lundi 4 août 2014

L'arrachoir

Il ne faut que deux ou trois pages à Françoise Favretto pour isoler un décor et y caler une séquence qu’elle extrait de sa mémoire ou qu’elle crée à partir des éléments que celle-ci a sauvegardés. Les pièces qu’elle arrache ainsi au passé, et qu’elle reconstitue sous forme de nouvelles, de récits ou de chroniques sont brèves et percutantes. Beaucoup d’entre elles tournent autour de l’ambivalence des sentiments et des émotions. Le regard y est omniprésent. C’est par lui (qui détecte, surprend, découvre) que la scène de vie observée ou retrouvée entre dans l’imagination de celle qui s’en empare. Elle oscille dès lors entre fiction et biographie. Tout ce qui revient (mort précoce d’un cousin complice, départ du père, souvenir d’un rendez-vous raté, cohue dans une gare, poupée éventrée) est source de questionnements chez celle qui assiste, tout à la fois étonnée, médusée, ironique, affectée ou désemparée, à ce qui se trame, presque par inadvertance, en elle ou sous ses yeux. En s’emparant, comme elle le fait, de courts moments de l’histoire des autres, dont certains lui sont totalement inconnus, elle sait qu’elle peut, elle aussi, à ses dépends, un jour servir de personnage à un anonyme qui aura porté, un instant, son attention sur elle.

« je veux bien aider mon auteur en lui racontant ma vie. Il doit me prendre du dedans – même si cette expression est très érotique, je vous assure qu’il n’y aura rien entre nous. je dois me glisser au fond de son imaginaire, m’arracher du virtuel. je suis l’imaginaire de quelqu’un. je dois me faire à cette idée. après il s’en servira pour me créer et faire du deuxième degré. »

Françoise Favretto ne néglige jamais l’envers du décor. Ni l’intériorité des uns et des autres. Cela l’aide à tisser des relations infimes mais très sensibles entre elle et ceux qu’elle évoque dans ses textes. Elle peut assez aisément prendre leur place et se dédoubler en chahutant subtilement la raison sur de très courts laps de temps avant de retrouver ces livres qu’elle ne quitte jamais très longtemps.

« Quand je n’ai pas pu me plonger dans un livre depuis quelque temps, c’est comme si j’avais faim, quelque chose me manque. »

Et les livres, Françoise Favretto vit avec depuis des décennies. Comme lectrice bien sûr, mais aussi, et avant tout, comme éditrice au sein de l’Atelier de l’agneau et des différentes revues qu’elle a initiées et animées.

 Françoise Favretto : L’arrachoir, Atelier de l’agneau.


mercredi 23 juillet 2014

Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison, leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.

« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »

L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.

« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »

C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.

« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »

La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.


 Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.


mardi 15 juillet 2014

Rien seul

Rarement titre n’aura été si laconique, si explicite. Cédric, le personnage central du premier roman de Jean-Claude Leroy n’a rien, ne dit rien, existe à peine socialement, ou alors par intermittences, le temps de quelques petits boulots ou stages, et glisse (inexorablement seul) sur une pente où son esprit rebelle ne s’avère d’aucun secours. Il fait partie – et cela se perpétue dans sa famille de père en fils depuis quelques générations – des pauvres, des laissés pour compte, errant sur les bas-côtés d’un monde dans lequel sa timidité naturelle et son relatif manque d’entrain sont perçus comme des obstacles majeurs à son intégration. Il galère, s’accroche, décroche, construit un semblant de famille et quête des morceaux de bien-être qui ne durent jamais bien longtemps.

Plus il tente de ressembler aux autres et plus il s’en démarque. Il essaie pourtant « de faire vivant ». Rencontre une femme puis une seconde. Se retrouve père d’une petite fille qu’il ne verra bientôt plus. Tout semble lui répéter (lui-même se le martèle) qu’il est né pour perdre. Et il est vrai que la descente, qui va s’accélérer dès qu’il aura testé l’efficacité de l’alcool pour anesthésier sa souffrance, semble amorcée depuis son plus jeune âge.

« De par son isolement, tout lui devient difficile : ses tremblements, sa malléabilité, son angoisse. »

L’alcool, il s’y adonne sans compter. Et chute de façon radicale, vertigineuse, vivant désormais dans la rue, logeant dans des cabanes de fortune ou dans des wagons désaffectés et côtoyant des compagnons de trottoirs aussi désemparés que lui.

« Cédric a honte de sa faiblesse, il voudrait s’extraire de cette nasse, et c’est beaucoup de combats à mener en même temps. Trop pour lui. L’angoisse le tenaille, si bien qu’avant le premier verre avalé il n’ose pas sortir dans la rue, reste prostré. »

Derrière l’itinéraire effrayant que suit pas à pas, d’une manière presque clinique, Jean-Claude Leroy, avec une fluidité d’écriture qui ne se relâche jamais, pointe une réalité sociale aux effets dévastateurs. Ce n’est pas la misère elle-même, ou l’éviction d’un homme n’ayant pas emmagasiné assez d’énergie pour s’affirmer, qu’il explore mais le lent, l’implacable processus qui rejette et anéantit avec froideur celui qui tente de se démarquer pour se construire seul, à partir de ses manques, en ne nourrissant pas d’autres projets que celui d’une vie menée au jour le jour, loin de sa famille, et tout aussi loin des règles dictées par la collectivité.

Ce sont des solitaires de cet acabit que l’on croise également dans les récits et nouvelles que l’auteur a précédemment publiés chez le même éditeur. Il en dresse à chaque fois des portraits sensibles et psychologiques subtilement nuancés, s’attachant d’abord à leur discrétion et à leur humanité dans un monde qui ne tourne pas rond et où leur (indocile) singularité n’a pas droit de cité.

 Jean-Claude Leroy : Rien seul, éditions Cénomane.

vendredi 4 juillet 2014

L'Ange au gilet rouge

Il fallait peu d’espace à Pierre Autin-Grenier (un quart de page tout au plus) pour envisager un décor, un climat, un personnage, une énigme. Ainsi l’ange du titre... Il existe bien sûr. Il a même dû, un temps, voler, planer, s’amuser à passer en rase-mottes au-dessus des ronces avant de faire entendre ses cris (“une sorte de hurlement hybride”) dans le silence d’un soir.

« Ce soir-là, voyant rentrer notre rouquin encore plus blême que de coutume, son brûle-gueule tel un brasier en travers la mâchoire et l’œil égaré, on avait vite saisi que la situation n’était pas nette. Il gagna cependant son banc sans mot dire. Tendit son écuelle, fit chabrot et la vida d’un trait. Levant le nez pour s’essuyer la moustache d’un revers de manche et découvrant nos regards inquisiteurs, c’est alors qu’il lâcha, terrorisé : on écorche quelque chose du côté des collines ! »

Le cri, première des huit nouvelles qui composent cet ensemble (publié une première fois aux éditions Syros en 1990) s’attache à déceler, à renfort de lanternes, d’affûts, de marches dans les broussailles et de peur au ventre ce qui réellement se cache derrière ce “quelque chose” qu’on “écorche” dans la nuit.

L’auteur, qui aimait s'assoir à sa table de mémoire, au fin fond de la Friterie-Bar Brunetti, reprend ici des chemins qui lui sont familiers et que l’on sillonnait déjà dans ses premiers livres, notamment dans Jours anciens (Éd. L’Arbre, 2003) et Histoires secrètes (La Dragonne, 2000). Ces chemins se transforment volontiers en sentiers puis en rigoles ou travées qui mènent aux frontières de l’étrange et du fantastique, pas loin parfois d’un univers que n’aurait pas désavoué l’un de ses ex-voisins du Vaucluse, André de Richaud, au creux d’un monde obscur et primitif où Autin-Grenier s’était aménagé un secret et très personnel pied-à-terre. Il pouvait, retour du Grand Café où il avait ses habitudes, y donner rendez-vous à des barbares ou à des banlieusards, y croiser des fantômes ou des déménageurs, y porter des valises chargées d’air pur ou y cacher une moto volée...

« Rien de mieux qu’une moto ! Albert Londres avait une moto, Hemingway aussi, Blaise Cendrars et Henry Miller, même Bernanos avait une moto, on m’a dit ! »

Il pouvait surtout, dans ces lieux où le temps semble s’être arrêté un jour de drame familial ou de mort bancale, donner libre cours à ses penchants sombres en les ponctuant d’une dérision salutaire, prompte à relativer ces débuts de blues en perçant d’une simple pointe d’épingle (et d’humour) les encombrantes baudruches du désespoir.

« J’ai tué mon père en cinquante-deux. Eu égard à mon jeune âge, cela ne tira pas à conséquence pour moi. La flèche serait partie seule en somme, c’est le ressort de l’arbalète qui, par hasard, aurait lâché... C’est ce qu’on dit. Tout le monde, au village, s’accorda pour penser que nous ne sortions pas du fait-divers, certes tragique mais, somme toute, ordinaire. L’enterrement fut de haute tenue, notre famille fit preuve d’un esprit de corps peu commun... »

L’Ange au gilet rouge, surpris en train de battre la campagne, nous permet de suivre  quelques unes des histoires peu communes d’un clown triste qui attend - huit fois de suite - le dernier moment (et la dernière phrase) pour chausser ce fameux nez écarlate en plastique qui  fera toujours - quoiqu’il lui en coûte - préférer la pirouette aux larmes.

Pierre Autin-Grenier : L'Ange au gilet rouge, L'Arpenteur / Gallimard.

Un bel hommage est rendu à Pierre Autin-Grenier dans le n° 162 de la revue Décharge. Casimir Prat, Louis Dubost, Colette Andriot, Jean-Louis Massot (qui vient de rééditer Chroniques des faits aux Carnets du Dessert de Lune), Thomas Vinau, Georges Cathalo, Claude Vercey et Jacques Morin évoquent l'homme, l'ami, le chroniqueur, l'écrivain qui  a faussé compagnie à tout son monde en avril dernier.

vendredi 27 juin 2014

Un truc très beau qui contient tout

Pour Jack Kerouac, qui le rencontre pour la première fois en décembre 1946, Neal Cassady est d’abord ce jeune type venu du Colorado (où il est « né sur la route, dans une bagnole ») qui écrivait à leur ami commun, Hal Chase, étudiant à l’université Columbia de New York, des lettres qui passaient de main en main. Tous découvraient avec surprise une écriture originale. Celui qui les rédigeait, « jonglant jusqu’à épuisement avec le langage », débarquait dans leur vie auréolé d’une réputation particulière. Il avait, disait-on, déjà volé cinq cents voitures et séduit autant de femmes. C’était, depuis ses quinze ans, un as du billard, un parfait tricheur aux cartes, un footballeur multipliant les passes en pleine course, un gigolo à ses heures perdues et un conducteur adepte des virages les plus serrés. Orphelin de mère, il vivait dans la rue avec son père, un clochard alcoolique. C’était également un grand lecteur, familier des bibliothèques. Il désirait devenir écrivain, tout comme ceux qui le lisaient. Ce que tous cherchaient confusément, la fougue, la spontanéité, la révolte contre l’Amérique consumériste et l’utopie, le rêve, l’envie des grands espaces, ils le trouvaient réunis de façon magistrale dans ces lettres fulgurantes. Celui qui donnait de ses nouvelles en conduisant son texte à cent à l’heure vivait bien plus intensément qu’eux.

« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure. »

En 1944, Neal Cassady a dix-huit ans. Il est incarcéré à la maison de correction de Buena Vista, Colorado, suite à un énième vol de voiture. Il travaille à la laiterie, ce qui lui permet de bénéficier d’une remise de peine (de cinq jours par mois), et écrit régulièrement à Justin Brierly, un avocat et professeur d’anglais de Denver qui a aidé de jeunes adolescents délinquants à aller étudier à Columbia. Il lui décrit son quotidien, s’arrête sur les livres lus, parle de ses projets et passe déjà d’un sujet l’autre avec une virtuosité qui ne fera que s’affirmer et qui va bientôt impressionner Kerouac. Celui-ci est fasciné par cette écriture concise et rapide, par le flux très prenant qui s’en dégage, par la rareté de la ponctuation et la vie impulsée phrase après phrase par celui qui, curieusement, semble toujours minimiser l’impact de ses lettres. Il veut encore améliorer la percussion de son texte, coller à la réalité, accorder ses mots à sa pensée en gagnant toujours un peu plus en cadence. Ses considérations sur l’écriture amènent Kerouac (qui essaie justement de tendre vers un monologue plus soutenu) à revoir sa manière. Ce que lui révèle le futur héros (le Dean Moriarty) de Sur la route est inestimable. Pendant des mois, il s’entraîne à augmenter son débit de parole et à tenir son imagination en alerte pour que naissent en son être profond des sensations jamais encore détectées. Il parvient ainsi à ce « parlé phrasé » qui lui sera propre, avec adéquation parfaite entre respiration du texte et tempo syncopé du be-bop (tous deux vénèrent le jazz).

« Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs de même acabit. »

Les lettres de Neal Cassady publiées par les éditions Finitude sont adressées tant à ses amis écrivains (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, John Clellon Holmes) qu’à ses femmes (il se marie trois fois durant les six années ici évoquées). Elles dressent un véritable autoportrait du personnage le plus mythique de la Beat Generation. Son charisme, son hyperactivité, son constant besoin de transgresser les bonnes manières, sa révolte, sa soif de liberté, son appétit sexuel quasi insatiable, son feu intérieur, son besoin de bouger, de voyager, son addiction aux drogues, ses galères, son travail de serre-frein aux chemins de fer, ses séjours au Mexique, ses haltes vitaminées chez les Burroughs, sa sensibilité et ses moments dépressifs sont autant de lignes de force développées avec fougue et réalisme.

 Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.

« J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres : toujours à la première personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une confession. » (Jack Kerouac)

Neal Cassady : Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950, traduit et présenté par Fanny Wallendorf, éditions Finitude.

vendredi 20 juin 2014

Histoire d'un éléphant fougueux

La biographie que Jonathan Coe a consacré à B.S. Johnson, l’auteur d’Albert Angelo et des Malchanceux, a été publiée par les éditions  Quidam il y a quelques années. Le livre, aussi imposant que pouvait l’être, physiquement, Johnson lui-même, est une mine pour qui veut découvrir cet écrivain hors normes.

En quelques 500 pages, Jonathan Coe va à la rencontre d’une œuvre qui l’interroge et qui le fascine tout en cherchant à comprendre et à suivre le parcours de celui qui l’a conçue. Il procède de façon méthodique et scrupuleuse, revenant d’abord sur chacun des sept romans de l’auteur et montrant, lettres et extraits du journal tenu par Johnson à l’appui, que le refrain obsessionnel de celui-ci, « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges », va guider toute sa vie. Se méfiant de la fiction, il veut que son texte colle à la réalité et y puise sa force.

Cette vision très stricte du travail littéraire n’exclut pas les innovations formelles. Johnson, fervent lecteur de Joyce et de Beckett (qui présenta d’ailleurs, en 4ième de couverture, l’édition de poche anglaise de Christie Malry règle ses comptes), pourfend le roman traditionnel et n’hésite pas à le désacraliser en trouant par exemple quelques pages d’Albert Angelo (pour que le lecteur impatient puisse découvrir, à travers ces trous, ce qui va se passer un peu plus loin) ou en concevant Les Malchanceux en chapitres volants et interchangeables.

Jonathan Coe souligne également, avec justesse, ce qu’il y a de restrictif dans la démarche de Johnson. Celui-ci regorge d’énergie. Il a le cerveau en grande ébullition. Il a, en lui, des chevaux qui ne demandent qu’à se libérer. La fiction qu’il refuse pourrait peut-être ouvrir ces vannes qu’il s’évertue à maintenir fermées. Et qui causent de sérieux dégâts psychologiques. Cet homme qui se limite ainsi pour faire valoir un parti pris intransigeant mais sincère se brûle et tombe périodiquement en dépression.

Outre ce côté restrictif, Coe évoque les contradictions qui traversent l’homme. Epris de vérité, il se trouve parfois confronté à des expériences irrationnelles et mystiques, trouvant sur sa route livres et personnages qui deviennent peu à peu ses démons.

La force du livre que propose Jonathan Coe tient au tissage minutieux qu’il crée en reconstituant le puzzle d’une vie en 160 fragments très documentés. Pour ce faire, il s’est déplacé, a refait, trente ans plus tard, certains des trajets empruntés jadis par l’auteur de Chalut ou de R.A.S. Infirmière-Chef. Il est allé à la rencontre de ses proches. Il a interrogé des écrivains (entre autres John Berger). Il a croisé leurs regards et témoignages pour percer les mystères d’un écrivain secret et terriblement attachant. Tout cela, Coe le fait avec empathie et lucidité.

Il redonne ainsi vie à un être fougueux, perpétuellement en colère (souvent contre lui-même), souffrant de son image physique (108 kilos et un constant besoin de sucreries), proche de la classe ouvrière, n’ayant jamais oublié son évacuation de Londres – se trouvant très jeune séparé de ses parents – durant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant sans cesse ses premiers échecs amoureux, travaillant comme un forcené (romans, poèmes, critiques, correspondances, journal, textes pour la télévision et le théâtre), ne faisant relâche que quelques heures par semaine pour supporter l’équipe de football de Chelsea et se rendre au pub.

Les dernières pages de cette biographie intense et réussie s’intéressent au destin de B.S. Johnson. On se doute, dès le début, que cela finira mal. Que cette fougue trop intériorisée ne peut qu’anéantir un être profondément humain et qui n’aspirait sans doute pas à autre chose qu’à vivre une vie familiale paisible doublée d’une vraie reconnaissance littéraire.

Le 13 novembre 1973, à quarante ans, à bout de force, incapable de retravailler un texte en cours, supportant mal le décès de sa mère, seul dans sa maison désertée depuis quelques jours par sa femme et ses enfants qui, craignant les effets violents dictés par la dépression et l’alcool, ont préféré trouver refuge chez des amis, B.S. Johnson met fin à ses jours. Il se fait couler un bain, s’enfonce dans la baignoire, reproduit les gestes tranchants de Pétrone et laisse près de lui une bouteille de cognac et une carte où il note : « Ceci est mon dernier mot. »


 Jonathan Coe : B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, (traduit de l’anglais par Vanessa Guignery) Éditions Quidam.


jeudi 12 juin 2014

Animales

L’étonnement qui semble animer en permanence Pierre Drogi est déroutant et stimulant. Il le renouvelle de page en page avec subtilité, offrant à la poésie ce qu’on est parfois en droit d’en attendre : du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets. Il se frotte au monde extérieur. Touche des yeux la martre et le renard. Se sent démuni face à l’oiseau. Un peu décontenancé par le regard de la hulotte mais heureux de pouvoir néanmoins l’imiter en privé. C’est un adepte du contre-pied. Un virtuose du coq à l’âne assumé.


« joué à l’homme
- à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »

Tout ce qui respire, bouge, s’anime (un arbre, un animal, une rivière ou un être, une conscience, une parole, etc) noue une relation avec son double, son contraire ou son semblable mais ceci ne s’érige pas pour autant en vérité immuable. L’imaginaire apprécie la surprise et aime la provoquer. L’imprévu guette au carrefour. Il peut ainsi arriver qu’un distrait en virée dans un chemin de terre enfile des digitales en guise de gants, ou qu’un soir d’orage un chien fidèle rapporte une boule de feu à son maître, ou que des « oisifs en partance dans un ciel déserté » surprennent et rejoignent dans les vallons « des rouleaux de lièvres » en liesse. Il peut tout aussi bien advenir qu’un mot en appelant un autre puis un autre voit rappliquer sur la page celui qu’il n’attendait pas. Cet heureux contretemps va, incidemment, faire bifurquer le poème en le propulsant dans un monde onirique où fleurs, lumière, sauterelles et bottes du pêcheur égaré (par exemple) scelleront l’instant en apportant chacun sa part de rêve et de réalité. Le matériau reste très friable. Drogi le manipule en conséquence.

« les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) qui coule cache et délivre une moisson d’étranges bulles ? »

Les suites et séquences qui composent Animales s’entrelacent et réservent de multiples surprises. Il y a là un souffle, un ton, une légèreté qui tiennent tout à la fois de l’aérien et du terre-à-terre. Ce que Pierre Drogi détecte niche souvent dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand. Ce sont goutte de rosée ou forêt, libellule ou gros gibier. Il considère, à juste titre, que tout ceci (et mille autres signes précis, visibles ou pas) participe au foisonnement des vies en cours, simultanément, dans des lieux proches, et que les uns, les unes, les autres ne cessent de se frôler, de se toucher, voire de s’interpénétrer sans s’en douter. Il cherche (et trouve et rassemble) des traces de connivence. Il en saisit les contours flous, devine leur fantaisie et les cale dans son livre à ciel ouvert.

« le roi est un corps / il est nu. sur la prairie rase rouge / de belettes / avec bouleaux et saules / encagés. »

 Pierre Drogi : Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune, Le clou dans le fer.