mardi 1 janvier 2013

Le Voyage imaginaire

La Schwambranie a été conçue entre hasard et nécessité, un soir où Lolia et son frère Osska, mis au piquet par leur père pour avoir perdu la reine d’un jeu d’échecs neuf que celui-ci, un colosse à la voix forte, médecin juif exerçant à Pokrovsk sur la Volga, venait d’acquérir, décidèrent, seuls dans leur coin, de s’évader en créant un pays imaginaire où les enfants auraient toute leur place.

« Selon notre géographie, le monde était immense, mais il n’avait point de place pour les enfants. »

Vivant dans la Russie tsariste des années 1910, les inventeurs de ce nouveau pays, le situèrent dans l’océan Pacifique, à l’est de l’Australie, loin de leur propre territoire dont l’histoire, et les bouleversements en cours, allaient pourtant déterminer en partie la vie de leur minuscule paradis.
Quand la première guerre mondiale toucha l’Europe et la Russie, les deux frères ne purent s’empêcher de s’inventer eux aussi des ennemis, des batailles et des héros. Ils leur donnèrent le nom des médicaments que prescrivait leur père.
En 1917, la révolution qui éclata en Russie se propagea également en Schwambranie. Olia et Osska devinrent alors des défenseurs acharnés de leur petite république de poche. Ils donnèrent libre cours, tout comme leur père – qui devra bientôt rejoindre le front de l’Oural – à leur enthousiasme révolutionnaire.
Ils vont bientôt confondre de plus en plus la réalité et leurs rêves d’évasion. Les deux registres vont s’imbriquer et Léo Cassil, qui a débuté en littérature grâce à Maïakovski, va déployer toute sa verve et son ironie pour faire en sorte que ce voyage immobile et secret perdure jusqu’à la fin du livre, autrement dit jusqu’à la mort (totalement assumée) de tous les Schwambraniens.

« J’étais debout parmi ces cadavres imaginaires, les dépouilles mortelles de citoyens qui n’étaient jamais nés. »

Cassil s’écarte rarement de l’idée de jeu et de féérie qu’il essaie d’instituer dans son roman. S’ il le fait, c’est pour saisir le contraste qui existe entre l’utopie que ses héros réussissent à créer (rencontrant quand ils le souhaitent Tom Sawyer, Oliver Twist, la petite marchande d’allumettes ou les enfants du capitaine Grant) et celle que les politiciens ne peuvent qu’entrevoir avant de la remiser définitivement au placard.

« Hier, un train à traversé les tourbillons. J’ai couru à sa rencontre. C’était un train de morts. Les malades avaient été gelés pendant la route. On rangeait les cadavres sur le perron. Papa n’était pas parmi eux. »

Le Voyage imaginaire a été découvert par Malraux lors de sa venue à Moscou, en 1934, au congrès des écrivains révolutionnaires. Le livre, publié en 1933, connaissait un grand succès. En 1937, suite à l’arrestation et à l’exécution de Ossip, le frère de Léo Cassil (Osska dans le roman), il cessa d’être imprimé et ne ressortit que vingt ans plus tard, au moment de la déstalinisation, expurgé des passages où était évoqué l’antisémitisme latent en Russie.

C’est la version intégrale de cette ode à l’enfance que publient les éditions Attila avec, en annexe, un appareil critique et divers documents dont les armoiries de l’état et son drapeau original.

« Le souvenir de la Schwambranie est chose utile. Bien des gens parmi nous vivent encore d’une double vie, mettent encore sous leur oreiller la vraie cuillère avec laquelle ils espèrent manger la confiture des songes. Ce sont des Schwambraniens qui s’ignorent. »

Léo Cassil : Le Voyage imaginaire, traduit du russe par Véra Ravikovitch et Henriette Nizan, dessins de Julien Couty, éditions Attila.

samedi 22 décembre 2012

Agacement mécanique

Agacé, amusé ou simplement déconcerté par ce qu’il voit, lit ou entend, Olivier Hervy aime traquer puis démonter l’anomalie, l’évidence, la logique déplacée, les doubles sens, les lieux communs si communs ou les légers déraillements du vocabulaire qui se présentent à lui (et à nous) tous les jours ou presque. Il les saisit et les détache un instant de ce quotidien auquel ils ne cessent d’appartenir. Il les polit et y ajoute son grain de sel. Il a ainsi accumulé nombre d’aphorismes, de notes et de réflexions qui s’enchaînent en continu tout au long de cet ensemble très tonique.

« "Un temps de saison !", me dit mon vieux voisin qui a toujours une phrase de circonstance. »

« C’est parce qu’il est souple que cet équilibriste sur ses échasses a une démarche raide. »

« On vient de retirer son agrément à cette assistante maternelle qui avait un pitbull dans son appartement. Le fait qu’elle ne comprenne ni n’accepte la décision de la commission la justifie. »

À coups de notes concises, pleines de bon sens, de vérité ou de malice, placées sous le signe de l’écoute et de l’observation, il coupe au plus court et détecte les travers de tout un chacun sans pour autant s’épargner.

« "Dis que tu viens de ma part !", m’avait conseillé le déplaisant P., si bien qu’à présent je me trouve sur une petite table coincée entre la porte d’entrée et celle des toilettes devant une assiette froide. »

« "Je préfère ce que tout le monde n’aime pas", me dit cet ami en mangeant le cou du lapin, avant que je ne réalise qu’il est le seul à me rendre souvent visite. »

Son sens du bref et du contrepoint ne laisse rien passer.

« Une coulée de boue a fait plus de deux cents morts au Nicaragua, une autre ici bloque une ligne de train. Les usagers sont furieux. »

Efficace, conciliant, incorrect ou cinglant, il vise juste et ne s’attarde jamais outre mesure sur les faits et gestes de ceux qui l’entourent. Il se sait, lui aussi, de temps à autre, pris dans la nasse, en bonne ou moins bonne compagnie, bien obligé d’égayer ou de gâcher, selon l’humeur et les circonstances, son état d’esprit du moment.

« C’est quand l’ambulance roule lentement avec son gyrophare allumé mais sans sa sirène que l’urgence semble la plus réelle. »

« Elle me dit qu’hier elle a fait piquer son chien. Il était malade, sentait mauvais, mordait les enfants. C’est un brise-coeur, ajoute-t-elle. »

« "Mais où vas-tu chercher tout cela ?", me demande cette jeune cousine avec piercing sur la langue et semelles compensées. »

Olivier Hervy : Agacement mécanique, L’Arbre vengeur.

vendredi 14 décembre 2012

La douceur de la vie

Ce livre est de ceux dont le titre se trouve assez rapidement démenti par son contenu même. La douceur évoquée est celle à laquelle aspire la plupart des personnages du roman. Le décor (le calme d’une petite ville autrichienne) et la période de l’année (entre Noël et le nouvel an) pourraient aider à atteindre ce bref instant de plénitude tant désiré. Mais la réalité est différente. Dans cette apparente langueur, où vivent au ralenti une bourgade et ses abords montagneux couverts de neige, un vieil homme de 86 ans vient d’être découvert mort près de sa grange, le visage broyé par les roues d’un engin puissant qui pourrait être un tracteur ou une dépanneuse.

Cette énigme, Ludwig Kovacs, le policier en charge de l’affaire, va devoir la résoudre en tentant de découvrir l’assassin et son mobile. La tâche est d’autant plus ardue que la seule personne capable de lui donner quelques indices est la petite Katharina, frappée de mutisme après avoir retrouvé son grand-père (avec qui elle jouait peu avant) allongé dans la neige, les bras en croix et le visage écrasé.

« Couché là, il y a comme quelqu’un qui fait l’aigle dans la neige, les bras largement étendus comme des ailes. Il avale la clarté de la lune. L’enfant pose un pied à côté de l’autre. Puis elle se penche. Les brodequins noirs ressemblent à ceux du grand-père. »

C’est cette fillette que le docteur Horn, psychiatre à l’hôpital de Furth, va voir entrer dans son service peu après.
« Cette année ne finit pas bien, pensa Raffael Horn. »

Les nombreux faits divers, tous assez scabreux, qui ne cessent de s’accumuler, ne peuvent que lui donner raison. Il en reçoit, tout comme le policier Kovaks, les premiers éclats. Tous deux se trouvent confrontés à des situations qu’il leur faut, d’une façon ou d’une autre, comprendre et disséquer à un moment où ils espéraient plutôt souffler et passer tranquillement les fêtes de fin d’année.

Avançant chapitre par chapitre, se plaçant tantôt du côté de l’enquête de police, tantôt dans le service du psychiatre, et n’hésitant pas à amplifier son roman en sondant la mémoire et le quotidien de nombreux autres protagonistes (curé désaxé, ex-facteur reconverti en apiculteur, hôtelier marocain harcelé par des bandes de skinheads, ancien taulard devenant coupable idéal), tous reliés, parfois secrètement, à l’énigme, Paulus Hochgatterer construit son roman avec lenteur et habileté. Rien (et surtout pas la psychologie) de ce qui fonde la vie de ses personnages n’est laissé au hasard. Tous sont confrontés à des luttes intérieures qu’ils doivent de temps à autre oublier pour s’intégrer dans un tissus social qui est loin de répondre à leurs attentes. C’est celui de l’Autriche vu par l’un de ses écrivains qui, comme tant d’autres (Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Josef Winkler...), porte un regard critique et pessimiste sur son pays. Hochgatterer a choisi, pour ce faire, une mise en scène fouillée et, au final, terriblement efficace. Ce livre est bien plus qu’un roman noir. Il permet de visualiser, détails à l’appui, la fragilité d’une société profondément fissurée qui laisse apparaître, au grand jour, après avoir tenté de les contenir dans le microcosme familial ou rural, une somme de malentendus, de non-dits, de mensonges, de blessures, de violences, de crimes, de règlements de comptes (souvent liés à la dernière guerre) et de trahisons qu’elle ne peut plus dissimuler.

Paulus Hochgatterer a reçu, avec ce livre, au dénouement inattendu, le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature 2009. Il avait auparavant publié, également chez Quidam, un très subtil et tout aussi convaincant roman : Brève histoire de la pêche à la mouche.


 Paulus Hochgatterer : La douceur de la vie, traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Kenk, Quidam éditeur.


jeudi 6 décembre 2012

Je dirais que j'ai raté le train

Pierre Soletti préfère marcher à côté des rails ou s’en écarter plutôt que de se poster sur les quais en ayant les yeux constamment braqués sur l’horloge et les panneaux lumineux. Il aime voyager léger et s'appuyer, au fil de ses périples, sur ce regard vif et libre qui ne lui fait jamais défaut. Trouver un arbre migrateur (le palétuvier), guetter les brusqueries du vent derrière la vitre ou s’imaginer l’étonnement d’une flaque d’eau qui voit la mer déferler et l’anéantir en un éclair sont quelques unes des surprises qui l’aident à traverser ses jours en pointillés avec pour seuls titres de voyages des poèmes brefs et spontanés. Il y dit ses étonnements ou ses désenchantements. Sans s’épancher mais avec lucidité.

« la vie parfois
ressemble à un sale type
qu’on a envie d’attraper
par les oreilles
& de secouer
secouer
secouer
jusqu’à ce qu’il en tombe
quelque chose »

Ce voyage, il ne le réalise pas seul. Amélie Harrault illustre et anime à sa manière (ombres, portraits, décors ou intérieurs saisis dans leur réalité) ces instants de vie en les faisant bouger sous nos yeux. La réalisatrice et scénariste de Mademoiselle Kiki et les Montparnos trouve dans les textes de Pierre Soletti (où les arrêts sur image sont permanents) un univers qui ne pouvait que l’enchanter.

Pierre Soletti (textes) et Amélie Harrault (illustrations) : Je dirais que j’ai raté le train, Éditions Les Carnets du Desserts de Lune.

vendredi 30 novembre 2012

Ici ça va

On entre dans le roman de Thomas Vinau en poussant une porte qui grince et s’ouvre sur l’intérieur silencieux d’une maison inhabitée depuis plusieurs années. L’endroit est assez sain et agréable pour qu’un jeune couple décide de s’y installer. À eux de rénover la demeure et la cabane attenante, d’y trouver leurs marques et de s’y poser. La démarche s’avère un peu plus délicate, et en même temps, on le comprend très vite, nécessaire, vitale, pour le narrateur qui ne retrouve pas ici un lieu d’habitation ordinaire. C’est dans ces murs, et surtout au dehors, dans les herbes folles, au milieu des vignes, à proximité de la rivière, qu’il a passé son enfance et engrangé des souvenirs heureux jusque ce que la mort brutale de son père ne vienne rompre l’équilibre, donnant libre cours à l’angoisse et à ses crises répétées.

« Il aimait la pêche. Le foot. Il aimait réparer les transistors. C’est ce que ma mère m’a raconté au téléphone quand je l’ai appelé après mes crises. J’avais besoin d’en savoir plus. D’en savoir un peu. De pouvoir l’imaginer. C’est la moindre des choses que de pouvoir imaginer son père. À défaut de le connaître. »

C’est en se réappropriant la part la plus sensible de son histoire qu’il crée, avec patience et lenteur, un présent où l’on perçoit, à chaque instant, une harmonie entre lui et celle qui partage ce quotidien où le travail physique permet au corps d’éprouver, chaque soir, une fatigue salvatrice. Cela n’empêche pas la peur de rôder.

« Je me méfie. J’ai toujours peur que ça ne dure pas. Dès qu’il y a un moment de bonheur, de paix, je me répète que ça ne durera pas. Que le temps est un menteur. Qu’avoir quelque chose c’est commencer à le perdre. C’est comme cela que je fonctionne. C’est ce que la vie m’a appris. »

Ce fatalisme latent n’entrave pas sa volonté de vivre chaque instant avec intensité. C’est sa façon de maintenir la fragilité à distance. C’est aussi ce qui l’incite à confirmer ce que dit le titre du livre : Ici ça va. Ce qui peut laisser penser qu’ailleurs ça n’allait probablement pas. D’où ce besoin de reprendre en main son existence à l’endroit même où elle s’est un jour partiellement arrêtée.

Thomas Vinau mène son roman en multipliant les chapitres très courts. Son écriture est simple et efficace. Il lui faut peu de phrases pour brosser un décor, un pan de paysage, un parcours dans les vignes, une fin de journée paisible, un feu de broussailles... Pas de détails superflus, très peu d’adjectifs. Un tempo vif et une respiration soutenue et maîtrisée, à l’image de celle qu’adoptent les deux personnages que l’on suit, reconstruisant patiemment quelque chose qui s’affirme, au fil des mois, bien plus fort que les murs de leur maison.

« Et puis il y a la lumière. Omniprésente. On dirait parfois qu’elle monte de la terre. Avec le bruit de la rivière. Qui lui sert d’escalier. »

Ici ça va est le deuxième roman de Thomas Vinau. Le premier, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, publié l’an dernier chez le même éditeur (Alma) est récemment sorti en 10/18.


 Thomas Vinau : Ici ça va, Alma éditeur.



mardi 20 novembre 2012

Petites chroniques de l'estran

C’est en bordure d’océan que l’on a le plus de chance de rencontrer Marc Le Gros. Ce n’est pas la pleine mer qui l’attire mais bien l’estran, la bande côtière, ce lieu où l’homme peut prendre, durant quelques heures par jour, la place laissée momentanément libre par l’eau. L’endroit regorge de bestioles fabuleuses, pour la plupart succulentes, qui vivent et bougent (ou dorment, ou font semblant) au ras du sol et parfois même en dessous, quand ce n’est pas collées aux rochers qui ne se découvrent qu’à marée basse. Celles-ci se nomment palourde, moule, couteau, bernique, huître, homard, crevette ou bigorneau. Ce sont les familières de l’estran. Ce sont aussi les personnages du théâtre iodé que Marc Le Gros met  en scène. Il procède par tableaux et présente chaque intervenant avec tact, y associant de belles références littéraires ou picturales.

Son envie de faire partager sa quête de l’infiniment petit, son impeccable curiosité et ce plaisir, simple, de vivre, un temps, (celui de la pêche à pied précédant celui de la table) loin des tracas quotidiens restent des règles de sagesse qu’il applique au fil de ces chroniques où l’érudit qu’il est n’en rajoute jamais.

« La matière qui nous meut n’est pas savante, elle est légère et il n’est pas indifférent que les mots et les choses, l’humeur et la forme parfois consonent et aillent, autant que faire se peut, du même pas. »

Cet équilibre avec la matière et ce qu’elle suggère de découvertes émerveillées tient autant à sa propre histoire et à ses attaches géographiques (à la présence indéfectible en sa mémoire de sa grand-mère Laurencine Colleter et du petit port de Térénez en baie de Morlaix) qu’à ses multiples voyages, effectués toujours cap au sud, à la découverte de pays à larges façades maritimes.

« Le sud de l’Europe connaît bien les couteaux. On trouve fréquemment les navajas ou plutôt les navelles proposés aux étals de la Boqueria de Barcelone. Les adultes sont consommés à la « planxa », les juvéniles plutôt destinés aux bars à tapas de la ville. Mais on les rencontre aussi sur les marchés des petits ports d’Algarve où on les vend en bottes, ligotées de raphia comme les asperges. »

Chez Marc Le Gros, l’air de la mer et les marches le long des grèves creusent l’estomac. Cela ouvre l’appétit. Ceux qui le suivent ne peuvent s’empêcher de penser à la prochaine dégustation des petites bêtes récoltées par le bassier. Sur ce point, comme sur les précédents, qui associe mots et mets, il ne manque pas de goût. Il sait cuisiner, agrémenter, arroser tout en restant gourmet, se référant, si besoin, à l’expérience de quelques uns de ses écrivains de prédilection. Songeant ainsi à Mandiargues mangeant les couteaux crus, « arrosés de jus de citron vert » lors de ses petits déjeuners avec Bona à Venise. Ou à Lampedusa, l’auteur du Guépard, évoquant « le corail des langoustes bouillies vivantes, un corail qui seul, suprême élégance, était consommé. »

Avec Petites chroniques de l’estran, où l’anatife et l’anomie côtoient la coquille Saint-Jacques et l’araignée, Marc Le Gros clôt, presque à regret tant la palette semble inépuisable, le triptyque qu’il avait commencé avec Éloge de la palourde et poursuivi avec Marée basse

 Marc Le Gros : Petites chroniques de l’estran, éditions L’escampette.



dimanche 11 novembre 2012

L'Empire d'un homme

Chez Ramon Sender (1901-1982), réalité et fiction sont indissociables. Il s’appuie souvent sur la première pour déclencher puis étayer la seconde. Cette fois, c’est un fait-divers qu’il avait dû couvrir en 1926, en tant que journaliste pour le quotidien El Sol, qui sert de trame à ce roman publié initialement en 1939 à Mexico. L’histoire est peu banale. Elle débute par une scène de chasse dans la montagne. Un petit groupe (composé de cinq chasseurs et du narrateur) grimpe à bon rythme derrière les chiens. Il s’en va débusquer un étrange gibier que l’on a vu sauter à plusieurs reprises sur les pitons pelés de ce massif si peu hospitalier. Certains disent que c’est un monstre, d’autres un orang-outang, d’autres prétendent qu’il a deux têtes.

« Certains avaient vu l’animal que nous allions chasser. De tout ce que j’avais entendu dire, je retenais surtout ces détails : “des griffes aussi longues que celles d’un tigre, le mufle et la tête couverts de poils” ».

En fait, parvenus là-haut, c’est un homme que les chasseurs vont réussir à capturer, un homme apeuré qu’ils forcent, sans ménagement, à sortir d’une caverne en l’enfumant.

« Il sortit. Mais il fallut s’avancer pour le soutenir : il était à moitié asphyxié et tomba à l’entrée, sans connaissance. »

Sender déroule alors son récit comme il en a l’habitude. Avec patience et méthode. S’attachant à ce personnage soudain devenu essentiel. Lui redonnant une identité. Retrouvant en cet homme hirsute qui sait parler aux renards un nommé Sabino, disparu quinze ans plus tôt et que tous croyaient mort, y compris sa femme remariée qui, le voyant apparaître sur le pas de sa porte, déclara, effrayée, que ce n’était pas lui mais son « fantôme » qui se tenait là, debout devant elle.

Le retour du disparu va réveiller le passé. Et nourrir le texte et les multiples rebondissements que l’écrivain va lentement conter. Sabino était un absent particulier. Dont on n’avait jamais retrouvé le cadavre parce que, pensait-on, il avait été assassiné puis découpé en morceaux avant d’être donné à manger aux cochons. Deux jeunes d’un village voisin, "soumis à la question" (autrement dit torturés) avaient d’ailleurs avoué le meurtre et venaient, en conséquence, de passer de nombreuses années derrière les barreaux.

L’histoire initiale est amplifiée par tout ce que Sender y ajoute. Il semble parfois la délaisser pour s’attacher aux conflits en cours dans le village, notamment entre ceux (grands propriétaires) qui ont (ou cherchent à prendre) le pouvoir. S’il bifurque ainsi, c’est pour mieux poser le fait-divers. Il veut l’installer au centre des préoccupations de tous sans négliger les à-côtés et la vie qui continue malgré la présence insolite d’un ressuscité en ces lieux. Il le fait en sondant la fragilité ou l’innocence de Sabino, en décrivant le parcours semé d’embûches de ses présumés assassins et de leurs familles.
En reliant l’histoire du revenant à celle de toute une communauté, il parvient à l’ancrer, peu à peu, dans la légende collective.

 Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.