samedi 29 octobre 2011

Le Début des pieds

Le titre peut surprendre. Et le livre tout autant. Il y est question de présence au monde, de trop plein ou d’excès de vide, d’un corps difficile à porter, de pensées qui s’empilent en lui, du ventre qui prend parfois un peu de la rondeur du monde à son compte, des pieds qui doivent supporter tout ce que la tête fomente et décide.

« je travaille à l’intérieur de mes barrières comme les enfants et comme les vaches je me colle à la clôture je regarde passer le monde il va si vite je me cale contre le bord j’aime bien ça je ne peux pas faire autrement je suis très mal »

Un homme doit vivre avec ça. Avec ce qui en lui s’effondre, bascule, touche terre et pourtant, in extremis, se relève (puisque aussi bien « c’est au moment de mourir qu’il faut tenir la route ») pour poursuivre le périple en ramassant sur les bas-côtés de quoi confondre la noirceur du temps. Pour ce faire il y a bien la télé au quotidien, avec ses lenteurs, ses séries, ses dépêches, ses riens mais il y a surtout le besoin impérieux de se trouver en un réel pauvre, et de l’exprimer le plus simplement possible. C’est ce que fait Ludovic Degroote. Il procède (« c’est difficile d’être continu ») par touches, fragments, pensées, réflexions, notes graves ou ironiques pour tenter de tirer au clair ce mal être qui l’empoisonne.

« je mange ce qui se mange
je cherche le monde
je ne le trouve pas
je ne trouve que moi
sur le bord de l’assiette
chacun se vide
nous allons bien ensemble »

Vacillant mais debout, avançant pas à pas, corps fixé, précisément, sur ces pieds qui le précèdent, il marche et invente ses propres repères. Il filtre, rabote, isole l’infime. Parfois reviennent des peurs qui restent encore vives au fond des caves. Ce sont celles précédemment évoquées dans Un petit viol. Leurs pinces se resserrent. Il les touche, les écarte. Il a des mots justes, des vers brefs, évidents et implacables pour cela. Il les assemble dans Le Début des pieds. Et, simultanément, pose une à une, en poésie, des pièces rares et retrouvées, issues d’un « travail de fourmi qui passe par la voûte du sol ».

« déchus de notre mobilité nous ne vivons plus
les morts le savent bien ».

Ludovic Degroote : Le Début des pieds, Atelier La Feugraie (14770 Saint-Pierre-la-Vieille).

samedi 22 octobre 2011

Cours de danse pour élèves et adultes avancés

Le livre démarre au quart de tour, par une phrase, une seule, bien articulée, modulée, destinée à durer, à être entendue, à tenir en haleine, une phrase simple qu’adresse un homme âgé à une demoiselle à qui il a décidé de dire combien sa mémoire reste indéfectiblement solide et fidèle. Tout doit être sauvé de l’oubli. Le plus infime détail, pour peu qu’on le rattache à un autre et qu’on le propulse vers un troisième capable de ricocher lui même en éveillant dans ses parages le vif ou la brutalité de la vie, vaut qu’on s’y attarde. C’est ce que fait Hrabal. Il donne la parole à un narrateur qui ne la lâchera plus (et la phrase va ainsi se déployer jusqu’à la fin du livre) pour conter, raconter, en vrac, par bribes ou zigzags, en sautant du coq à l’âne, des brassées d’anecdotes, de rencontres, d’illusions, de réflexions, de fêtes, de noces, de morts et de faits-divers qu’il faut transmettre.

« Mozart et Goethe, eux non plus ne jouaient pas au football, même l’empereur n’y jouait pas, il préférait aller chasser le chamois à Ischl, il portait des pantalons comme ceux des gosses, des culottes à pont, il aimait bien les gens et mangeait de la viande de porc, pendant tout son règne il n’y a eu qu’une seule dévaluation et il a fait pendre Solsarek et Hugo Chenk »

Hrabal passe aisément du futile au tragique. Tout comme de la parole à l’écrit. Ceux-ci restent chez lui étroitement liés. Il les offre en un désordre apparent, en brassant petite et grande histoire. Le rythme est soutenu. Il n’y a aucun arrêt possible. Souvenirs d’enfance, rebuts de lecture, morts brutales (souvent par pendaison) et cours effréné de la vie courante s’entremêlent et nourrissent un récit aux ramifications imprévues et exponentielles. C’est la méthode Hrabal. Celle du palabreur en grande forme. Traversé par un fleuve où les mots tourbillonnent en formant roulis, remous, écume et alluvions...

« Un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur »

Comme toujours, Hrabal mène son texte avec fantaisie et légèreté, en maintenant une cadence folle. De nombreux anonymes s’y promènent, faisant un bref passage avant de laisser la place aux autres. Ainsi Konupek, le joueur d’hélicon qui, à cause d’un vent retournant, s’est étranglé avec la courroie de son instrument, ainsi le caporal Mejtnej qui "avait une barbe comme le prophète Élie, en été il la rentrait dans sa braguette et l’hiver il se la mettait autour du cou comme un cache-col", ainsi le vieux Grepl, qui "se mettait les pieds dans l’eau froide pour ne pas dormir trop tard parce qu’il n’avait pas de réveil". Tous naviguent entre Edison, Pouchkine, Socrate, Einstein, le Pape, l’empereur François-Joseph, Mozart, Strauss...

« Vous me rappelez le feu Strauss dans sa jeunesse, sa mère venait d’un château du côté de Premyslovice, un bled qui s’appelait Hlochov et appartenait à Boclmer, et son père, qui était notaire lui aussi, circulait dans un carrosse tiré par quatre étalons blancs, avec six dogues mouchetés à la langue pendante qui couraient derrière »

Parmi ceux qui déambulent dans le livre, il en est un, Egon Bondy, ami de l’écrivain, qui revient fréquemment. Lors de courtes apparitions, le temps de boire quelques bières au bar, tout en tenant d’une main un landau avec deux enfants dedans. Il philosophe un peu, à sa manière, énigmatique et tonitruante, avant de s’en aller pour cause de paternité à assumer.

« Le poète Bondy est venu voir mon neveu avec ses deux mioches dans leur poussette et ils ont vidé trois brocs de bière et comme le café allait fermer ils en ont emporté une provision dans une bassine pour la nuit »

À la fin de son monologue non-stop, le narrateur, qui n’est autre (même si jamais nommé) que l’oncle Pépine, lui dont la verve, la mémoire en ébullition constante et la jonglerie verbale ont tant inspiré Hrabal, lui "qui a passé tout l’après-midi à raconter", glisse dans l’hébétude, fatigué, mains jointes, regard dans le flou, ne perdant pourtant pas de vue celle à qui il vient de s’adresser et qui, pour le remercier, "se lave au crépuscule pour ses yeux émerveillés".

Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.

jeudi 13 octobre 2011

Les Barbares

À l’image du voyageur qui fit jadis de son séjour dans Les Jardins statuaires une œuvre unique et inclassable, le témoin qui relate ici les années de sa vie passées dans la proche compagnie des Barbares a pris beaucoup de temps et de distance avant de regrouper ses notes et de murir ses réflexions au point d’en constituer un livre lui aussi ample et étonnant. La mort approchant, il décide de revenir en détails, en suivant la chronologie des faits, sur son singulier parcours avec les guerriers des steppes.

L’histoire qu’il décline est de celles qui fondent le monde des "Contrées", ce vaste territoire imaginaire que Jacques Abeille a commencé à explorer au milieu des années 1970. La riche ville de Terrèbre où chacun jusqu’alors vaquait à ses occupations (« le peuple témoignait d’une inquiétude sourde » tandis que les hommes politiques spéculaient et que « les lettrés rêvaient ») est un jour envahi par les Barbares, une armée de cavaliers dirigée par un mystérieux, taciturne, colérique et mélancolique Prince.

Le narrateur est un professeur d’université qui va se retrouver mis en avant bien malgré lui. Son seul tort est de pratiquer la langue des envahisseurs et d’être, de surcroit, le traducteur du dernier livre des Jardins Statuaires. Venu parlementer avec l’ennemi pour trouver un accord concernant la restitution des morts afin de leur rendre de dignes sépultures, il va rapidement être convoité par le Prince en personne. Ce qu’il sait du peuple des jardiniers cultivateurs de statues intéresse celui-ci au plus haut point. Il va donc faire de lui un captif particulier, tour à tour otage et invité, contraint de chevaucher botte à botte à ses côtés, à la recherche de l’introuvable voyageur qui a permis de perpétuer l’histoire des Jardins.

C’est cette quête énigmatique, qui tient de l’aventure humaine en milieu souvent hostile et du voyage initiatique dans des lieux aux contours flous que Jacques Abeille met lentement en place. Le monde qu’il nous fait découvrir, à la suite d’un équipage de cavaliers de moins en moins nombreux (au final une poignée d’hommes perdus accompagnés de « la femme bleue » qui calme nuitamment les uns et les autres à tour de rôle) est un univers secret, un territoire de rêves surgissant de l’enfance, un continent situé à la frontière de la légende et du fantastique.

« Cette longue chevauchée sous les arbres m’a laissée le souvenir d’un moment d’harmonie quasi parfaite. Chaque jour je m’émerveillais davantage de voir l’ampleur d’un fleuve majestueux à ce que j’avais pris d’abord pour un lacis de cours d’eau médiocres et passablement boueux. Venus de l’ouest et portés par les vents océaniques qui leur faisaient traverser la grande plaine des vignes, les nuages venaient se heurter à la levée abrupte des Hautes Brandes où ils déversaient une partie de l’eau dont ils étaient chargés. »

Avec Les Barbares, Jacques Abeille offre un prolongement aux Jardins statuaires. L’époque a changé et ce que prédisait, en fin du précédent ouvrage, celui qui portait aussi titre de Prince, à savoir la fin d’un monde, est désormais effectif. À la place des statues, ce sont des citrouilles, des tomates et des courges qui poussent dans les jardins. Le peuple qui y vivait est entré en décadence. Ceux qui tentent de perpétuer la tradition le font en se cachant, dans des domaines à peine accessibles où le linguiste qui témoigne réussira pourtant à s’introduire, retrouvant ainsi, après bien des méandres et autres cheminements sinueux, les traces précises de ce que fut l’enfance du chef des Barbares.

Tout cela – la lente avancée dans les steppes ou les forêts, les bonnes et mauvaises rencontres, les coutumes en Barbarie, les heurts, les conflits, la folie d’un Prince déchu qui court à sa mort, la cohabitation entre des personnalités complexes – est tenu, tendu par l’écriture de Jacques Abeille. La langue qu’il maîtrise et manie avec goût et délectation est ample, intuitive, savamment étirée, prompte à rendre perceptible toute la gamme des nuances qu’elle génère. S’engager avec l’écrivain à bord de l’un des livres du "cycle des Contrées" est envoûtant. Impossible de lâcher prise. Le socle est solide. La narration et les dialogues argumentés, remarquablement posés, le sont aussi. À l’histoire captivante – dévoilée par bribes, sur 550 pages – d’un si vaste pays imaginaire et des différentes populations qui y vivent, s’y déplacent (et parfois se battent, se déchirent), viennent se greffer de multiples incursions dans des lectures antérieures. Celles-ci incitent à plonger toujours plus avant dans une œuvre assez monumentale. Mystère, magie, mémoire, sensualité et réflexions soutenues s’y côtoient et s’y emboîtent en permanence.

« La douleur trompe les hommes, Professeur ; comme elle les affecte beaucoup, ils lui accordent une importance démesurée et ils en souffrent que plus intensément. »

Jacques Abeille : Les Barbares, dessins de François Schuiten, carte des Contrées de Pauline Berneron, éditions Attila.

jeudi 6 octobre 2011

Les chants de Yutz

Peu avant de mourir, Jean Vodaine avait émis le vœu de voir à nouveau édité Les chants de Yutz, livre qu’il avait lui-même réalisé sur sa presse en 1961 mais dont il ne possédait plus un seul exemplaire. Philippe Marchal, l’animateur et maître d’œuvre de la revue Travers et Claude Billon, poète discret et ami fidèle lui avaient alors promis de tout faire pour que ce vœu devienne réalité.

Quelques années plus tard, pari tenu, l’ensemble, « achevé d’imprimer hors toute saison », est à l’image de ce que concoctait et concevait Vodaine du temps où il publiait les autres dans sa revue Dire (1962 – 1984).
Les chants de Yutz sont des poèmes en prose où l’auteur capte de brèves séquences qui trouvent en lui une caisse de résonance à la hauteur de ses émotions. Il y est question de sa ville bien sûr (située près de Thionville) mais également des hommes, du travail, des hauts-fourneaux, du paysage minier, de la mort omniprésente, de la mélancolie, de l’exil, de l’exploitation, du dur à vivre... Autant d’éléments que Vodaine connaît et vit au jour le jour, autant d’accroches qui trouvent également racines dans son passé et qui peuvent parfois coexister dans un même texte. Il aime laisser sa pensée filer. Cela ouvre de singuliers automatismes. Qu’il interrompt, cependant, dès que l’égarement guette.

« Yutz, quelle drôle de cavalcade, ces rires, ces patois, cette enfance déchirée à chacune de tes ronces où seul l’instinct de vivre servait de loi. Si je marche aujourd’hui sans rien voir dans tes rues, à l’ombre ou au soleil, ce n’est qu’à titre posthume. »

Ces proses vives et écorchées ne démentent jamais leur titre. Chants en quête d’oralité, nés là « où le ciel tire la Moselle sous le bleu des ponts », ils se frottent à l’acier et se situent au cœur du monde ouvrier, celui de Jean Vodaine et de ses amis. Certains d’entre eux (parmi lesquels Jules Mougin) figurent dans la « géographie de portraits » tracée par le photographe Pierre Verny. Celle-ci accompagne l’ensemble, livraison n° 57 de la revue Travers augmentée de gravures rouges et noires de Philippe Marchal et d’une épatante lettre de Claude Billon. Tous deux ont travaillé de concert pour que ce livre existe. Mission accomplie et pensée jusqu’en ses moindres détails. Rien n’est laissé au hasard. Papier, caractères, couleurs, mise en page et couverture formant boîtier en attestent.

Outre l’écriture, (Travers avait déjà publié les Contes de mon Haut-Fourneau dans son n° 50), Vodaine c’est évidemment aussi le dessin et la gravure, une œuvre étonnante et dispersée, à découvrir.

Jean Vodaine : Les Chants de Yutz, Travers n° 57 (10, rue des jardins - 70220 Fougerolles).
Logo : Le Buveur de bière, gravure de Jean Vodaine.

mercredi 28 septembre 2011

Où le songe demeure

En 2006 et 2007, les bibliothèques françaises ont réalisé de nombreuses expositions et manifestations autour du thème "Une ville, une œuvre". C’est dans ce cadre que Lionel Bourg a été invité par la FILL (Fédération interrégionale du livre et de la lecture) pour partir à la découverte de sept de ces expositions. De ce périple est né Où le songe demeure, une série de flâneries dont il a le secret et qu’il nous fait partager à son rythme, c’est à dire avec lenteur et feinte nonchalance.

« Répondant à la proposition qui m’était faite et qui, de ville en ville, m’incitait à une sorte de vagabondage affectif, je n’ai pas cru devoir dissimuler mes inclinations personnelles.
On écrit avec ce que l’on est, ce que l’on devient, sa sensibilité, son histoire. »

Que ce soit à Grenoble sur les pas de Stendhal ou à Metz à la recherche de Verlaine, ou à Bordeaux avec Bernard Delvaille, à Montpellier sur les traces de Léo Malet ou encore en compagnie de Michèle Desbordes à Orléans, chaque escale est chargée d’émotions, de présences indicibles et d’ombres mouvantes. Lionel Bourg ne vient pas se recueillir en mémoire de tel ou tel auteur. S’il se déplace, c’est pour le côtoyer, interroger son oeuvre, lui dire ce qu’il en pense (de bien, ou pas), ce qu’il éprouve en s’imprégnant du lieu et en tentant d’y frotter ses propres recherches.

Ce passant ordinaire s’avère exigeant. Être proche de celui ou de celle que l’on visite ponctuellement ne veut pas dire qu’on va tout lui passer, être d’accord avec l’intégralité des textes, des idées, des trajectoires. Ainsi Léo Malet : impossible de dire ce que l’on aime dans ses poèmes de braise, ce qui nous rapproche de celui qui écrivit Le frère de Lacenaire sans y ajouter un bémol de taille (Bourg ne s’en prive pas, ici comme ailleurs, à chaque fois qu’il débusque le dérapage) en dénonçant celui (le même) qui, dans ses vieux jours, en creux dans Nestor Burma revient au bercail, se laissait aller à écrire des choses de ce genre : “Je bois ferme pour faire descendre cette saloperie (du couscous), vraisemblablement inventée par les arabes pour engendrer le racisme.”

L’un des moments les plus intenses du livre, belle proximité littéraire, humaine, tragique, intervient avec Un blues pour Verlaine, placé - et ce n’est sans doute pas un hasard - au centre de l’ouvrage.

« Il pleut ou il fait beau. On s’étend sur un lit sans se dévêtir. Que faire ainsi, que dire ce soir, dans cet hôtel de Metz ?
Je suis allé voir la maison natale du poète. J’ai regardé ses livres, son visage. Tôt le matin, j’ai regagné la gare. On vit en suspension quelquefois, fredonnant un vague couplet :

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin
. »

Le train, l’hôtel, les bars déserts, les venelles grises ou ensoleillées, les rues que l’on longe tard la nuit lors de ce fameux Retour sur soi cher à Yves Martin, autre piéton, autre marcheur, c’est tout cela que l’on frôle en accompagnant Lionel Bourg dans son périple de ville en ville.

L’ouvrage, fort bien documenté, est doté d’une riche iconographie. Celle-ci permet de retrouver de nombreuses traces des expositions. Portraits, reproductions (par exemple les sanguines d’Hubert Robert à Valence), textes manuscrits, enluminures (en particulier les Trésors de Troyes) et photos (notamment celles prises au bord de la Loire, au Bas de la Mouche, là où habitait Michèle Desbordes) incitent à découvrir encore un peu plus intensément les lieux et les œuvres visités.

Lionel Bourg : Où le songe demeure, éditions Créaphis.

lundi 19 septembre 2011

Tristan Corbière, "Une vie à-peu-près"

Si de nombreux livres, essais, études et articles ont été consacrés à l’œuvre de Tristan Corbière, il n’existait pas à ce jour, hormis celle de René Martineau, publiée en 1905 (puis rééditée, revue et augmentée en 1925), de véritable biographie concernant l’auteur des Amours jaunes, dont l’existence fut brève (1845-1875), secrète et marginale, au point qu’il fut assez vite étiqueté « poète maudit », ce qui est rarement signe de très bonne santé posthume, pour quelque poète que ce soit. L’appellation, en l’occurrence signée Verlaine, était néanmoins, à l’époque, plus circonstanciée et moins rédhibitoire qu’elle ne l’est désormais. Collective, elle fut en effet également attribuée, dans un même élan, à Rimbaud et à Mallarmé.

« Des maudits, Verlaine n’en avait que trop croisés en lisant les poèmes de Rimbaud, par exemple, évoquant dans Paris se repeuple « la clameur des maudits », affirmant dans L’Homme juste : « Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide » et assurant dans Une saison en enfer  : « Maintenant je suis maudit ».

Reste que si l’adjectif s’avérait alors en phase avec les écrits des uns et des autres, Corbière en usant aussi vis à vis de lui-même (« Mais ma musique est maudite, / Maudite en l’éternité »), il y avait beaucoup à faire, de nombreuses recherches à entreprendre, des documents à retrouver et à vérifier, des voyages à restituer, des poèmes à relire et à interpréter, pour sortir de l’ombre les années les plus méconnues de cette existence (celles qui vont de 1863 à 1869) avant d’espérer relier entre elles les séquences d’un parcours atypique. C’est ce à quoi s’est attelé Jean-Luc Steinmetz pour donner, en 500 pages, une somme capable de mettre un peu plus en lumière Corbière et ce qu’il appelait son « monstre de livre ».

Steinmetz avance avec méthode. Il remonte d’abord la généalogie. S’arrête posément sur Édouard Corbière, le père à la haute stature, tour à tour capitaine, journaliste, écrivain de romans de mer (dont le plus célèbre fut Le Négrier), homme écouté et influent. Ce faisant, il démonte une idée fort répandue qui voudrait que père et fils se soient ardemment affrontés, le second désirant, par l’écriture, répondre avec fougue, ironie et mordant, maniant à l’extrême ce sens aigu de la moquerie et du sarcasme qu’on lui connait, à l’aura écrasante du premier. Or, il n’en est rien. Steinmetz, extraits de lettres et références à l’appui, montre, au contraire, l’étroite connivence qu’il y avait le plus souvent entre eux, celle-ci dépassant leur commune fascination pour la mer...

Il s’attarde ensuite sur la famille Corbière, unie et aisée, solidaire, formant presque clan et ne ratant pas une occasion de se réunir dans les lieux (château, manoirs ou maisons bourgeoises) qui leur appartenaient à Morlaix et dans ses environs. L’idée du poète rejeté est battu en brèche. Tristan est entouré. Sa santé précaire et son physique squelettique ne l’empêchent pas d’avoir des amitiés fortes. Il côtoie des jeunes de son âge. Il a, de plus, des aptitudes à la navigation, partant en mer, surtout par gros temps, et parfois en bonne compagnie. L’image d’un Tristan reclus et caché à Roscoff, où sa famille possède une maison dont il est souvent l’unique occupant, s’effrite en partie. Certes, le poète connait la solitude et doit porter un corps douloureux. Qu’il n’hésite pas à mettre à l’épreuve (ou à l’amende). De l’océan et de l’alcool quand il stationne tard le soir à l’auberge Le Gad où il retrouve des peintres qui y séjournent durant les mois d’été. C’est avec eux qu’il se sent le plus en harmonie. Cela n’a rien d’étonnant. Corbière s’est toujours adonné au dessin, à la peinture et surtout à la caricature pour laquelle il développe un don particulier. Cet aspect souvent oublié est ici très justement saisi. Ses faveurs vont plus aux peintres qu’aux poètes. Le plus proche se nomme Jean-Louis Hamon. C’est en sa compagnie qu’il s’embarquera pour l’Italie, visitant Rome et séjournant pendant plusieurs mois (dans l’hiver 1869/1870) à l’hôtel Pagano à Capri. C’est là-bas qu’il écrira une première version du poème en cinq quatrains Le fils de Lamartine et de Graziella  que l’on retrouvera quatre ans plus tard dans Les Amours jaunes. Le ton et les traits d’esprit, inimitables et cinglants, y sont déjà.

« À l’île de Caprée où la mer de Sorrente
Roule un flot hexamètre où fleurit l’oranger,
Un naturel se fait une petite rente
En Graziellant l’étranger...

Et l’étrangère aussi, confite en Lamartine,
et qui vient égrainer chaque vers sur les lieux ;
Il leur sert son profil et c’est si bien sa mine
qu’on croirait qu’il va rendre un vers harmonieux. »

Jean-Luc Steinmetz, fouillant lettres et témoignages, le suit pas à pas, surtout dans les six dernières années de sa vie, période où les indices restent les plus fiables et durant laquelle il conçoit son unique ouvrage. Il voyage, revient à Roscoff, rencontre un soir chez Le Gad le comte Rodolphe de Battine et sa compagne, Armida Julia Josephina Cucchiani, dite « Herminie », dont on ne sait, à vrai dire, pas grand chose si ce n’est qu’elle est actrice. Cette rencontre, qui date du printemps 1871, va profondément changer sa vie. Il ne quittera pratiquement plus le couple, devenant ami du comte et amant torturé – réel ou imaginaire – de celle qui hantera et bousculera (Tristan se rossant plus que de coutume) plusieurs pièces des Amours jaunes. C’est avec le couple Battine qu’il se rend à nouveau à Capri. C’est probablement eux qui l’incitent également à quitter Roscoff pour se fixer à Paris en 1872. Il laissera dès lors vareuse, cuissardes et ciré à la cave pour se fondre dans la foule, se rendre aux concerts et retrouver ses amis peintres dans les bars ou brasseries. L’un d’entre eux, Camille Dufour, témoigne :

« Tristan déjeunait à des heures bourgeoises, tantôt à la Brasserie Fontaine avec moi, tantôt chez lui, où il hébergeait le peintre Gaston Lafenestre, par qui je l’ai connu. Le soir il dinait généralement chez le comte de B., avec qui il s’était lié quand celui-ci alla soigner sur le rivage de la Manche une blessure reçue en 70. »

Il habite rue Frochot, à quelques numéros de chez Degas, qu’il croise sans doute mais sans le connaître. Corbière, à Paris, vit, peint et écrit en passant totalement à côté des mouvements en vogue. Ce n’est pas un homme de réseaux. Il a un projet à mener : le sien. Après, il va vite mourir, il le sait. Il ne s’intéresse pas plus aux Parnassiens qu’aux Impressionnistes. C’est pourtant là-bas qu’il va donner une autre impulsion à son livre. Les sections maritimes (Armor et Gens de mer) qui formaient jusqu’alors le cœur de l’œuvre sont précédés de quatre autres parties (Ça, Les Amours Jaunes, Sérénades des sérénades et Raccrocs) où apparaît une nouvelle tonalité, une ouverture caractérisée par les poèmes d’amour et ce qu’il appelle, vie parisienne et référence appuyée à Murger (qu’il vénère) obligent, sa « bohème de chic ». L’ensemble se termine par Rondels pour après, textes qui disent, toujours sur le mode de l’auto-dérision et du rire jaune, le peu d’illusion qu’il nourrissait tant pour sa survie physique que littéraire.

C’est tout cela que Steinmetz transmet en pointillés, en jouant sur le réel et le probable. Il ne peut d’ailleurs procéder autrement. Suivre Corbière d’un bout à l’autre de son passage sur terre (qui se terminera le 1 mars 1875) est impossible. Il y a de nombreuses périodes où l’on perd sa trace. Il ne subsiste que quatre lettres pour connaître les douze dernières années de sa vie. Difficile, dans ces conditions, de ne pas s’en tenir parfois à des interprétations personnelles et aléatoires.

« Une vie à-peu-près » est désormais le travail biographique le plus abouti concernant le poète et l’homme Tristan Corbière. La dernière partie du volume attire l’attention sur l’intérêt suscité par Les Amours jaunes dès sa parution. L’ouvrage, publié à 500 exemplaires à compte d’auteur en 1873 par les frères Glady, a d’emblée reçu un bel accueil. Le premier article le concernant, signé Émile Blémont, est d’une grande qualité critique. Si, peu après, Verlaine le salue avec encore plus de verve, d’autres, très vite, et en premier lieu Jules Laforgue, vont exprimer ce qu’ils ressentent de neuf, de cassé, de volontairement déréglé chez Corbière :

« Toujours le mot net – il n’y a pas un autre artiste en vers, plus dégagé que lui du langage poétique. Chez les plus forts vous pouvez glaner des chevilles, images – soldes poétiques, ici pas une : tout est passé au crible, à l’épreuve de la corde raide. »

Puis viendront, entre autres, égrenés au fil du temps, (brisant ces clichés atterrants qui, oubliant les trois quarts du livre, ne l’entrevoyaient que breton, marin, esseulé et malade) les hommages nets et précis de Huysmans, de Tzara, de Breton (qui lui fera une place dans son Anthologie de l’humour noir), de T.S. Eliot, d’Ezra Pound et de Lovecraft (qui l’évoque en préface de L’Appel de Cthulhu)... De quoi inciter les curieux à se plonger ou à se replonger dans une œuvre unique, celle d’un être qui, se disant « poète en dépit de ses vers », n’a pas fini, loin s’en faut, de trouver, d’émouvoir et de repêcher de nouveaux lecteurs.

« Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... - Horreur ! -

… Il chante. - Horreur !! Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre. »

 Jean-Luc Steinmetz : Tristan Corbière, "Une vie à-peu-près", éditions Fayard.

dimanche 11 septembre 2011

Mobile de camions couleurs

James Sacré a longtemps sillonné les routes américaines. Ses longs et minutieux périples se retrouvaient déjà au cœur de l’imposant America Solitudes. Cette fois, son voyage se fait de façon tout aussi précise mais plus directe. Deux éléments, liés au regard et à la route, servent d’appuis (et peut-être aussi de déclencheurs) à son projet. D’abord le livre Mobile (sous-titré Éléments pour une représentation des États-Unis) que Michel Butor publia en 1962, jouant sur l’homonymie des noms de villes des différents états pour jeter les bases de ses parcours listés, sinueux, concrets, détaillés, et ensuite le rôle essentiel, presque de tissage du territoire, qui est celui des grands camions colorés chargés de relier les différents points du continent en roulant d’une ville à l’autre, traversant les paysages sans les voir et emportant avec eux, dans leur fumée, dans leur chant lancinant, un peu des rêves de ceux qui les regardent s’éloigner et disparaître derrière la ligne d’horizon.

« C’est évidemment sur les grands axes routiers
Qu’on voit lancée toute leur force
Mais souvent les voilà où tu n’aurais pas cru, par exemple
La route quittée, sur une étroite bande de terre labourée
Juste avant d’arriver au pueblo de San Felipe
Une cabine motrice blanche avec sur le plancher de la remorque
Un tracteur agricole jaune l’ensemble
Sur un fond gris sali de vert, collines basses
Et l’ampleur du ciel au-dessus, ou l’ampleur du temps. »

La complicité entre Butor et Sacré est discrète mais très présente. Des fragments de Mobile prennent place dans le texte et l’ensemble donne à voir une série de photos réalisées par Butor aux États-Unis entre 1960 et 1965. Photos de villes où les camions ne sont pas visibles. Leur circulation n’a lieu que dans les poèmes. C’est là que James Sacré les cadre en un clin d’œil. Il surveille les aires de repos ou les parkings de restaurants pour poser son regard et ses mots sur les couleurs et leurs contrastes, sur les chromes qui brillent au soleil, sur les hauts pots d’échappement en forme d’oreilles dressées de part et d’autre du capot, sur « le museau carré », sur le nez busqué et grillagé, sur les cabines aménagées, sur les longues remorques de ces bâtiments silencieux qui bientôt vont se réveiller, repartir, bondir, rouler sur la route 66 ou plus loin encore, dans « les solitudes du Malpays »,

« Vont-ils vraiment
Tirer avec eux tout ce mauvais pays de laves noires et de genévriers
Jusqu’à Boston ou Chicago, jusqu’à Philadelphie ? »

Sacré aime sentir les camions se glisser et bouger dans ses poèmes. Il remplace parfois à distance des conducteurs « pas visibles dans leur cabine haut fermée ». Dans son livre, le trafic est soutenu. La mécanique répond au quart de tour. C’est « un cœur qui bat fort ». Qui rythme le travail incessant et le roulement permanent de ces véhicules qui traversent son imaginaire.

James Sacré : Mobile de camions couleurs, photographies de Michel Butor, Éditions Virgile.