texte porté par la langue posée et néanmoins incisive d’une autrice qui réaffirme, trois ans après Ultramarins, son premier roman, sa proximité avec celles et ceux qui osent, ne s’en laissent pas compter et assument de sortir du rang et de vivre hors les murs pour y gagner leur part de liberté.

« Ce n’est pas une histoire triste.
Ce n’est pas le silence des fantômes.
Et c’est tout le contraire de mourir : c’est la vie possédée de nouveau. D’un glissement. »

Mariette Navarro : Palais de verre, Quidam éditeur.

vendredi 25 octobre 2024

La divine forêt

Né en 1924 à Mineo, Giuseppe Bonaviri a souvent placé sa ville natale, située dans la province de Catane, en Sicile, au centre de ses romans. On la retrouve également dans La divine forêt, livre publié une première fois en Italie en 1969. La cité perchée apparaît dans un vaste territoire aux abords montagneux et vallonnés.

Le roman débute en un passé lointain, sans doute peu après le big-bang. La terre sort à peine de son brouillard cosmique. Elle bouge, se déploie, a déjà façonné crevasses et collines, ravins et pentes abruptes, mers, torrents et rivières. Vallons et coteaux se couvrent de végétation. Les herbes chuchotent et se parlent. Les arbres en font de même. Tous ont un peu peur du vent et du soleil, ces dieux étranges qui commencent à montrer leur force et leur pouvoir. Le narrateur vient lui aussi de naître. Il a subi plusieurs métamorphoses et, après avoir été plante de bourrache, le voici devenu vautour.

« Ce n’est pas tous les jours que l’on devient vautour, là-haut dans les terres de Camuti »

Il s’appelle Apomeo, déplie ses ailes, aime l’apesanteur, vole très haut, aperçoit des êtres minuscules au ras du sol. Ainsi, ce lapin qui entre dans son champ de vision sans se douter qu’il signe là son arrêt de mort.

« Je fondis sur le lapin qui s’aplatit sans rien dire, et je lui plantai mes serres dans le cou, en éprouvant un plaisir qui dépassait tous les autres.
"Qu’il est mou", pensais-je.
L’animal s’était renversé sur la roche qui était blanche, calcaire ; j’enfonçais davantage mes serres et je vous jure que je ne me sentais nullement méchant, mais initié à une nouvelle forme de vie »

Apomeo apprend vite. Il mène une vie de rapace épanoui, multiplie les escapades, survole roches, bosquets, amandiers et oliviers, s’offre quelques battues quotidiennes et apprécie tout particulièrement le goût des lapins, des lézards et des renards. Bientôt, il rencontre sa compagne, Toina, et ne tarde pas à emménager avec elle, dans un « beau trou vers le sommet des rochers, à Fiumecaldo ».

« Soyez heureux, soyez heureux, nous disait parfois un vieux hibou qui se tenait tout seul dans son nid, sur un piton rocheux, non loin de nous. »

Le jour où Toina, qui rêve d’un amour très intense, s’en va, c’est Michele, le hibou presque centenaire, qui prend les commandes et décide de guider Apomeo, pris de mélancolie puis de rage, pour essayer de la retrouver. D’autres se joignent à eux. Il y a là Cratete, le merle, Apollodoro, le rouge-gorge, Panezio, le pivert ou encore Antistène, le grand duc, toute une communauté d’oiseaux solidaires qui appartiennent à "l’école du caroubier", du nom de l’arbre où ils se rassemblent pour échanger et méditer.

L’histoire, contée par Apomeo en personne, se concentre dès lors sur la recherche de Toina. Le vautour et ses amis survolent Mineo et ses environs et poussent jusqu’à la mer où Michele connaît du monde, notamment Pirone et Fliunte, deux dauphins qui s’amusent à danser sur les flots. Ils se posent sur le dos du premier et remarquent au loin des embarcations chargées d’hommes, « des êtres tourmentés par l’erreur et par les peines » que Pirone leur déconseille d’approcher.

Ces êtres, animaux étranges, inquiètent et font peur. Intuitivement, Apomeo les sent capables du pire. Qui adviendra le jour où ces terribles prédateurs s’empareront du feu pour le propager en brûlant arbres, herbes, grillons, écureuils, oiseaux trop distraits et même quelques enfants, surpris par les flammes alors qu’ils cueillaient des fruits « au plus épais du micocoulier. »

« Il nous arrivait de voir des squelettes noirs d’oliviers – qui abondaient en cette zone – d’où pendaient des oiseaux sans vie. Pour les hommes c’était une véritable manne. »

Pendant ce temps, les recherches d’Apomeo se poursuivent mais restent vaines. À la fin, il ne voit qu’un seul endroit, non encore exploré, où Toina peut s’être rendue, en quête de nouvelles aventures : la lune.

« La lune se levait, énormément grossie dans son diamètre, les bords tout luisants. On avait l’impression qu’il suffisait de tendre une aile pour pouvoir la toucher. »

Giuseppe Bonaviri, qui exerçait par ailleurs la profession de médecin, est décédé en 2009. Il laisse une œuvre diverse et envoûtante, celle d’un fabuleux conteur. Le suivre dans La divine forêt, récit rare et réconfortant où prose et poésie s’assemblent naturellement, est un vrai bonheur de lecture. Fasciné par la biologie et persuadé que les hommes, les animaux, les plantes et les éléments sont égaux et interdépendants, Bonaviri donne libre cours à un imaginaire qui vibre entre ciel et terre et qui se nourrit de contes, de fables, de légendes, de mystères et d’histoires ancrés dans les mémoires ancestrales de son île natale.

Giuseppe Bonaviri : La divine forêt, traduit par Uccio Esposito Torrigiani, postface de Giorgio Manganelli, traduit par Philippe Di Meo, éditions La Barque.